Faut-il encore protéger les gouvernés de l’ignorance ?

28.04.2020

     par Arezki Derguini

 

Dans la culture dominante (occidentale et naturaliste), l’on a coutume de séparer nature et société, de réserver la nature aux non-humains et la société aux humains pour donner la première à l’objectivité et la seconde à la subjectivité et soumettre en définitive la politique à la Science et les scientifiques à la finance.

 

La culture occidentale repose sur une opposition du savoir et de la société, elle fait du savoir (et de l’expérience) le monopole d’une classe et de l’ignorance (de la croyance) le lot de la société. Elle a conquis le monde en expropriant les sociétés de leur savoir, en l’objectivant et le privatisant. Son partage du savoir (humain et objectif) le réserve à une classe et le sépare du travail humain. Elle fabrique aujourd’hui des populations inutiles, la valeur ajoutée devenant toujours plus le fait des non humains. Situation explosive. Les chefs de guerre réussiront-ils encore une fois à mobiliser les troupes derrière eux ? La construction d’une paix durable suppose une sortie du modèle culturel naturaliste, du modèle social de classes, en démonopolisant le savoir et en redistribuant le pouvoir entre humains et non-humains. Les citoyens ne sont pas ignorants, ils sont privés d’un savoir qui devrait être le leur.

La compétition des systèmes sociaux

La crise épidémique est l’occasion d’une mise à l’épreuve des systèmes sociaux sur lesquels s’appuient les systèmes de gouvernement. J’ai déjà soutenu ailleurs que la compétition internationale était fondamentalement une compétition des systèmes sociaux. La crise épidémique la met bien en évidence. La compétition internationale classera les sociétés selon leur capacité à développer une circulation des biens et des personnes et à contrôler celle du virus. Autrement dit leur aptitude à gérer leurs flux, à ne pas faire de la technologie l’instrument de domination de la société, mais un de ses modes d’organisation, et finalement à séparer les deux circulations, à réduire celle qui peut nuire et à libérer l’autre. Le virus fait irruption dans le gouvernement de la circulation des biens et des personnes, il met à l’épreuve un tel gouvernement, la qualité des interdépendances sociales, entre dominants et dominés et au sein de chacune des deux catégories. Il met à l’épreuve le rapport de la technologie à la société. Il met à l’épreuve le besoin d’État, la capacité de l’État à y répondre et la capacité de la société à y faire face. Il met en évidence la dépendance sur laquelle on a compté (dépense publique), mais sur laquelle on ne devait pas compter (car financée par un revenu non durable), celle sur laquelle on devait compter, mais à laquelle on a renoncé. La réussite ou l’échec dépendront de la justesse ou de la fausseté des calculs qui auront été faits. La résilience dépendra de la capacité à retrouver les dépendances sur lesquels on doit toujours compter. Les crises climatiques et sociales annoncent de nouveaux chocs, sur quelles interdépendances pourra-t-on compter ?

L’hégémonie occidentale risque de subir de nouveaux revers, principalement en Extrême-Orient et en Afrique. Avec le choc épidémique, l’efficacité économique et la cohésion sociale du monde libéral occidental s’appuyant sur un darwinisme social vont dévoiler leur envers : la faible résilience du tissu social et la défiance sociale. La vie sociale et économique y souffre d’un défaut de coopération spontanée, la mise hors circuit d’un certain nombre d’institutions abandonne les individus dans leur isolement, à leur vulnérabilité ; la forte spécialisation, ici la fausse spécialisation marchande, ont accru l’efficacité en détruisant la diversité des liens sociaux, en réduisant la résilience des milieux.

En Extrême-Orient, sous régime démocratique, c’est l’infériorité du système social occidental qui sera pointé. Apparaitra une faiblesse à double face : une première en matière de fluidité sociale, une seconde en matière d’incorporation du progrès technologique (les « coûts de transaction » explosent, l’information circule mal). C’est la gestion de l’information qui est au cœur de la gestion des flux. Elle sera d’autant plus performante que la technologie aura été un mode d’organisation de la société qu’un mode de domination extérieure de la société. Si l’on ne peut pas connaître la circulation d’une entité étrangère dans le corps social, l’on ne pourra pas prétendre en faire ce que l’on veut, obtenir sa coopération ou l’anéantir. Et ici le contrôle, la coopération, ne peut être le fait d’une armée professionnelle (militaire et/ou sanitaire) qu’au bout de la chaîne, ils dépendent de la capacité de la société à s’organiser, à gérer l’information à différentes échelles. Le virus passe d’un individu à un autre, la stratégie du cantonnement est une stratégie d’éradication et non d’amélioration des capacités immunitaires de la société. Une société qui ne peut gérer l’information que par îlots séparés ne peut pas faire preuve d’une grande capacité de gestion des flux. Un gouvernement qui prétend gouverner des îlots séparés ne peut pas compter sur une fluidité de l’information, sur une société performante.

En Afrique, l’échec de la civilisation occidentale sera plus patent. Il marquera la faillite des modèles occidentaux dominants. La crise épidémique confronte rapidement les sociétés africaines à l’inapplicabilité des recettes occidentales (le confinement en particulier qui suppose un lourd appareil de dépistage et de traitement) et l’extrême dangerosité de la dépendance extérieure des sociétés africaines. C’est ici qu’émerge la question des modèles alternatifs. C’est ici qu’une brèche s’ouvre pour la Chine pour contester l’hégémonie occidentale. Il reste que la Chine ne pourra pas exporter son modèle trop dépendant de ses propres capacités. Elle pourrait cependant favoriser l’émergence de modèles africains si elle réussit à relativiser sa réussite et celle de ses pays voisins.

Quel système social en régime démocratique ?

Les appareils idéologiques occidentaux veulent contenir la lutte idéologique autour du coronavirus entre régimes autoritaires de type chinois (continental) et régimes démocratiques de type occidental, pour éviter qu’elle se focalise sur le système social en régime démocratique. Ils veulent mettre le monde dans deux cases où la remise en cause du modèle occidental aurait le moins à perdre [1]. On assiste en fait à une confrontation globale entre les sociétés d’Extrême-Orient et celles d’Occident aux travers de leurs systèmes sociaux. La compétition va conforter les voisins de la Chine dans l’idée de la supériorité de leur système social et donc de la Chine d’une certaine façon. Et la Chine va probablement approfondir la démocratisation de sa vie sociale et politique, mais selon des critères non occidentaux.

En Afrique, le confinement menace la majorité de la population qui doit gagner sa vie au jour le jour dans son existence. Le suivisme des autorités africaines va être particulièrement inefficace et douloureux. La crise va affaiblir davantage l’Afrique. La question est de savoir si certaines de ses sociétés arriveront à poser les prémisses d’une éventuelle sortie de la nuit postcoloniale[2]. La nécessité pourrait-elle être mère de l’innovation sociale et politique ? S’inventera-t-on un système social en mesure d’accepter un fonctionnement démocratique combinant résilience et efficacité ?

Système social et régime démocratique, différence et identité

L’opposition empirique entre sociétés démocratiques d’Extrême-Orient et sociétés occidentales montre qu’il ne faut pas confondre régime démocratique et système social. Que c’est la performance du système social, de la société à faire corps, qui fait la viabilité du régime démocratique. Notre thèse est que les anciennes sociétés segmentaires ne peuvent pas adopter un régime démocratique sans avoir défini leur système social. Le régime démocratique occidental résulte d’une stabilisation des rapports de classes au sein de la nation. De manière générale, il a besoin pour fonctionner de rapports de forces stables et équilibrés, d’une dynamique constante de stabilisation, d’équilibrage des rapports de forces. À la base des régimes autoritaires se trouve un rapport de forces déséquilibré, asymétrique que seule la contrainte peut stabiliser. On devine le coût social et financier que constitue une telle contrainte.

À propos de rapports de forces, on peut constater que le pouvoir du nombre dans les sociétés industrielles en général n’a rien à voir avec celui des sociétés non industrielles, qu’il n’est pas le même dans la seconde révolution industrielle et dans l’actuelle. Aujourd’hui la crise de la démocratie représentative s’explique par la décomposition du rapport de forces qu’elle supposait. Un déséquilibre apparait entre le travail et le capital. Le pouvoir de décision échappe désormais au politique. Le capital n’obéit plus au politique, le politique ne peut plus convaincre le capital.

Un fonctionnement démocratique de la société doit donc s’appuyer sur une dynamique équilibrée de différenciation et de composition des forces. Autrement dit un régime démocratique a besoin d’un système social stable. Il faut que les compositions, décompositions et recompositions de forces n’aient nul besoin de violences majeures pour former un collectif solidaire et concurrentiel. Une force étant elle-même composée et composante d’autres forces. Dans le cadre de la composition d’une nation, et d’une mise à plat qui n’en préjugerait pas a priori, nous pouvons définir la nation comme une composition de compositions. La tâche de composition nationale consisterait à stimuler sur un même plan la formation de forces (capacités) en mesure de composer une force nationale et de stabiliser leur dynamique de composition.

Il faut donc faire une distinction entre les régimes politiques et les systèmes sociaux. Ce qui fait la différence entre les systèmes sociaux européens ce n’est pas la division de classes, mais les rapports entre les classes sociales, autrement dit les traditions de classes – lorsque celles-ci existent – qui varient d’une société à une autre. Et ce sont encore ces traditions de classes (ou de stratification sociale) qui font la différence avec les systèmes sociaux d’Extrême-Orient. Toutes développent une différenciation sociale poussée, mais ne fabriquent pas les mêmes rapports de classes. C’est ce qui distingue le système social : fabrique-t-il des classes, de quelles natures et dans quels rapports ? Plus généralement, quelle stratification sociale et quel fonctionnement ?

Pour illustrer cette question de traditions, partons de la distinction reprise par F. Braudel entre la civilisation matérielle du blé et la civilisation matérielle du riz pour comparer les sociétés d’Extrême-Orient à celles d’Occident. Ces sociétés développent un rapport au travail très différent. Pour les premières le travail fait partie de la vie, la machine fait partie de l’homme. Pour les secondes, le travail est le lot de l’esclave, hier humain aujourd’hui mécanique. Il s’agit de s’en libérer en faisant travailler d’autres hommes et en fabricant des machines. On comprend pourquoi l’Occident a pu dominer le monde : il fut le premier à faire de la machine une machine de guerre, interne et externe.

Les sociétés de classes partagent par contre le fait qu’elles ont accordé à une classe le pouvoir de les diriger. La classe supérieure a constitué le modèle idéal. Le guerrier a constitué l’idéal de l’homme occidental. Le bourgeois a dû revêtir ses habits pour prendre sa place, en partant à la conquête du monde avec ses marchandises et ses machines de guerre, et le prolétaire n’a pas pu faire de même avec le capitaliste guerrier. La crise – la dissidence et la désobéissance – intervient quand l’identification ne fonctionne plus, quand le modèle idéal s’effondre. Ces sociétés ont été donc construites par les classes dominantes, c’est dans ce sens que je parle de construction par le haut de la société (la classe dominée obéit, imite et aspire à faire partie de la classe dominante, à s’enrichir) et d’individu-roi, clone du monarque. Elles diffèrent par le degré d’identification et la capacité de la classe dominante à intégrer la classe dominée ou le degré de dissension de la classe dominée à l’égard de la classe dominante et sa capacité à se projeter dans un autre monde que celui de la classe dominante.

Dominations et hiérarchies

Il y a des dominations et des hiérarchies. Je veux distinguer ici entre hiérarchies immanentes et hiérarchies transcendantes, entre sociétés concordantes et sociétés discordantes. La crise mondiale du coronavirus nous y autorise. La compétition idéologique mondiale veut focaliser l’attention sur la lutte des titans et des régimes politiques (Chine-Occident) et non sur les systèmes sociaux, la différence entre les sociétés démocratiques d’Extrême-Orient et sociétés démocratiques d’Occident.

Une société obéissante dans une société de classes est synonyme d’aliénation. La domination de classes n’étant pas en général consentie autrement que par ignorance, méconnaissance (P. Bourdieu). Mais la domination n’est pas toujours entendue dans ce sens négatif. Max Weber qui en fait l’objet central de sa sociologie compréhensive la voit comme une condition de l’intégration. Pensez à l’expression « dominer la nature » par exemple qui de positive (Descartes) devient négative (l’Anthropocène). Il en est de même pour la notion de hiérarchie. Domination et hiérarchie sont les nervures de l’ordre social, qu’elles soient fortement ou faiblement légitimes. En s’en prenant aux notions de domination tout court, de hiérarchie tout court, les sociétés de classes se sont interdit le pouvoir de se réformer profondément. Les sociétés les plus inconséquentes des sociétés de classes ont cru au salut hors de la domination et hors de la hiérarchie, bien qu’elles aient fait du mythe de la domination de la nature leur credo de base. Car hors une chaîne de commandement maîtrisée, pas d’exécution parfaite, hors d’une hiérarchie pas d’ordre possible.

La domination suppose l’obéissance, la hiérarchie une chaîne de commandement. Et l’obéissance ne dépend pas du dominant. Leur fonctionnement a besoin d’une participation active de tous les maillons. Celui qui obéit, qui exécute n’est pas moins actif que celui qui commande. Lorsque celui qui commande et celui qui obéit sont séparés, c’est celui qui exécute qui est confronté à la situation réelle et à ses indéterminations que celui qui commande n’a pu que simplifier. L’impératif militaire « exécute puis discute » peut s’interpréter de manières différentes. Il peut présumer l’exclusion de la dispute, de la discussion, pendant le temps de l’action, donc la distinction des deux temps et pas davantage. La discussion aura son temps et pourra s’incorporer éventuellement le résultat de l’action. Dans la discussion pourra être mis en cause la validité de l’ordre et la justification de la compétence, étant donné la performance ou au contraire renforcer la légitimité de la hiérarchie. Mais si l’ordre déborde le temps de l’action, la règle pourra être le moyen de consolider durablement l’exclusion du débat : « tu discuteras quand tu seras autorisé et tu ne le seras pas ». Il ne faut pas s’étonner donc que l’ordre ne soit pas exécuté de la même manière dans les deux cas. On ne fera pas corps dans le cours de l’action de la même façon, chacun étant pris en compte de manière différente ici et là. Même dans les cas où les hiérarchies souffrent d’illégitimité, l’obéissance n’est pas synonyme de passivité en particulier lorsque la relation se distend entre celui qui commande et celui qui exécute, dès lors que celui qui commande ne peut plus commander qu’à travers de nombreuses médiations et que les situations en viennent à se diversifier ; dès lors qu’une asymétrie d’information est reconnue entre celui qui exécute et celui qui commande. On en appelle alors à la responsabilité (management par objectifs), à la motivation, en outre de la subordination. Les théories de l’agence et des incitations en microéconomie en attestent. Le principal (mandant, propriétaire, actionnaire) doit trouver des moyens d’incitation pour faire respecter les engagements de l’agent (mandataire, gestionnaire) auquel il a confié le travail parce qu’il bénéficie d’une asymétrie d’information. Il sait ce que le mandant ne peut savoir de manière directe.

Sur quelles bases construire notre système social ?

Les sociétés africaines ne pourront pas compter sur leur revenu marchand et sa redistribution pour faire face à la massive réduction de l’activité économique et à la réduction drastique du niveau de vie que va entraîner la crise épidémique. L’État ne pourra pas non plus organiser la société pour réduire de tels effets sur la vie économique et sociale. Il aura de la peine à se préserver lui-même. La société doit en appeler à d’autres ressources. Il faut que les collectivités puissent s’organiser, redéployer leurs efforts autour de leurs activités vitales, pour minimiser les effets de la crise et remettre en chantier des activités autrefois déclassées par les importations massives. Sans cette capacité locale d’organisation, on ne peut pas prévoir jusqu’où l’état des choses peut empirer.

Pour aller plus loin, nous allons ici distinguer entre deux types de sociétés. La guerre (la sécurité de la société) est au cœur de la construction de la société, la société s’organise autour de cette activité. Certaines sociétés ont érigé une fonction guerrière qu’elles confient à une classe (G. Dumézil, G. Duby). D’autres ont fait de la guerre un moment de leur existence (les sociétés dites segmentaires), plutôt que la fonction d’une classe. Je parlerai de sociétés guerrières pour définir les sociétés qui au départ de la différenciation sociale attribuent la fonction guerrière à une classe et de sociétés non guerrières pour celles qui s’en sont abstenues. La fonction guerrière s’y effacera aussitôt la guerre terminée. La différenciation sociale et l’universalisation du modèle des sociétés guerrières (l’État westphalien) aidant, se généralisera la fonction guerrière dans toutes les sociétés nationales. Toutes disposeront d’une armée. Ainsi, l’Armée de Libération nationale sera la réponse de la société algérienne à l’occupation coloniale.

De la différence entre les deux types de sociétés (segmentaires et de classes), il n’en restera pas moins un ordre social différent. Avec la domination mondiale de l’État westphalien, la différence ne pourra plus s’effectuer sur la base de l’existence ou l’inexistence d’un corps particulier en charge de la fonction militaire, elle portera sur la nature des hiérarchies sociales : hiérarchies fonctionnelles souples ici et hiérarchies de classes rigides, formelles, là. Ce que je veux dire en simplifiant beaucoup, c’est que dans les sociétés anthropologiques non guerrières c’est toute la société qui se transforme en armée quand la guerre entre en scène. C’est que même disposant d’une armée de professionnels, son efficacité ne pourrait suffire (voir les standards dominants) si une résilience importante ne venait pas à son secours. La défaite d’une armée peut signifier la reddition complète d’une société quand la société remet entièrement la fonction de sécurité à une armée, mais pas quand la société pense que c’est une arme qui a été défaite et non elle-même. Pour aller vite, quand le coronavirus fait irruption à Taiwan c’est toute la société qui fait corps discipliné et non la simple partie spécialisée, la simple armée des soignants et agents de sécurité.

On distinguera donc domination réelle (d’un corps sur ses parties qui suppose en retour adhésion des parties au corps : double perspective) et domination formelle (unilatérale), dans le sens où la société développe ou pas une certaine capacité à faire et défaire ses hiérarchies selon les circonstances pour préserver sa cohésion. Efficacité et résilience se complètent dans un cas, elles se limitent, s’opposent, dans un autre. Quand on doit renoncer à une certaine efficacité, on doit pouvoir compter sur une résilience pour se refaire une efficacité. L’efficacité ne doit pas se développer au détriment de la résilience pour ne pas limiter les capacités d’adaptation. Se polariser sur l’efficacité et oublier la résilience c’est diminuer la capacité de résistance de la société aux chocs.

Les sociétés africaines ne partagent ni le même degré de différenciation sociale, ni ne se construisent sur une division fondamentale de classes – une structure sociale duale claire, à l’image de ces sociétés industrieuses et industrielles. Elles ont cependant voulu imiter la construction de la société par le haut de ces sociétés, par importation de l’État westphalien, sans prendre en compte leur dynamique de différenciation. Il manque aux sociétés africaines la base sociale d’une différenciation à l’européenne. Le haut et le bas ne se correspondent pas, ne se répondent pas. Les élites traditionnelles ont été défaites et les nouvelles élites ont imité celles qui les ont vaincues (Ibn Khaldoun). Point d’élite pour conduire une différenciation interne pertinente. Et c’est cette construction par le haut, qui ne disposant pas de ses prémisses, a failli. Au lieu et place d’institutions inclusives, elle a mis en place des institutions extractives (Acemoglu &Robinson). Alors que les sociétés industrieuses vivent sur des traditions historiques, les sociétés africaines défaites par les guerres ont poursuivi la destruction de leurs traditions en les opposant à celles de leurs vainqueurs. La crise épidémique va montrer ce qu’il en coûte à « la poule de (vouloir) marcher comme la perdrix » (proverbe populaire). Il faut entendre tradition non pas au sens péjoratif, tel la définition française quant à ses propres traditions, mais comme l’équivalent d’habitudes sociales de longue durée que l’on ne peut saisir qu’à travers la comparaison des sociétés. La dynamique interne des sociétés marquant plutôt la différenciation des habitudes, leur transformation avec le changement social. La tradition, avec ses rites et ses routines, constitue ce qu’exécute une société sans y penser. La tradition c’est sa génétique. Elle représente sa dimension automatique qu’elle doit repenser et réactualiser périodiquement. Le corps social compte sur des automatismes pour libérer sa pensée, faire face à l’imprévu, améliorer son action (Herbert Simon).

Peut-on se fier à une construction par le bas de la société ?

Mais peut-on se fier à une construction par le bas de la société ? À en croire l’ontologie et l’épistémologie naturalistes[3], cela ne peut pas être le cas[4]. Car la société de classes présuppose un monopole du savoir (de la science et du savoir objectivé) par la classe dominante. Il y a une classe de gens qui sait, qui transcende, domine les lois de la nature et une autre qui croit faussement, est dominée par la nature.

« Que l’homme de la rue ou l’habitant de s campagnes se trompe, cela va désormais de soi – c’est même la seule chose qui fasse l’unanimité parmi les spécialistes. Mais «les gens» font désormais plus que se tromper : ils sont accusés d’être prêts à suivre le premier « démagogue » venu. Ils ont donc besoin de bergers. Et pour dénoncer les «mauvais bergers», tous les coups sont permis puisque « les gens » sont disposés à croire n’importe quoi. »[5]

Ceux à qui s’adresserait notre organisation sociale seraient-ils des ignorants ? Il semblerait que oui, qu’il faille les protéger du savoir, un savoir dangereux, car créateur de désordres, de controverses interminables.

Et pourtant comment une classe du tiers-monde pourrait-elle disputer le monopole du savoir aux classes mondiales qui le dominent ? Il n’y a qu’une seule façon de leur disputer le savoir, c’est de lutter pour sa démonopolisation. Le progrès doit se mesurer par la quantité et la qualité du savoir distribué dans la société. Elle ne pourrait pas accumuler autrement. La seule façon de pouvoir accumuler du savoir pour une société qui ne relève pas des centres mondiaux d’accumulation du savoir, c’est de développer des centres de savoir qui ne soient pas délocalisables parce que suffisamment soudés à l’expérimentation sociale. Un savoir qui soit suffisamment partagé avec la société, qui ne divise pas la société en société savante et en société ignorante, des laboratoires qui visent autant la performance sociale que la performance économique. Bref, il faut revoir le partage du travail et du savoir. Savoir et travail partagé versus savoir d’une classe et travail d’une autre. Savoir immanent au travail versus savoir transcendant le travail.

La crise de la démocratie représentative et l’avenir du travail

On ne peut plus aller à la démocratie en protégeant la société du débat. Les anciennes démocraties y sont allées croit-on par la voie de la lutte des classes. La démocratie ayant toujours été en vérité affaire de propriété et de ses effets. Les anciennes révolutions industrielles ont donné aux travailleurs une plus grande participation dans la production et un pouvoir d’agglomération de leurs forces que les nouvelles révolutions industrielles sont en train de défaire. L’État-providence est en crise : la société ne peut plus décider de la redistribution du revenu, ne peut plus corriger les effets de la distribution de la propriété. Cela explique la crise du système de représentation politique qui n’équilibre plus les rapports de forces. Les nouvelles démocraties doivent compter pour équilibrer leurs rapports, non plus sur la redistribution du produit national, mais sur celle des conditions de la production, la distribution des moyens de production, du savoir matériel et immatériel.

C’est dans cette conjoncture mondiale de crise qui s’explique par une concentration du capital matériel et immatériel et qui n’a plus pour effet un ruissellement des richesses du haut vers le bas de la société, qui permettait une identification de la classe dominée à la classe dominante, qu’une telle politique de redistribution des capacités, du savoir et du pouvoir, a des possibilités de se réaliser. Elle ne va pas contre le cours du monde, elle s’y inscrit.

Il faut changer de postulat, les citoyens ne sont pas ignorants, ils ne sont pas ignorants de ce qui les touche, de ce qui les affecte. Ils peuvent ignorer ce qui les touche de loin, dans le temps et l’espace. Ce qu’ils ont oublié de leur expérience, mais dont ils peuvent se souvenir au besoin. Ils peuvent ne pas se rendre compte de la chaîne de causalité qui les affecte parce qu’ils ne peuvent pas la remonter. Mais en général, les citoyens savent et veulent savoir ce dont ils ont besoin pour se conduire selon leur volonté, quand ils ne sont pas convaincus de leur ignorance par une rhétorique guerrière de classes, quand leurs débats ne sont pas déracinés de leurs conditions d’existence et ne sont pas conduits par la volonté de démontrer leur ignorance. Les citoyens ne sont pas ignorants, ils sont séparés du savoir, privés de l’expérimentation. Leur ignorance tient de la distribution sociale du savoir. Il faut rendre le savoir, la technologie, à l’expérimentation sociale, rendre à la société son expérience, sa construction et non les constituer en monopole d’une classe qui prétendrait dominer le monde naturel et social. Le citoyen réel est celui qui est partie prenante de l’expérience collective, du savoir collectif.

Nos pratiques politiques dominantes, celles du parti unique clandestin, ont toujours voulu maintenir le citoyen dans son ignorance, le convaincre que sa volonté de savoir était impossible, voire dangereuse, facteur d’instabilité et de désordres. Elles ont toujours voulu désarmer le savoir des citoyens, ont toujours conduit les débats citoyens dans l’impasse pour réserver leurs préoccupations à des experts. L’Occident critique ce parti ouvertement, mais le soutient clandestinement, car dans les faits il s’efforce d’imposer au savoir social les cadres de l’ontologie et de l’épistémologie naturalistes ; il s’efforce d’instaurer une division sociale de classes. Les pratiques des partis politiques officiels (en vérité satellites) y participent en faisant dans la rhétorique idéologique hors des conditions d’existence réelles, hors la volonté sociale de savoir et de pouvoir. Elles ont voulu convaincre la société que sa vie ne pouvait pas être son laboratoire, que la réflexion sur ses conditions d’existence devait être confiée à une caste de financiers qui elle pouvait savoir à partir des expériences contrôlées qu’elle autorisait.

Pourquoi ne veut-on pas voir les échecs de cette caste qui ne peut pas savoir malgré son pouvoir parce qu’elle vit, expérimente précisément hors des conditions d’existence des citoyens, parce que voyant que la société ne peut pas être son laboratoire – où elle pourrait manipuler ses expériences autrement qu’à son insu, elle les développe dans des laboratoires hors-sol, hors territoire national. Pourquoi ne voit-on pas qu’elle ne peut savoir que ce qu’elle veut et peut pour elle-même ? Il s’agit de savoir alors si ce qu’elle veut pour elle-même vaut pour le monde et/ou la société. Dans nos sociétés dominées, sa démarche extérieure à la société ne pourra s’inscrire que dans celle que veut le monde en essayant d’y amener par la contrainte la société. Si elle peut vouloir pour elle-même, au sein de la société et du monde, on dira que son savoir n’est pas séparé de celui de la société et que celui de la société n’est pas séparé de celui du monde. On dira que ce qui est vrai pour elle l’est aussi pour la société et le monde. Qu’il y ait alors une division du travail, une différenciation sociale, de plus importantes médiations entre le producteur et son produit, un plus grand travail indirect, ne fera qu’accroître sa performance et sa compétence.

Notes :

[1] Dans le monde occidental, je ferai une place à part aux sociétés scandinaves et à un degré moindre à celles germaniques. On distinguera plus bas entre différentes traditions nationales de classes.

[2] Achille Mbembé, Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée. Paris. La Découverte, 2010, 2013.

[3] Philippe Descola. Par-delà nature et culture. Gallimard. Paris, 2005.

[4] Bruno Latour, Politiques de la nature. La découverte, 1999, 2004.

[5] Stengers, réactiver le sens commun, p. 21. Les empêcheurs de penser en rond, Paris. 2020


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