Financement des campagnes électorales américaines : entre grandeur et misère

Les élections américaines de 2020 sont les plus onéreuses de l’histoire politique du pays. En additionnant les campagnes à la Chambre des représentants, au Sénat et à la présidence, les dépenses totales devraient atteindre 14 milliards de dollars (1). Cette somme constitue plus du double des dépenses des élections de 2016. Malgré la pandémie de la COVID-19 et l’incertitude économique, l’argent sur la table surpasse les deux cycles présidentiels précédents combinés (2).

D’un point de vue partisan, la somme des contributions aux candidats démocrates correspond au double de celle de leurs adversaires républicains, autant dans les courses au Congrès qu’à la présidence (3). En ce sens, les dépenses des démocrates excéderaient de près de deux milliards celles des républicains (4).

Selon les plus récentes estimations, le démocrate Joe Biden devrait recueillir 1 milliard de dollars pendant la campagne, une première pour un candidat à l’élection présidentielle (5). En l’occurrence, l’équipe Biden dominerait autant les contributions des petits donateurs que des grands donateurs par rapport à celle du républicain Donald Trump (6).

L’influence de l’argent est considérable au sein de la politique américaine (7). Le phénomène inquiète de nombreux intervenants qui considèrent que l’accroissement des inégalités pourrait mettre en péril la vitalité démocratique (8). Pour en saisir l’ampleur, il faut s’attarder aux arguments des partisans et des opposants de l’arrêt Citizens United de la Cour suprême.

Comprendre les dynamiques du financement politique

Même pour l’ancien directeur général des élections du Canada, Jean-Pierre Kingsley, le système électoral américain apparaît assez complexe. Une cinquantaine de lois encadre plus de 3 000 élections organisées indépendamment par les administrations de comté. Bien que des milliards soient dépensés en publicité par les candidats, le financement de la démocratie semblerait déficient (9). Toujours selon Kingsley, le désengagement de l’État, autant dans l’organisation des élections que dans le financement des candidats, consolide les inégalités entre citoyen et corporation (10).

Les premières formes d’encadrement du financement électoral aux États-Unis se matérialisent après le scandale du Watergate dans les années 1970. À ce moment, on interdit, entre autres, aux entreprises et aux syndicats de verser de l’argent directement aux partis et aux candidats (11). Toutefois, en marge de cette nouvelle réglementation, les personnes morales, comme les citoyens, peuvent toujours former des comités d’action politique (PAC). Ces comités peuvent faire la promotion d’un candidat sans être liés à sa campagne. Cette pratique est encadrée par la loi et permet des dons annuels limités, mais considérables (12).

Concrètement, il est possible de verser 2700 $ à un candidat présidentiel pendant les primaires ou l’élection générale. À travers différentes dispositions fédérales et régionales, un citoyen peut individuellement dépenser jusqu’à 752 500 $ annuellement, car il peut financer plus d’un candidat, PAC ou parti (15).

Toutefois, depuis 2010, l’arrêt Citizens United protège le financement politique comme forme de liberté d’expression. Le jugement abroge certaines contraintes et favorise l’émergence de nouvelles formes de financement comme le super PAC. En ce sens, les particuliers, les entreprises et les syndicats peuvent verser des fonds de manière illimitée à ces groupes extérieurs (16). Selon le chercheur Anthony Corrado, un citoyen peut donc donner 2700 $ à un candidat, puis donner des millions à un super PAC, qui dévoilera son nom, ou à d’autres entités sans but lucratif qui n’auraient pas à dévoiler son identité (17).

Fondamentalement, pour Kingsley, le système doit contrôler l’argent, sinon c’est celui-ci qui contrôle le système (18).

Exercer sa liberté d’expression par l’argent

À l’élection présidentielle de 2020, les campagnes de Biden et de Trump n’ont pas profité majoritairement de dons de moins de 200 $, mais de grandes contributions, de PAC et de super PAC (19). Les républicains comme les démocrates profitent du système actuel pour lever des centaines de millions de dollars. En 2020, ce sont d’ailleurs les démocrates qui reçoivent le plus de contributions du monde de la finance (20).

L’opinion majoritaire des juges conservateurs dans l’arrêt Citizens United souligne le rôle tout aussi essentiel des entreprises que des citoyens dans le discours démocratique (21). Cet argument philosophique constitue le fer de lance des partisans du statu quo quant au financement des partis politiques. Ces derniers considèrent que le jugement est le dernier rempart de la démocratie contre la censure (22).

En effet, au moment d’entendre la cause de Citizens United, le solliciteur général avait justifié le décloisonnement du financement par une défense contre la suppression du discours public. Il soutenait que de limiter l’expression politique des entreprises pourrait mener à une censure des films et des livres (23). Financés par des intérêts privés, ceux-ci peuvent aussi avoir un impact considérable sur les campagnes électorales (24).

Bien que plusieurs élus démocrates soient en faveur de réformes, en 2020, c’est le Parti démocrate qui profite le plus du « dark money (25) » provenant des super PAC (26). Dans sa plateforme, Joe Biden promet d’encadrer davantage le financement des campagnes électorales. Le pari démocrate était de gagner par tous les moyens possibles pour mettre en œuvre des réformes (27). Pour l’éditorialiste Katrina Vanden Heuvel, les démocrates devront renoncer aux bénéfices du système actuel pour consolider la démocratie américaine (28).

Défendre l’influence du citoyen face à l’entreprise

Dans la dissidence face à l’arrêt Citizens United, le juge John Paul Stevens écrivait que la décision majoritaire mettait en péril l’intégrité des institutions, car une démocratie ne peut pas fonctionner quand ses citoyens croient que les lois sont achetées et vendues au plus offrant (29). Pour les libéraux, l’apparence de corruption serait donc plus dommageable pour la démocratie que la censure, combattue par les conservateurs (30).

L’opinion publique américaine semble tendre vers la vision libérale. En mai 2015, une enquête conjointe du New York Times et de CBS News montrait que 84 % des Américains considèrent que l’argent avait une influence trop grande sur la politique américaine. De surcroît, 85 % croient que des changements fondamentaux au système de financement sont nécessaires (31).

Pour le Brennan Center for Justice, le financement des partis politiques favorise l’accélération d’une déconnexion entre les politiciens et ceux qui les élisent (32). Cet institut bipartisan suggère que le système privilégie les intérêts des grands donateurs, auxquels les politiciens deviennent dépendants, au détriment de l’intérêt public (33). L’organisation propose un financement public qui égalerait les contributions des petits donateurs pour inverser l’influence des compagnies (34).

Si la somme des contributions partisanes aux élections de 2020 a fracassé des records, c’est en partie en raison de l’augmentation du nombre de petits donateurs (35). Selon le Center for Responsive Politics, en amassant 65 millions de dollars en petites contributions, l’équipe de Joe Biden a multiplié par trois la somme de celle d’Hillary Clinton en 2016 (36).

Pour l’éditorialiste Robyn Blummer, la croissance des mouvements « grassroots » (populaires) et des efforts déployés par la société civile pour réformer le système pourrait avoir le potentiel de garantir un gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple (37).

En somme, si l’arrêt Citizens United sur le financement politique divise les conservateurs et les libéraux, la confiance des Américains envers leurs institutions demeure fragile (38). En ce sens, si Icare a brûlé ses ailes en volant trop près du soleil, les républicains et les démocrates pourraient s’interroger sur la portée de leur intensité partisane sur la démocratie.


Philippe Larivière, analyste en formation, École de politique appliquée, Faculté des lettres et sciences humaines,
Université de Sherbrooke


Références: :

(1) SCHWARTZ, Brian, « Total 2020 election spending to hit nearly $14 billion, more than double 2016′s sum », CNBC, 28 octobre 2020, URL https://www.cnbc.com/2020/10/28/2020-election-spen… consulté le 23/11/2020

(2) Ibid.

(3) Ibid.

(4) CENTER FOR RESPONSIVE POLITICS, « 2020 election to cost $14 billion, blowing away spending records », 28 octobre 2020, URL https://www.opensecrets.org/news/2020/10/cost-of-2… consulté le 23/11/2020.

(5) MCMINN, Sean, « Money Tracker: How Much Trump And Biden Have Raised In The 2020 Election », NPR, 22 octobre 2020, URL https://www.npr.org/2020/05/20/858347477/money-tra… consulté le 23/11/2020.

(6) Ibid.

(7) BRENNAN CENTER FOR JUSTICE, « Big Money in Politics », 2020, URL https://www.brennancenter.org/issues/reform-money-… consulté le 23/11/2020.

(8) EDITORIAL BOARD, « More Money, More Problems for Democracy », New York Times, 1er février 2020, URL https://www.nytimes.com/2020/02/01/opinion/sunday/… consulté le 23/11/2020.

(9) DYER, Evan, « Is American democracy suffering from an overload of politics? », CBC, 22 novembre 2020, URL https://www.cbc.ca/news/politics/us-presidential-e… consulté le 23/11/2020.

(10) Ibid.

(11) LEBOEUF, Sophie-Hélène, « Financement politique aux États-Unis, le nouveau Wild West », Radio-Canada, 13 février 2016, URL https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/762251/campag… consulté le 23/11/2020.

(12) Ibid.

(13) Ibid.

(14) Ibid.

(15) Ibid.

(16) DYER, Evan, op. cit.

(17) LEBOEUF, Sophie-Hélène, op. cit.

(18) DYER, Evan, op. cit.

(19) MCMINN, Sean, op. cit.

(20) ZARROLI, Jim, « Wall Street’s Big Money Is Betting On Biden And Democrats In 2020 », NPR, 17 août 2020, URL https://www.npr.org/2020/08/17/902626429/wall-stre… consulté le 24/11/2020.

(21) BOSSIE, David, « David Bossie: Supreme Court ‘Citizens United’ decision still protects the First Amendment 10 years later », Fox News, 21 janvier 2020, URL https://www.foxnews.com/opinion/supreme-court-citi… consulté le 24/11/2020.

(22) Ibid.

(23) Ibid.

(24) Ibid.

(25) SEITZ-WALD, Alex, « Democrats used to rail against ‘dark money.’ Now they’re better at it than the GOP », NBC News, URL https://www.nbcnews.com/politics/2020-election/dem… consulté le 24/11/2020.

(26) Ibid.

(27) Ibid.

(28) VANDEN HEUVEL, Katrina, « Time for Democrats to Drain the Real Swamp », Washington Post, 24 novembre 2020, https://www.washingtonpost.com/opinions/2020/11/24… consulté le 24/11/2020.

(29) DYER, Brian, op. cit.

(30) Ibid.

(31) BIPARTISAN POLICY CENTER, « Campaign Finance in the United States: Assessing an Era of Fundamental Change », 2018, 11, URL https://bipartisanpolicy.org/wp-content/uploads/20… consulté le 24/11/2020.

(32) BRENNAN CENTER FOR JUSTICE, « Public Campaign Financing », 2020, URL https://www.brennancenter.org/issues/reform-money-… consulté le 24/11/2020.

(33) Ibid.

(34) Ibid.

(35) GRATZINGER, Ollie, « Small donors give big money in 2020 election cycle », Center for Responsive Politics, 30 octobre 2020, URL https://www.opensecrets.org/news/2020/10/small-don… consulté le 24/11/2020.

(36) Ibid.

(37) BLUMMER, Robyn E., «Column: Making small money bigger », Tampa Bay Times, 8 mars 2013, URL https://www.tampabay.com/opinion/columns/column-ma… consulté le 24/11/2020

(38) GALLUP, « Confidence in Institutions », 2020, URL https://news.gallup.com/poll/1597/confidence-insti… consulté le 24/11/2020.


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