France / Valeurs actuelles, Emmanuel Macron, Benjamin Stora et nous

par Emmanuel Alcaraz *

Une analyse sur les extrêmes droites en France, l’immigration et la mémoire de la guerre d’Algérie.

Quel est ce quotidien qui, en une semaine, sort une entrevue avec le président Macron sur l’immigration et un numéro spécial intitulé «l’Algérie française : les vérités interdites ?» Il s’agit de Valeurs actuelles, journal fondé en 1966 par le sénateur du CNI (Centre national des Indépendants), Raymond Bourgine, ferme soutien de Jean-Louis Tixier Vignancour. Sous-secrétaire d’Etat à l’information du régime de Vichy, le célèbre avocat a défendu l’écrivain antisémite Louis-Ferdinand Céline, le général Salan, le chef de l’OAS, et le lieutenant-colonel Bastien-Thiry, auteur de l’attentat du Petit Clamart contre le général, le 22 août 1962.

Ses talents de porte-parole de la cause de l’Algérie française ont valu à Tixier-Vignancour d’être choisi par une coalition réunissant la droite conservatrice et l’extrême droite pour être son candidat à la présidentielle de 1965 face au général De Gaulle. Le secrétaire général des Comités TV (Tixier-Vignancour) n’était autre que Jean-Marie Le Pen. En dépit de ses liens avec l’extrême droite, le conservateur Raymond Bourgine était un patron de presse reconnu de la profession, le fondateur du groupe de presse Valmonde, qui incluait également le Spectacle du Monde, titre qui a disparu. François d’Orcival a succédé à Raymond Bourgine, à sa mort en 1990, en devenant le président du directoire du groupe.

Amaury de Chaunac-Lanzac, vrai nom de François d’Orcival, a été un responsable, dans sa jeunesse, de la Fédération des étudiants nationalistes (FEN), vitrine légale du mouvement Jeune Nation des frères Sidos, qui avaient été condamnés pour collaboration à la Libération, leur père ayant été fusillé. Le plus connu de la fratrie, Pierre Sidos a été un ferme soutien de l’OAS et donnait ses instructions à François d’Orcival pour gérer la FEN, Jeune Nation ayant été dissoute en 1958 par le général De Gaulle. Responsable de la revue de l’organisation étudiante, les Cahiers universitaires, François d’Orcival a été interné pour son activisme d’extrême droite au camp de Saint-Maurice-l’Ardoise. Ayant rompu avec les frères Sidos, il a ensuite adhéré au groupe Europe Action, dirigé par Dominique Venner, ancien engagé et membre de l’OAS métropole, qui a acquis une influence majeure sur la FEN.

Ce mouvement, qui portait le nom d’une revue, professait un racisme biologique dont les cibles privilégiées étaient les immigrés arabes, présentés comme des incarnations du FLN (Front de libération nationale) algérien. Précisons que François d’Orcival a signé la préface du numéro spécial Algérie française et il est l’auteur de tous les éditoriaux principaux de Valeurs Actuelles, titre appartenant aujourd’hui au milliardaire libanais Iskander Safa. Selon le journal Le Monde du 7 octobre 2005, ce dernier a fait partie des milices chrétiennes du cèdre lors de la guerre civile libanaise dans les années 1970. Lié aux réseaux Pasqua, il a participé à la libération des otages français au Liban en 1988 et est un négociateur de contrats pour l’armement français.

Dans ce numéro spécial Algérie française, figure un ancien article de Claude Jacquemart, plume de l’extrême droite, qui dirigeait le journal Charivari et qui a été aussi un ferme soutien de l’OAS. Dans les années 1930, Charivari a mené une campagne diffamatoire ayant poussé au suicide le ministre du Front populaire, Roger Salengro. Sont recyclés tous les poncifs de la mémoire de l’Algérie française sur les pieds-noirs, les harkis avec quelques documents exhumés des Archives montrant des victimes civiles. Bien sûr, les morts célébrés n’appartiennent qu’à un seul camp, celui du colonisateur sans omettre les soldats perdus de l’Algérie française. Bien sûr, il y a une évocation du massacre de Melouza en 1957. Mais, il n’y a rien sur les camps de regroupement de l’armée française avec leur taux de mortalité très élevé. Pour Valeurs actuelles, il y a la bonne guerre menée par l’armée française avec ses supplétifs algériens, abandonnés par le pouvoir gaulliste. Bien sûr, les Algériens auraient dû accepter sans sourciller d’être traités comme des sous-hommes dans le système colonial français. Ce numéro spécial regorge d’erreurs historiques grossières comme celui d’un FLN qui a mené la lutte de libération nationale pour instaurer l’islam radical dans l’Algérie indépendante.

De surcroît, le journal mène une campagne de réhabilitation de l’OAS, qui est une des références des extrêmes droites françaises comme l’a montré Olivier Dard dans Voyage au cœur de l’OAS (Paris, Perrin, 2011). Déjà, François d’Orcival et Alain de Benoist avaient écrit en 1965 un ouvrage Le courage est leur patrie rendant hommage à l’OAS, publié aux Editions Saint-Just, dirigées par Dominique Venner. D’Orcival, Alain de Benoist et Dominique Venner ont, par la suite, constitué avec quelques autres le directoire d’Europe Action, un groupe d’extrême droite, qui s’est séparé des frères Sidos pour opter pour l’abandon du terrorisme, le racisme anti-arabe, le rejet du christianisme et le nationalisme européen. Suite à l’échec de la transformation de ce mouvement politique en parti politique à la fin des années 1960, François d’Orcival a entamé une carrière de journaliste au sein du groupe Valmonde en y gravissant tous les échelons, devenant au passage partisan d’une ligne atlantiste et libérale sur le plan économique, conformément aux orientations du conservateur Raymond Bourgine (1925-1990) qui n’hésitait pas à accorder l’asile aux plumes de l’extrême droite. Celui-ci rêvait de construire un grand parti conservateur français à l’instar des Tories britanniques. En 2004, François d’Orcival est devenu président de la Fédération nationale de la presse française. En 2008, il est élu membre de l’Académie des sciences morales et politiques, au fauteuil d’Henri Amouroux, spécialiste du régime de Vichy.

Pendant la guerre d’Algérie, ces militants d’extrême droite ont cherché, en fait, à instrumentaliser l’affaire algérienne dans le but de renverser la République, tout comme aujourd’hui Valeurs Actuelles instrumentalise la mémoire de l’Algérie française et la question de l’immigration afin de faciliter la victoire d’une alliance entre la droite conservatrice et l’extrême droite par les urnes, la «divine surprise», pour reprendre les termes de Charles Maurras lors de l’avènement du régime de Vichy. Les Européens d’Algérie, dont ils ne se soucient guère en réalité, d’autant plus qu’ils sont vieillissants, constituent pour eux une clientèle politique à instrumentaliser.

En donnant une interview à ce journal, le président Macron avait tout à perdre et rien à gagner. Il affirme vouloir lutter contre l’immigration illégale en réduisant les délais d’instruction des dossiers du droit d’asile ou les abus de l’Aide médicale gratuite, tout en évitant, dit-il, les discours simplificateurs sur l’immigration. Il déclare que le voile ne fait pas partie de la civilité française. Si le président veut œuvrer à l’émancipation des femmes en France, qui est une République laïque contrairement à l’Algérie, a-t-il choisi le bon media pour cela ? Rappelons que, conformément à sa ligne ultra-conservatrice, Valeurs actuelles avait fait sa une avec la terreur féministe en mai 2019 et que le journal pourfendait la théorie du genre.

Se disant de droite et de gauche, le président Macron veut faire bouger les lignes en adoptant une communication transgressive en s’adressant au lectorat de Valeurs Actuelles, ce qui atteste d’une droitisation du paysage politique français, accélérée par la crise des gilets jaunes en France, choix étonnant pour un président qui, au départ, incarnait plutôt le Marais, à la conjonction des centres. Si le président Macron a jugé bon de s’adresser au lectorat d’un tel journal, ne s’agit-il pas d’un symptôme des évolutions de l’opinion publique française où les partisans de la restauration néo-conservatrice, à l’instar du journaliste Eric Zemmour, auteur du livre, grand succès de librairie, Le suicide français, ont de plus en plus d’influence ?

Qu’est donc venu faire le président de la République française dans cette galère ? Choix étonnant de la part de ce jeune président, présenté par Valeurs Actuelles comme le «président de l’oxymore permanent», qui avait parlé des crimes contre l’humain de la colonisation. Le défunt président Jacques Chirac avait établi un cordon sanitaire entre les Républicains et tous les héritiers du régime de Vichy, sans omettre les nostalgiques de l’Empire colonial perdu et autres «traîneurs de sabre.»

Dans ce numéro, il est bien sûr question de Pierre Laval, dauphin du maréchal Pétain, fusillé à la Libération pour collaborationnisme, et une bande dessinée a même l’outrecuidance de représenter le président de la République française comme le barde Assurancetourix saucissonné à la fête du village des irréductibles Gaulois d’Astérix dont les journalistes de cet hebdomadaire prétendent sans doute être l’incarnation, avec toujours cette obsession celtique. Elle était la marque de fabrique de Jeune Nation qui avait adopté justement la croix celtique, pour concurrencer la croix de Lorraine du général De Gaulle, symbole de la Résistance.

Enfin arrive l’article consacré à l’historien Benjamin Stora, dans le numéro spécial Algérie française. Là nous retrouvons les traditionnels procédés discursifs de la presse d’extrême droite. L’auteur de l’article est un ancien rédacteur en chef du journal de la droite radicale, Minute, et est probablement un émule de François Brigneau, ancien milicien devenu l’éditorialiste vedette de l’hebdomadaire et un des fondateurs du Front National. Dans ce numéro spécial, ce journaliste présente l’historien Benjamin Stora comme le chef de file du club des repentants alors que celui-ci a toujours dit qu’il fallait en rester aux faits, et que le pardon n’était pas du ressort des historiens, conformément aux leçons de son directeur de thèse, l’historien néo-positiviste, Charles-Robert Ageron qui a également formé les historiens Guy Pervillé et Daniel Rivet. Poussant la bassesse jusqu’à parler du physique de notre compatriote, le journaliste reproche à Benjamin Stora d’être le principal conseiller historique des présidents de la République française en mentionnant son passé trotskyste.

Pour comprendre les origines de cette attaque de Valeurs Actuelles contre l’historien franco-algérien, il faut se référer au débat animé par Alain Finkielkraut réunissant dans un face-à-face sur France culture, Benjamin Stora et François d’Orcival le 7 mai 2016. Le choix du 19 mars 1962 comme commémoration de la guerre d’Algérie par le président Hollande est insupportable aux défenseurs de la mémoire de l’Algérie française. Benjamin Stora a été un des partisans de cette date parce qu’elle représente pour lui le début de la sortie de la guerre, le début de la sortie d’un cycle de violences commencé en 1954. A mes yeux, on commémore une guerre lorsqu’elle est terminée, raison pour laquelle je préfère la fête de la jeunesse, célébrée le 5 juillet 1962 en Algérie, ce qui permettrait d’intégrer toutes les victimes et de célébrer l’amitié et la réconciliation entre les jeunes de nos deux pays. Une seule date n’est probablement pas suffisante. Guy Pervillé a, lui, une préférence pour le premier novembre 1954, point de départ de la guerre d’Algérie. Je dirai que chaque historien a sa date. Il appartient aux politiques de trancher.

Que l’on aime ou pas Benjamin Stora, je trouve indigne l’article publié dans Valeurs Actuelles. L’historien a simplement adopté une posture camusienne en cherchant à être un pont entre deux rives. Si les journalistes veulent l’interviewer et si des hommes politiques lui demandent des conseils, ils n’ont subi nulle contrainte. Si cela déplait à certains intellectuels qui considèrent qu’un historien ne doit pas agir en politique, ils n’ont qu’à débattre avec l’intéressé dans l’espace public, selon la tradition médiévale de la controverse universitaire, qui n’est pas la polémique, ni l’insulte avec l’intention de nuire.

Entre le trotskysme lambertiste, inspiré par Pierre Lambert, du jeune Stora et la jeunesse très à l’extrême droite de D’Orcival, le choix est vite fait, d’autant plus que le trotskysme lambertiste, a surtout été un allié de la social-démocratie, en laissant la possibilité d’une autre société plus juste, plus solidaire et plus humaine. Même s’il ne m’a jamais enthousiasmé, Trotski, communiste révolutionnaire ayant lutté pour son idéal au prix de certaines fautes, à l’instar de son choix pendant la révolution d’Octobre pour «la Terreur de masse organisée par la classe révolutionnaire», a été au final une victime du totalitarisme stalinien. Certains Algériens objecteront le lien entre trotskysme lambertiste et messalisme. Mais, c’est une autre histoire. Dans tous les cas, Benjamin Stora est connu dans le milieu académique pour respecter l’autonomie et la liberté de pensée de ses interlocuteurs. En est-il de même pour François d’Orcival et sa fine équipe de Valeurs Actuelles ?

Pour écrire cet article, les sources utilisées concernant Amaury de Chaunac-Lanzac, dit François d’Orcival, de l’Institut, est le livre de l’intellectuel de la droite radicale, Alain de Benoist, Mémoire vive (entretien avec François Bousquet), Paris, Editions du Fallois, 2012 ainsi que des entretiens.

* Docteur en histoire


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>> Le «Hirak», Novembre et Harbi


par Abdelalim Medjaoui

L’ami Daho a retransmis sur son mail ce texte de Mohamed Harbi en ajoutant : «Pour que nul n’ignore /A lire et diffuser le plus largement possible.» (D. Djerbal)

Face à la Déclaration du 1er Novembre 1954

Né de la scission du MTLD, le FLN a contribué à la diffusion d’un modèle de mouvement politique jusque-là inédit. Il a rassemblé une partie de ses militants qui appartenaient à son organisation paramilitaire OS. Il s’est étoffé après l’insurrection, en constituant par le haut un bloc d’élites issu des groupes privilégiés petits-bourgeois et bourgeois, plus ou moins intégrés dans le système colonial et s’appuyant sur une masse émanant de la plèbe urbaine et rurale. Cette alliance imposée par les circonstances s’inscrit dans le cadre de ce que Gramsci appelle : «Une révolution passive, c’est-à-dire, une révolution conduite suivant des modalités faisant obstacle à la formation d’une conscience populaire, nationale, répandue et opérante. Les élites s’appuyant sur l’intervention populaire sans que celle-ci ne pèse sur les objectifs du mouvement».

Les hommes qui ont pris le pouvoir en 1962, qu’ils viennent du maquis ou de l’armée des frontières, ont enfermé la résistance de tout le peuple algérien dans un paradigme, celui de la lutte armée.

L’événement du 1er Novembre, défini hier comme étant l’an 1 d’une révolution, un événement fondateur, peut nous apparaître aujourd’hui comme le prélude d’un régime militaire. D’où plusieurs conséquences telles la négation du conflit social, comme instrument de régulation de la vie politique, la négation de la diversité sociale et culturelle, la trahison des promesses démocratiques. En un mot, la mort du politique et l’absence d’une société civile.

Ce régime militaire s’est approprié la souveraineté sur le pays et sur ses ressources. La plupart des officiers sont convaincus d’être investis d’une mission : rétablir l’ordre et sauver la patrie des idéologies étrangères, «marxisme, nassérisme et baathisme »1. Or «l’ordre dans l’armée, c’est la discipline, le respect des règles disciplinaires et bien sûr l’absence de prise de position et d’engagements politiques»2 autant que de comportements qui, le putsch du 19 juin consommé, sont exigés des échelons inférieurs de l’ANP. Le pouvoir du commandement sera dès lors dictatorial.

Nous assistons aujourd’hui à sa mise en place. C’est à ce pouvoir de prouver que nous nous trompons.

Chacun sait que le FLN n’a été qu’un écran à la militarisation de l’Etat. Chacun sait que l’Algérie est entrée dans la sphère capitaliste en 1830. Elle n’en est jamais sortie. L’ouverture vers le socialisme est mort-née. Le mouvement citoyen «Hirak» est une réaction venue d’en bas contre la dépossession et l’oppression. Quelles que soient ses limites il est aujourd’hui le porteur de nos espoirs. Les revendications démocratiques énoncées en juin 1936 au stade municipal d’Alger au nom de l’Etoile Nord-Africaine par Messali, approuvées par acclamation par l’assistance, face aux leaders du Congrès musulman, partisans du rattachement à la France (Ben Djelloul, Ben Badis, Ferhat Abbas, Dr Saadane, Ouzeggane, Cheikh El Okbi), sont toujours d’actualité.

Mohammed Harbi. 31 octobre 2019

1. Interview de Mohammed Harbi, L’Express du 17/1/2002.

2. Extrait d’un message de l’état-major au GPRA.

Le texte de M. Harbi a été pris en charge par Robi Morder, dans son blog (Cf. encadré plus bas), qui lui-même a trouvé appui, pour démultiplier sa force de diffusion, auprès de Mediapart, à son adresse : https://blogs.mediapart.fr/robi-morder/blog/311019

1er Novembre 1954 : une déclaration de Mohammed Harbi par Robi Morder, Blog. Le Blog de Robi Morder, 31.10.2019

L’événement du 1er Novembre, événement fondateur ou le prélude d’un régime militaire ? L’Algérie entrée dans la sphère capitaliste en 1830 n’en est jamais sortie. L’ouverture vers le socialisme est mort-née. Le mouvement citoyen «Hirak» est une réaction venue d’en bas contre la dépossession et l’oppression. Quelques (sic) soient ses limites il est aujourd’hui le porteur de nos espoirs.

Cette information donnée, je voudrais donner ici mon avis sur son contenu. En m’éclairant à la lumière de l’œuvre de Frantz Fanon et de son livre Les Damnés de la terre en particulier.

N.B. : J’avais adressé à Daho ma dernière réflexion sur l’exclusion de Fanon du champ scientifique français en lui demandant de lui assurer une petite place dans sa revue, Naqd, s’il la jugeait digne de considération. Je réitère ici ma requête…

En ce 65e anniversaire de Novembre, et au soir de ma vie, je voudrais situer cette intervention politico-historique dans la continuité du geste qui m’a conduit de l’université d’Alger à l’ALN sur les bords de la Soummam en Wilaya 3…

Mon intervention sur ces faits et ces hommes (dont M. Harbi) avec qui j’ai partagé les luttes contradictoires, les espoirs et la victoire, je la veux empreinte d’un très grand respect pour eux tous, celui dû à notre glorieuse histoire et aux femmes et hommes qui l’ont tissée… Et surtout, je ne veux pas porter de jugement –ni politique ni moral– sur cette tranche de vie cruciale de notre peuple dont j’essaie d’exposer mon analyse et ma compréhension, vu que je n’ai jamais rêvé avoir l’insigne et rare honneur générationnel d’y être un peu acteur.

1. Le FLN n’est pas né de la scission du MTLD (Mouvement pour le Triomphe des Libertés démocratiques). C’est, tout d’abord, et je m’excuse auprès de nos deux historiens, une petite rectification que je crois nécessaire sur ce point important d’histoire :

Déjà, pour traiter du sujet pour lequel les Éditions Complexe l’ont sollicité en 1984, sous le titre La guerre commence en Algérie, M. Harbi l’a introduit par la même assertion : «Comment, disait-il, ne pas réinterroger le passé du mouvement national pour retrouver les périodes cruciales, celles où un devenir différent fut brisé ? Les conditions d’émergence du FLN, c’est-à-dire la connaissance des causes et des résultats de la scission du PPA-MTLD […] sont de ce point de vue capitales. Selon un mythe longtemps répandu, Novembre 1954 est sorti, armé de pied en cap, du cerveau des fondateurs du FLN. En fait ceux-ci, en sortant le mouvement national de l’impasse, se sont approprié le long passé de lutte des Algériens. »1

Oui, il y a importance capitale à clarifier la question de l’origine du FLN. Comme M. Harbi part déjà d’un acquis d’analyse pour exposer son avis sur l’actualité de notre pays – qu’il exprime en se positionnant «face à la déclaration du 1er Novembre 1954» –, je voudrais d’abord revisiter la période et définir les prémisses de mon commentaire sur ce sujet. Ce sera l’objet de cette première intervention.

J’estime que les faits montrent que le FLN qui a lancé l’insurrection de Novembre est né de l’OS et non du MTLD. Analysons-les.

– L’OS, qu’était-elle ?

Personne ne peut nier qu’elle représentait le cœur de la politique du parti, qu’elle rappelait l’objectif ultime de l’indépendance que le parti a tenu à affirmer, au moment où l’ennemi colonial exigeait de lui une nouvelle concession sur l’idée d’indépendance.

C’est l’«Organisation spéciale» née par la volonté de militants qui avaient beaucoup donné pour cet objectif premier, affirmé par l’Étoile Nord-Africaine (ÉNA). C’est donc l’outil dont le Congrès de 1947 du Parti du peuple algérien (PPA) – notons-le bien – a décidé la création pour concrétiser l’objectif de l’indépendance.

Bien sûr, la bataille électorale est importante car elle permet de mesurer l’audience populaire du parti par rapport à celle des autres formations politiques. C’est pourquoi le Congrès a aussi entériné la création du MTLD comme face légaliste du PPA.

Mais le citoyen qui a le courage de voter MTLD, élit des militants indépendantistes, et non ceux des formations que M. Harbi a réunies entre parenthèses à la fin de son texte.

C’est pourquoi aussi, le pouvoir colonial répond à cette mesure par le bourrage des urnes… quand il n’emprisonne pas ou même tue des militants qui se battent pendant les élections pour protester contre la triche et l’empêcher…

À noter que ce changement de sigle du parti vient après d’autres : on est passé de l’ÉNA au PPA puis au MTLD, avec à chaque fois une pression politique et physique (arrestations, tortures,…) plus grande pour l’abandon de la revendication de l’indépendance qui distingue le parti des autres formations politiques.

Qui étaient ces militants qui réclamaient la création de l’OS ?

Pour le savoir il faut revenir à la guerre de 1939-1945. La France battue et occupée demande aux «indigènes» de ses colonies de l’aider pour sa libération et pour défendre la Liberté. Des «indigènes» algériens nombreux tombent sur les champs de bataille européens. Les élus2 prennent l’initiative de rédiger le Manifeste, autour duquel se réunissent les AML (Amis du Manifeste et de la Liberté), un front «indigène» inédit. Survient alors le lâche complot colonialiste qui aboutit au drame (mai 1945), fermant la lourde herse du château colonial devant tout espoir de «faire la Révolution par la loi», selon les vœux de F. Abbas…

C’est alors que ces militants sont chargés par la direction de ranimer le parti que la terreur avait laissé exsangue et en état de choc ; comme Mohamed Belouizdad, ils ont consumé leur vie – et concernant Mohamed ce n’est pas une clause de style ! – dans cette tâche héroïque…

Ce sont eux qui se sont inquiétés du changement de sigle du parti – condition mise par l’administration coloniale pour que le parti puisse participer aux législatives3 de Novembre 1946. Le changement ayant été décidé par la seule direction, ils pèsent pour convoquer au moins une conférence nationale. Difficilement, un congrès est réuni : il crée démocratiquement l’OS en décidant de lui donner les moyens adéquats, tout en confirmant la création du MTLD comme face légale du parti…

Difficile cohabitation. La répression coloniale aidant (complot de l’OS de 1950, méga-procès qui ont suivi,…), le MTLD – à l’image du plus gros de la portée qui pousse le plus faible hors du nid –, marginalise l’OS, la réprime aussi à sa manière et finit par la dissoudre !

Finalement, le MTLD prend pleinement la place du PPA par des manœuvres organiques : les réunions du Comité central (CC) où est discutée la ligne du parti sont tenues dans la légalité (coloniale) où est inscrit le MTLD, ce qui rend périlleuse et même exclue la présence des clandestins.

Comme celle où Ben M’hidi, très activement recherché, a délégué à sa place Ben Abdelmalek Ramdane, moins visé, pour porter la voix des clandestins : ce dernier – qui n’avait rien d’un «paramilitaire» – expose fermement la ligne politique défendue par ses collègues, avant de vite s’éclipser. L’intervention, beaucoup plus directe et plus nette que celle de Messali que lit le représentant de ce dernier, est reçue dans un silence impavide. Liman tah’ki zabourek ya Daoud ?

Les « OSistes » tels Mostefa Benboulaïd et A. Bensaïd sont bien dans la salle, mais la légalité et la discipline organique les empêchent de s’exprimer… À chaque CC, d’ailleurs, Si Mostefa pose toujours, selon les recommandations du congrès, mais à demi-mot, la question de la «baraka» c’est-à-dire la lutte (armée); de façon dilatoire on esquive le débat pour éviter d’avoir à prendre des mesures concrètes…

De plus en plus appelés «lourds», les hommes de l’OS sont considérés comme une charge dont il faut se débarrasser…Traqués par la police, rejetés par le parti, les intellectuels qui l’animent sont obligés de se réfugier auprès des masses paysannes, dans les campagnes et les montagnes. «Le manteau paysan se referme sur [eux] avec une tendresse et une vigueur insoupçonnées. [Alors], leurs oreilles entendent la vraie voix du pays et leurs yeux voient la grande, l’infinie misère du peuple. […] Véritables exilés de l’intérieur, coupés du milieu urbain au sein duquel ils avaient précisé les notions de nation et de lutte politique, […] ces hommes sont devenus en fait des maquisards. […] Ils comprennent enfin que le changement ne sera pas une réforme, ne sera pas une amélioration. Ils comprennent dans une sorte de vertige qui ne cessera plus de les habiter que l’agitation politique dans les villes sera toujours impuissante à modifier, à bouleverser le régime colonial… »4

Voilà pour ce qui est de l’OS et de son histoire.

Peut-on honnêtement dire que ses animateurs «se sont approprié le long passé de lutte des Algériens» ? S’ils n’avaient pas été au plus dur du front des luttes, s’ils n’avaient pas puisé au plus profond de leurs tripes pour que le parti renaisse de ses cendres dans le Constantinois et ailleurs, le parti aurait-il pu avoir des élus ni même participer aux divers scrutins (législatifs ou municipaux) ?

Et leur vigilance à l’égard du dernier changement de sigle du parti n’était-elle pas nécessaire pour que «restent d’actualité» «les revendications démocratiques énoncées en juin 1936 au stade municipal d’Alger au nom de l’Etoile Nord-Africaine par Messali…» que rappelle M. Harbi en conclusion de son texte ?

Notons que M. Harbi a raison de parler de «revendications démocratiques» qu’a défendues Messali au stade municipal, où il a évité de prononcer le mot «indépendance» qui était La revendication de l’ÉNA, même si tout le stade a «entendu» ce mot. Tel était l’art de Messali ! Mais s’il n’a pas prononcé le mot en ce mois d’août 1936, c’est qu’il savait l’épée de Damoclès pendue sur sa tête : il savait l’ÉNA elle-même menacée d’interdiction, ce qui sera d’ailleurs consommé en janvier 1937.

Dix ans plus tard, surtout après le drame de mai 1945, la vigilance politique envers ce nouveau changement de sigle n’était-elle pas plus que légitime ? Fallait-il oublier le cadre qui seul peut donner un sens aux «libertés démocratiques», l’indépendance telle que définie par le représentant de l’ÉNA au congrès anti-impérialiste de Bruxelles (1927), le Messali Hadj de ce temps-là ?

Il ne fallait pas oublier ce cadre, car l’autorité coloniale est en train, à ce moment, de préparer son cadre à elle pour «décoloniser».

Elle a assisté, impuissante, à la vitalité de la résistance anti-coloniale : en pleine guerre, cette résistance a donné lieu à une «dangereuse» et débordante activité : rédaction du Manifeste début 1943, engouement populaire inouï pour porter ce texte par les AML quelques mois après, et négociations avec le gouverneur vichyste, Pérouton, pour donner au Manifeste un «additif» de mesures concrètes d’application…à mettre en œuvre à la fin de la guerre. Une incroyable avancée ? F. Abbas l’a cru. Il écrit en effet : «Nous savions que si le conflit était réglé entre les colons et nous, la France nouvelle s’en féliciterait et entérinerait purement et simplement nous accords.»5

Début 1944, cette France nouvelle, par De Gaulle, définit à Brazzaville le cadre de sa «décolonisation», avant de remettre les pendules à l’heure coloniale en mai 1945 ! Il n’en démordra pas jusqu’aux négociations d’Evian !

– Venons-en maintenant à la crise du MTLD.

L’épine de l’OS extirpée, plus personne n’évoque le PPA. Le parti, c’est le MTLD.

Je cite encore M. Harbi : «Depuis son retour à la légalité sous l’étiquette MTLD (1946), le PPA est hypothéqué, malgré son dynamisme, par l’absence d’une réflexion positive sur les voies de la révolution. Les querelles internes sur les problèmes de stratégie politique ont abouti à une scission (juillet 1954). Le leader du mouvement, Messali Hadj, minoritaire au Comité central, entraîne derrière lui la majorité des militants. La minorité se range derrière Lahouel Hocine, le chef de file le plus prestigieux des «centralistes». Les militants sont déchirés. L’avenir leur semble incertain…»6

La crise du MTLD est là, bien décrite. Et l’on voit encore que l’OS n’y a pratiquement rien à voir, puisque c’est une explication entre les deux tendances qui restent en présence et en conflit dans le (PPA)7-MTLD.

Non pas que la tendance «centraliste» du MTLD rejette par principe les «moyens extrêmes» préférant les «moyens légaux»8. Mais elle répond aux accusations de réformisme que lui porte Messali pour l’exclure du parti. Elle avance sa stratégie révolutionnaire par une rigoureuse analyse qui emprunte au marxisme : tant au plan des principes (le «gauchiste» et le «révolutionnaire») que des exemples (le Vietnam). Une ligne de défense du nécessaire compromis avec l’occupant…

Ce compromis, Messali le dénonce (il n’est pas le seul, le PCA le rejoint dans la réprobation) dans la collaboration au sein de la mairie d’Alger entre les élus du parti et le maire Jacques Chevalier9…

Ce genre de compromis Fr. Fanon l’a bien analysé :

«Au moment de l’explication décisive, dit-il, la bourgeoisie colonialiste […] entre en action. Elle introduit cette nouvelle notion qui est à proprement parler une création de la situation coloniale : la non-violence. Dans sa forme brute, elle signifie aux élites intellectuelles et économiques colonisées que la bourgeoisie colonialiste a les mêmes intérêts qu’elles et qu’il devient urgent donc indispensable, urgent de parvenir à un accord pour le salut commun.

La non-violence est une tentative de régler le problème colonial, autour d’un tapis vert avant tout geste irréversible, toute effusion de sang, tout acte regrettable. Mais si les masses, sans attendre que les chaises soient disposées autour du tapis vert, n’écoutent que leur propre voix et commencent les incendies et les attentats, on voit alors les «élites» et les dirigeants des partis bourgeois nationalistes se précipiter vers les colonialistes et leur dire : «C’est très grave ! On ne sait pas comment tout cela va finir, il faut trouver une solution, il faut trouver un compromis».

«Cette notion de compromis, précise Fanon, est très importante dans le phénomène de la décolonisation, car elle est loin d’être simple. Le compromis, en effet, concerne à la fois le système colonial et la jeune bourgeoisie nationale. Les tenants du système colonial découvrent que les masses risquent de tout détruire. Le sabotage des ponts, la destruction des fermes, les répressions, la guerre, frappent durement l’économie. Compromis également pour la bourgeoisie nationale qui, ne discernant pas très bien les conséquences possibles de ce typhon, craint en réalité d’être balayée par cette formidable bourrasque et ne cesse de dire aux colons : «Nous sommes encore capables d’arrêter le carnage, les masses ont encore confiance en nous, faites vite si vous ne voulez pas tout compromettre». Un degré de plus, et le dirigeant du parti nationaliste prend ses distances vis-à-vis de cette violence…»10

La mésentente dans le MTLD se résout donc par la scission entre ses deux tendances, faisant qu’à son tour, le MTLD n’existe plus. Dorénavant on parlera de «messalistes» et «centralistes». Le déchirement est humain plus que celui d’appareils… Harbi a raison de dire que Messali entraîne la plèbe des militants, le CC les cadres, même si je ne partage pas le sens qu’il donne au mot plèbe11.

Ce que craignaient les hommes de l’OS est consommé : la dislocation du parti. Là se situait le véritable risque d’appropriation indue du «long passé de lutte des Algériens», mais de perte totale de ce glorieux passé…

2. Et c’est là qu’intervient la solution FLN : pour empêcher le désastre, vingt-deux hommes ont eu le courage de reprendre le flambeau dont une direction incapable de saisir le sens de l’histoire était en train de disperser la flamme.

«Le FLN, dit M. Harbi dans sa déclaration, a contribué à la diffusion d’un modèle de mouvement politique jusque-là inédit.»

Mais l’inédit, ce n’est pas ce qu’il ajoute pour illustrer son idée (et sur quoi je reviendrai).

L’inédit, c’est que ce Front de libération nationale arrive à réunir et à faire agir toute cette diversité en discorde autour d’un objectif, simple et dramatique, indiqué clairement dans son sigle : la libération nationale. C’est le front le plus large et le plus démocratique que le mouvement national ait jamais réussi à même imaginer… peut-être s’en était-il approché un peu dans l’expérience des AML.

« Ce qui assure le succès, dit J. Berque, ce n’est ni la force matérielle, ni des complicités internationales, mais cette aptitude à intégrer. »12

Pour montrer l’originalité et la force du FLN, j’ai le plaisir de m’appuyer sur l’hommage que porte Pablo Neruda qui, dans une de ses odes, au «Sable pur», lui demandant :

«…comment s’accumula, impalpable, ton grain divisé, / Comment, ceinture de la mer, coupe du globe […]/ As-tu joint, face au hurlement des vagues et d’oiseaux sauvages, / Ton anneau éternel, ton unité obscure ?»

Un tel front était nécessaire, car en face l’ennemi était uni. La République impériale était droite dans les bottes de son armée d’Afrique.

C’est une coalition de gauche qui réplique à la Déclaration du FLN du 1er Novembre 1954 : la seule réponse c’est la guerre ! Et pour cela, on vote à l’armée les «pouvoirs spéciaux»… Et quand la droite, avec De Gaulle, accède au pouvoir en balayant le «régime des partis», le poids de l’armée est encore affirmé pour défendre les départements français d’Algérie… Il faudra attendre septembre 1960 pour entendre la protestation de l’intellectuel collectif français contre la guerre, par la voix des 121 ! Les valeurs de 1789 secouaient quelque peu le consensus national qui leur faisait couvrir les graves atteintes qu’on leur portait.

Par sa Déclaration du 1er novembre 1954, face à laquelle se dresse aujourd’hui encore M. Harbi (c’est le titre de son texte), le FLN fait avant tout une offre de paix à la puissance occupante. Écoutons-le :

«Afin d’éviter les fausses interprétations et les faux-fuyants, pour prouver notre désir de paix, limiter les pertes en vies humaines et les effusions de sang, nous avançons une plateforme honorable de discussion aux autorités françaises si ces dernières sont animées de bonne foi et reconnaissent une fois pour toutes aux peuples qu’elles subjuguent le droit de disposer d’eux-mêmes. -. La reconnaissance de la nationalité algérienne par une déclaration officielle abrogeant les édits, décrets et lois faisant de l’Algérie une terre française en déni de l’histoire, de la géographie, de la langue, de la religion et des mœurs du peuple algérien. -. L’ouverture des négociations avec les porte-parole autorisés du peuple algérien sur les bases de la reconnaissance de la souveraineté algérienne, une et indivisible. -. La création d’un climat de confiance par la libération de tous les détenus politiques, la levée de toutes les mesures d’exception et l’arrêt de toute poursuite contre les forces combattantes.

En contrepartie : .- Les intérêts français, culturels et économiques, honnêtement acquis, seront respectés ainsi que les personnes et les familles. .- Tous les Français désirant rester en Algérie auront le choix entre leur nationalité et seront de ce fait considérés comme étrangers vis-à-vis des lois en vigueur ou opteront pour la nationalité algérienne et, dans ce cas, seront considérés comme tels en droits et en devoirs. .- Les liens entre la France et l’Algérie seront définis et feront l’objet d’un accord entre les deux puissances sur la base de l’égalité et du respect de chacun…»

Comme on le voit, il y a un changement total de paradigme.

P. Bourdieu y verrait une révolution symbolique. L’effet Novembre – et c’est encore ce qu’il y a d’inédit dans l’initiative – installe le champ politique national face au champ politique français. Et pour J. Berque, «plus terrible encore est l’insurrection d’un peuple qui s’affirme non pas seulement contre l’Autre – ce n’est là en somme qu’un aspect conjoncturel – mais en dehors de l’Autre : et c’est là sa démarche le plus véritablement décisive. Car il rejette alors non seulement ses parties adultérées, mais la mauvaise conscience qu’elles alimentaient en lui. Ce n’est plus le ressentiment qui l’émeut. C’est une colère fondamentale… »13

Après ces clarifications factuelles et théoriques, je voudrais examiner et analyser la position de M. Harbi telle qu’il l’a développée dans son texte «Face à la déclaration du 1er Novembre 1954 ». Ce sera l’objet d’une autre intervention.

Annexe.

Les hommes de l’OS vus par Fr. Fanon14

«…Dans certaines circonstances […], les masses paysannes vont intervenir de façon décisive, à la fois dans la lutte de libération nationale et dans les perspectives que se choisit la nation future. Ce phénomène revêt pour les pays sous-développés une importance fondamentale ; c’est pourquoi, nous nous proposons de l’étudier en détail.

Nous avons vu que, dans les partis nationalistes, la volonté de briser le colonialisme fait bon ménage avec une autre volonté : celle de s’entendre à l’amiable avec lui. Au sein de ces partis, deux processus vont quelquefois se produire. D’abord, des éléments intellectuels ayant procédé à une analyse soutenue de la réalité coloniale et de la situation internationale commenceront à critiquer le vide idéologique du parti national et son indigence tactique et stratégique. Ils se mettent à poser inlassablement aux dirigeants des questions cruciales: «Qu’est-ce que le nationalisme ? Que mettez-vous derrière ce mot ? Que contient ce vocable ? L’indépendance pour quoi ? Et d’abord comment pensez-vous y parvenir ?» tout en exigeant que les problèmes méthodologiques soient abordés avec vigueur. Aux moyens électoralistes, ils vont suggérer d’adjoindre «tout autre moyen». Aux premières escarmouches, les dirigeants se débarrassent vite de ce bouillonnement qu’ils qualifient volontiers de juvénile. Mais, parce que ces revendications ne sont ni l’expression d’un bouillonnement, ni la marque de la jeunesse, les éléments révolutionnaires qui défendent ces positions vont être rapidement isolés. Les dirigeants, drapés dans leur expérience, vont rejeter impitoyablement «ces aventuriers, ces anarchistes».

La machine du parti se montre rebelle à toute innovation. La minorité révolutionnaire se retrouve seule, face à une direction apeurée et angoissée à l’idée qu’elle pourrait être emportée dans une tourmente dont elle n’imagine même pas les aspects, la force ou l’orientation. Le deuxième processus a trait aux cadres dirigeants ou subalternes qui, du fait de leurs activités ont été en butte aux persécutions policières colonialistes. Ce qu’il est intéressant de signaler, c’est que ces hommes sont arrivés aux sphères dirigeantes du parti par leur travail obstiné, l’esprit de sacrifice et un patriotisme exemplaire. Ces hommes, venus de la base, sont souvent de petits manœuvres, des travailleurs saisonniers et même quelquefois d’authentiques chômeurs. Pour eux, militer dans un parti national, ce n’est pas faire de la politique, c’est choisir le seul moyen de passer de l’état animal à l’état humain. Ces hommes, que gêne le légalisme exacerbé du parti, vont révéler dans les limites des activités qui leur sont confiées un esprit d’initiative, un courage et un sens de la lutte qui presque mécaniquement les désignent aux forces de répression du colonialisme. Arrêtés, condamnés, torturés, amnistiés, ils utilisent la période de détention à confronter leurs idées et à durcir leur détermination. Dans les grèves de la faim, dans la solidarité violente des fosses communes des prisons, ils vivent leur libération comme une occasion qui leur sera donnée de déclencher la lutte armée. Mais dans le même temps, au dehors, le colonialisme qui commence à être assailli de partout fait des avances aux modérés nationalistes.

On assiste donc à un écartèlement proche de la rupture entre la tendance illégaliste et la tendance légaliste du parti. Les illégaux se sentent indésirables. On les fuit. En prenant d’infinies précautions, les légaux du parti leur viennent en aide mais déjà ils se sentent étrangers. Ces hommes vont alors entrer en contact avec les éléments intellectuels dont ils avaient pu apprécier les positions quelques années auparavant. Un parti clandestin, latéral au parti légal, consacre cette rencontre. Mais la répression contre ces éléments irrécupérables s’intensifie à mesure que le parti légal se rapproche du colonialisme en tentant de le modifier «de l’intérieur». L’équipe illégale se trouve alors dans un cul-de-sac historique.

Rejetés des villes, ces hommes se regroupent, dans un premier temps, dans les banlieues périphériques. Mais le filet policier les y déniche et les contraint à quitter définitivement les villes, à fuir les lieux de la lutte politique. Ils se rejettent vers les campagnes, vers les montagnes, vers les masses paysannes. Dans un premier temps, les masses se referment sur eux en les soustrayant à la recherche policière. Le militant nationaliste qui décide, au lieu de jouer à cache-cache avec les policiers dans les cités urbaines, de remettre son destin entre les mains des masses paysannes ne perd jamais. Le manteau paysan se referme sur lui avec une tendresse et une vigueur insoupçonnées. Véritables exilés de l’intérieur, coupés du milieu urbain au sein duquel ils avaient précisé les notions de nation et de lutte politique, ces hommes sont devenus en fait des maquisards. Obligés tout le temps de se déplacer pour échapper aux policiers, marchant la nuit pour ne pas attirer l’attention, ils vont avoir l’occasion de parcourir, de connaître leur pays. Oubliés les cafés, les discussions sur les prochaines élections, la méchanceté de tel policier. Leurs oreilles entendent la vraie voix du pays et leurs yeux voient la grande, l’infinie misère du peuple. Ils se rendent compte du temps précieux qui a été perdu en vains commentaires sur le régime colonial. Ils comprennent enfin que le changement ne sera pas une réforme, ne sera pas une amélioration. Ils comprennent, dans une sorte de vertige qui ne cessera plus de les habiter, que l’agitation politique dans les villes sera toujours impuissante à modifier, à bouleverser le régime colonial.

Ces hommes prennent l’habitude de parler aux paysans. Ils découvrent que les masses rurales n’ont jamais cessé de poser le problème de leur libération en termes de violence, de terre à reprendre aux étrangers, de lutte nationale, d’insurrection armée. Tout est simple. Ces hommes découvrent un peuple cohérent qui se perpétue dans une sorte d’immobilité mais qui garde intactes ses valeurs morales, son attachement à la nation. Ils découvrent un peuple généreux, prêt au sacrifice, désireux de se donner, impatient et d’une fierté de pierre. On comprend que la rencontre de ces militants traqués par la police et de ces masses piaffantes, et d’instinct rebelles, puisse donner un mélange détonnant d’une puissance inaccoutumée. Les hommes venus des villes se mettent à l’école du peuple et dans le même temps ouvrent à l’intention du peuple des cours de formation politique et militaire. Le peuple fourbit ses armes. En fait, les cours ne durent pas longtemps car les masses, reprennent contact avec l’intimité même de leurs muscles, amènent les dirigeants à brusquer les choses. La lutte armée est déclenchée… ».

Notes:

1. M. Harbi, La guerre commence en Algérie, Introduction, p. 5-6.

2. Pour les lecteurs d’aujourd’hui, il faut là une explication, que donne F. Abbas : «À la fin de la guerre, un statut nous fut octroyé […] : la Charte du 4 février 1919 […] Les représentants indigènes étaient désormais élus au suffrage censitaire par un collège spécial. Pour la première fois, les élus du deuxième collège participaient à l’élection du maire, à celle du Conseil général et celle du président des délégations financières. Leur nombre restait fixé au tiers de la représentation des Français d’Algérie. La Nuit coloniale, Julliard, p. 115-116 (éd. ANEP p. 103-104)].

3. A titre indigène. Puis aux municipales d’octobre 1947 qui ont suivi, ce qui a permis au parti d’avoir des représentants élus à ce titre à la mairie d’Alger, dirigée alors par Jacques Chevalier.

4. Fr. Fanon, Les Damnés de la terre, p. 95-96.

5. La Nuit coloniale, ANEP, p. 127.

6. La guerre commence en Algérie, Op. cit., p. 19.

7. Je mets PPA entre parenthèses parce que son cœur indépendantiste fidèle, l’OS, en a été expulsé. Seul le président, Messali, semble un peu justifier le titre.

8. Ce termes sont tirés des résolutions du CC réunies par M. Harbi dans Aux origines du FLN qu’il a édité chez Ch. Bourgois, Paris, 1975, p. 233-250. Ce sont les documents présentés au congrès « centraliste » d’Alger (août 1954). Le livre donne aussi des extraits conséquents du rapport de Messali au congrès « messaliste » d’Hornu (juillet 1954).

9. Ce dernier, dans une série d’articles publiés par L’Écho d’Alger fin décembre 1950, définissant sa politique libérale à la tête de la capitale du pays, affirmait : «aujourd’hui il est plus sûr d’avoir auprès de soi des «demi-rebelles» que des domestiques.»

10. Les Damnés de la terre, Op. cit., p. 47.

11. Fr. Fanon valorise les potentialités révolutionnaires du lumpenprolétariat et des déclassés. Mais sans doute, on n’est pas dans le même monde.

12. Dépossession du monde, Seuil, 1964, p. 161.

13. Dépossession du monde, Seuil, 1964, p. 170.

14. Les Damnés de la terre, Op. cit., p. 94-97.


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