« Il y a en France un désir continu d’empire »

      Entretien · Dans Un empire de velours, l’historien David Todd décrit les mécanismes qui ont permis à la France post-napoléonienne de développer, au milieu du XIXe siècle, une forme d’impérialisme informel. Les ressemblances avec le néocolonialisme des temps modernes, et notamment avec la Françafrique, sont criantes.

Construction de la tour Eiffel en 1888. Le célèbre monument parisien a en partie été indirectement financé par la dette haïtienne.        © Corbis

Et si le néocolonialisme des temps modernes, celui-là même que Kwame Nkrumah qualifiait de « dernier stade de l’impérialisme », avait une histoire de plus de deux siècles ? Et s’il avait connu une sorte de « pré-histoire », ou d’histoire avant l’histoire ? David Todd, professeur à Sciences Po Paris et chercheur associé au Centre for History and Economics à l’université de Cambridge, en Angleterre, n’aborde pas son sujet d’étude en ces termes : en historien, il livre une description froide du passé et ce n’est que dans sa conclusion qu’il procède à une comparaison avec le temps présent. Mais ses lecteurs, eux, sont forcément amenés à se poser ces questions lorsqu’ils parcourent son ouvrage. Quiconque s’intéresse aux relations postcoloniales entre la France et l’Afrique ne peut qu’être frappé par les ressemblances entre ce que Todd nomme l’« empire de velours », une forme d’impérialisme informel développé par la France après la fin de l’empire napoléonien, en 1815, et ce que l’on appelle aujourd’hui la Françafrique, cet « empire qui ne veut pas mourir »1.

À la fois doux et cynique, l’« empire de velours » a été expérimenté par la France durant plus d’un demi-siècle aux Amériques (à Haïti et au Mexique) et dans le nord de l’Afrique (en Égypte et même en Algérie très succinctement). Il s’agissait alors de faire des affaires, d’en tirer des bénéfices (publics et privés), mais aussi d’imposer ses vues, de défendre la place de la France dans le monde et de nourrir une soif de puissance qui n’a jamais quitté les élites françaises, sans pour autant conquérir les territoires et en limitant l’emploi des forces armées. « La France s’est toujours rêvé en empire », constate le chercheur, qui rappelle que l’impérialisme ne se limite pas aux conquêtes territoriales et qu’il peut prendre des formes différentes selon les époques et les pays.

David Todd. DR

Le parallèle avec le néocolonialisme actuel est d’autant plus frappant que cette histoire est relativement méconnue en France, et que la notion même d’impérialisme informel, plutôt banale (« vieillote » dit Todd) dans les pays anglo-saxons, est encore largement ignorée par le monde de la recherche française. Avec ce livre, Todd ouvre un champ d’études inexploré et permet de comprendre que les mécanismes mis en place par la France au moment des indépendances africaines ont une histoire bien plus ancienne qu’il n’y paraît.

Rémi Carayol : Quand on referme votre livre, on a l’impression que le néocolonialisme tel qu’on le connaît aujourd’hui, notamment sur le continent africain, a eu une pré-histoire. D’ailleurs, vous faites le parallèle dans votre conclusion entre ce que vous appelez « l’impérialisme informel » développé au XIXe siècle et ce que l’on nomme aujourd’hui la « Françafrique »… Peut-on parler de « pré-néocolonialisme » ?

David Todd : On peut dire les choses comme ça, même si je n’emploierais pas ce terme. Disons qu’il y a une ressemblance entre les situations. Je pense qu’on ne peut pas exclure une forme de continuité, en ce qui concerne la France en tout cas, dans son rapport avec ses anciennes colonies.

Rémi Carayol : Vous avez titré votre ouvrage « Un empire de velours ». Qu’entendez-vous par là ? Et pouvez-vous définir ce que signifie l’expression « impérialisme informel » ?

David Todd : J’ai choisi ce titre pour deux raisons. Il s’agissait de mettre l’accent sur l’importance du soft power dans cette forme d’impérialisme français, et le velours renvoie à cette notion. Par ailleurs, le velours, qui est à l’époque un produit de luxe fabriqué à partir de tissu de soie, représente l’une des principales exportations françaises. C’est donc une allusion au modèle économique qui sous-tend cet impérialisme informel.

Quant à ce terme, « impérialisme informel », il faut le comprendre par opposition à la notion plus connue d’empire formel, que l’on comprend par le fait d’étendre la souveraineté et de colorier, sur la carte, les territoires conquis. Pour expliquer l’impérialisme informel, le mieux est de citer les inventeurs de ce concept : deux historiens britanniques, Ronald Robinson et John Gallagher. Dans un article publié en 1953, ils disent qu’il faut penser à l’empire comme à un iceberg, avec une partie émergée – l’empire formel -, mais aussi une partie immergée – l’empire informel. Celle-ci n’est pas officielle. Elle est caractérisée par l’établissement de relations asymétriques durables entre deux pays. L’impérialisme informel est souvent plus profitable que l’impérialisme formel. Et il peut laisser des traces, certes différentes, mais tout aussi profondes.

Il faut préciser que si ce concept d’empire informel est nouveau en France, il est très connu dans le monde anglo-saxon. Il est même assez vieillot puisqu’il remonte aux années 1950. Ce terme a été inventé pour qualifier l’impérialisme britannique. Il a également été employé au sujet de l’impérialisme américain en Amérique latine, de l’impérialisme soviétique, de l’impérialisme japonais… Mais on a très rarement utilisé ce concept pour la France. Pourtant, ce qui m’a frappé en étudiant la question, c’est que l’iceberg de l’impérialisme français était peut-être plus petit que le britannique, mais il était encore plus immergé. Mon livre se concentre sur cette partie située en dessous de la ligne de flottaison.

« UNE FORME DE CONSOLATION »

Rémi Carayol : Plus immergé, plus sophistiqué aussi, écrivez-vous. Pouvez-vous dater le début de cet empire ?

David Todd : Sur un plan intellectuel, les premières idées émergent vers la fin du XVIIIe siècle, mais mon livre commence plutôt au début du XIXe siècle. En France, on commence à parler de domination sans conquête à la fin de la Révolution. Mais le moment où l’idée séduit beaucoup de monde, c’est en 1815, lorsque la France achève de perdre tous les territoires de son empire formel. Elle a perdu l’Amérique du Nord en 1863, Saint-Domingue en 1804 – qui est devenue Haïti et qui était la colonie la plus profitable du monde européen –, puis ses possessions européennes en 1815. L’impérialisme informel est une réponse à ces échecs en même temps qu’une forme de consolation.

Mais sa mise en œuvre concrète n’est pas simple à dater. Pour moi, le moment révélateur est le rapport de la France avec ce qui est devenu Haïti, et notamment les termes avec lesquels la France a fini par reconnaître, en 1825, l’indépendance de son ancienne colonie. Il s’agit selon moi d’un des premiers exemples très explicites d’impérialisme informel français. Haïti a conquis de fait son indépendance en 1804, mais cette indépendance n’a été reconnue par personne au sein de la communauté internationale. S’en sont suivies plusieurs années de négociations, à l’issue desquelles les Français ont imposé les termes de l’indépendance. Il n’y a même pas eu de traité pour sceller cet accord, mais une simple ordonnance du roi de France présentée au président de la République haïtienne, qui avait dès lors deux options possibles : soit la faire enregistrer, soit subir un blocus. L’empire informel et la politique de la canonnière vont de pair.

Cette ordonnance contenait essentiellement deux articles : le premier forçait Haïti à accorder des privilèges commerciaux à la France, notamment des droits de douane préférentiels ; et le deuxième imposait le paiement d’une indemnité de 150 millions de francs pour dédommager les colons – on en a beaucoup parlé récemment après l’enquête publiée dans le New York Times. Il faut savoir que par une clause supplémentaire, Haïti s’engageait à s’endetter auprès de la France, sur le marché français, afin de payer cette indemnité. L’idée n’était donc pas seulement de faire payer Haïti, mais aussi de la forcer à s’endetter et d’établir une suprématie économique. Par cet endettement, la France espérait établir une colonie qui coûterait encore moins qu’autrefois et qui rapporterait tout autant.

Rémi Carayol : Vous citez notamment Ange de Mackau, un officier de marine qui a la charge d’imposer les termes de l’accord, qui prédisait qu’il ferait d’Haïti, je cite, « une province de la France rapportant beaucoup et ne coûtant rien »

David Todd : Oui. L’empire informel va en réalité rapporter beaucoup plus – c’est du moins ce que l’on espère en France. Cela rappelle d’ailleurs la thématique de « la Corrèze plutôt que le Zambèze ». J’explique dans mon livre qu’Haïti n’a pas été une réussite autant qu’on l’espérait – pour plein de raisons. Mais ce qui m’intéresse, c’est l’intention. Le projet français est clair : il y a une question d’honneur dans cette histoire, parce qu’on a été battus par des Noirs ; mais il y a aussi l’idée que l’on va récupérer la prospérité légendaire de Saint-Domingue par de nouveaux moyens. En ce sens, Haïti sert un peu de laboratoire de techniques qui seront employées ailleurs par la suite.

« CE N’EST PAS QU’UNE QUESTION DE CAPITALISTES QUI VEULENT FAIRE DE L’ARGENT »

Rémi Carayol : S’agit-il d’une politique opportuniste, dans laquelle on s’engage car on en a la possibilité, ou cet impérialisme relève-t-il d’une ambition mûrement réfléchie, voire théorisée ? Autrement dit : la France a-t-elle toujours eu cette volonté de domination ? Au début du livre, vous expliquez que l’idée de faire de la France un empire est toujours très forte en 1815, malgré la défaite de Napoléon.

David Todd : Absolument. Je constate que les gens qui pensent en ces termes sont issus du cercle de [Charles-Maurice de] Talleyrand, un personnage très connu dans l’histoire de France [NDLR : il a notamment été évêque sous l’Ancien Régime, puis ministre sous le Directoire, le Consulat, le Premier Empire et la Restauration, et enfin ambassadeur sous la Monarchie de Juillet]. Il a écrit sur les questions des colonies et il fut l’un des premiers à dire, dès les années 1790, que les colonies comme avant, en Amérique notamment, c’était fini. Talleyrand envisage de créer de nouvelles colonies sans esclavage et sans travail forcé, car c’est trop dangereux selon lui, et de s’inspirer du modèle développé par la Grande-Bretagne en Amérique du Nord. Talleyrand est un des concepteurs de cette idée d’impérialisme informel. D’ailleurs, on le retrouvera par la suite parmi les investisseurs de la dette, dans le cadre de l’émission de l’emprunt haïtien. Mais cette émission ne se passera pas bien à cause d’un krach à Londres qui contaminera Paris en 1825. Talleyrand sera ruiné. Il y a une forme de morale dans cette histoire.

Rémi Carayol : Parmi les proches de Talleyrand, vous citez l’abbé Dominique de Pradt. « Que les colonies consomment beaucoup, voilà tout ce qu’il faut à la métropole », écrit-il en 1798. Est-ce à dire que la seule ambition de cet impérialisme-là est financière et économique ?

David Todd : J’ai l’impression que cela va au-delà. Il est vrai que l’argument massue des défenseurs de l’empire informel est d’insister sur les profits. Mais ce n’est pas qu’une question de capitalistes qui veulent faire de l’argent. Talleyrand est un homme d’État qui se soucie du rang de la France. Il y a donc aussi une dimension politique. C’est vrai pour tous les empires, mais particulièrement pour l’empire français. Il ne s’agit d’ailleurs pas seulement de développer sa puissance à l’extérieur. L’enjeu est aussi de stabiliser la politique intérieure en rassurant les Français.

Rémi Carayol : La question civilisationnelle fut très importante durant la colonisation formelle à la fin du XIXe siècle. Joue-t-elle un rôle dans l’impérialisme informel ?

David Todd : Oui. Les gens parlent d’apporter la civilisation, dont la France est selon eux la quintessence. Mais par « civilisation », on entend quelque chose de très différent de celle qui a été définie durant la Troisième République. Celle-ci était brutale, mais plutôt sincère. Les colons y croyaient. Ils étaient inspirés par un projet républicain. La civilisation de l’empire informel n’a rien à voir avec ça. Elle est plutôt inspirée par la crainte des projets révolutionnaires. En ce sens, il s’agit d’un projet contre-révolutionnaire, et c’est ce qui explique sa capacité de séduction, en France auprès de certaines élites, mais aussi dans les pays soumis. Dans cet empire, il faut fabriquer des collaborateurs. Or ce projet peut être séduisant pour certaines élites des pays concernés – plus que celui de la Grande-Bretagne, qui se montre intransigeante sur l’esclavage ou sur le travail forcé. Les Français sont moins scrupuleux sur ces questions. Certaines sociétés reposent encore sur l’esclavage, et des élites ont intérêt à ce que cela perdure. À cette époque, les Français développent une forme de modernité conservatrice très éloignée de la rhétorique qui sera développée sous la Troisième République.

À ce sujet, je constate que la Cinquième République, qui reprend quelques éléments d’un système monarchiste, a développé une logique assez proche de cet impérialisme informel. Et ce n’est pas un hasard si elle a mis en œuvre une forme de néocolonialisme.

« L’IMPÉRIALISME INFORMEL EST PLUS NODAL QUE TERRITORIAL »

Rémi Carayol : Venons-en aux territoires concernés par cet impérialisme informel. Vous avez cité Haïti. Dans votre livre, vous évoquez trois autres pays : le Mexique, l’Égypte et l’Algérie. Comment cet impérialisme se manifeste-t-il dans les deux premiers ?

David Todd : On peut traiter ensemble le Mexique et l’Égypte, les deux pays qui intéressaient le plus les partisans de l’impérialisme français car ils y trouvaient un intérêt économique. Ces deux pays étaient identifiés comme des nœuds de l’économie mondiale, simplement parce qu’on devait y construire des canaux interocéaniques. Il faut savoir que l’impérialisme informel est plus nodal que territorial : il cherche à contrôler les nœuds du réseau plutôt que de vastes territoires. Cela coûte moins cher et cela peut rapporter beaucoup. L’idée de construire ces canaux apparaît très tôt au XIXe siècle, et pour en assurer la sécurité il faut exercer une forme de domination.

Dans les deux cas, il y a aussi cette idée de sauver des civilisations en danger, des pays en perdition. Mais on n’allait pas les sauver en les annexant, plutôt en façonnant des monarchies « amies ». En Égypte, la France cultive ses relations avec la dynastie de Mehemet Ali [NDLR : vice-roi d’Égypte de 1804 à 1849 considéré comme le fondateur de l’Égypte moderne]. Ses membres parlent français, ils sont en partie éduqués en France. On assiste ainsi à une francisation d’une frange infime de l’élite égyptienne. Au Mexique, c’est un processus moins long, mais là aussi on protège un régime monarchique. Cette aventure apparaît toujours comme un peu folle, comme une fantasmagorie du Second Empire. En réalité, c’est la conclusion logique du projet d’empire informel qui remontait à plusieurs années, et qui s’est concrétisé avec le traité de Miramar, en 1864. Ce traité établit des relations asymétriques, notamment par l’endettement, encore une fois.

Rémi Carayol : Le cas égyptien est intéressant sur un aspect que vous venez d’évoquer : il s’appuie notamment sur la langue. Vous expliquez ainsi que, durant quelques années, le français est quasiment devenu la langue officielle du pays…

David Todd : La langue de l’élite était le turc, alors que la langue des masses était l’arabe. Mais dans les années 1850-1860, le turc est remplacé par le français, y compris au sein de l’administration, en raison de l’importance des contacts avec l’extérieur mais aussi parce que de plus en plus de fonctionnaires sont recrutés en France ou en Europe (et le français est la langue de communication en Europe à cette époque). Le français s’impose donc pour des raisons pratiques, un peu comme l’anglais aujourd’hui dans le monde. Ce n’est pas un projet de francisation conçu à Paris. Mais l’empreinte a été très forte. Quand les Anglais ont fini par occuper l’Égypte, en 1882, ils ont dû eux aussi parler français pour communiquer avec leurs collaborateurs égyptiens.

Rémi Carayol : Ce n’est donc pas le résultat d’une stratégie des élites françaises ? Le français n’est pas encore considéré comme un outil de soft power comme aujourd’hui ?

David Todd : Si, dans une certaine mesure. Les Français disent que la langue nourrit les goûts, que les goûts nourrissent une inclination pour nos produits, et donc que cela facilite l’influence politique. Mais ce n’est pas une politique financée par l’État.

« ON PEUT PARLER DE “FRANCÉGYPTE” »

Rémi Carayol : Évoquons maintenant l’Algérie, l’autre pays dont vous parlez longuement dans votre ouvrage. Vous y développez une version étonnante de l’Histoire : selon vous, avant de devenir l’exemple le plus frappant de colonisation formelle, ce territoire entrait dans les plans des partisans de l’empire informel et n’était pas destiné à être conquis…

David Todd : Il s’agissait de soumettre et de dominer oui, mais pas de conquérir. Je suis conscient que cette thèse va à l’encontre d’une certaine perception. Je sais que des gens ne seront pas d’accord avec ce que je dis. Mais cela ne diminue en rien ce qu’est devenu l’Algérie et la place qu’elle a occupée dans l’histoire de France. Je n’occulte pas la violence extraordinaire employée par la France pour conquérir l’Algérie. D’ailleurs, l’interprétation que je propose permet d’expliquer cette violence, qui est le fruit d’une frustration liée à l’échec du projet d’en faire un pays soumis à une domination informelle.

Que disent les archives que j’ai consultées ? Que personne, au début, n’envisageait de faire de l’Algérie des départements français. Le projet initial était différent. Ainsi les hommes que l’on présente comme les artisans de la conquête violente de l’Algérie, comme François Guizot et l’infâme général Bugeaud, étaient les premiers à dire, dans les années 1830, que la conquête de l’Algerie serait trop compliquée et trop coûteuse. Mais ce projet a échoué pour différentes raisons. C’est alors que la conquête a débuté.

Rémi Carayol : À la lecture de votre ouvrage, on se rend compte qu’une forme d’interdépendance se constitue dans le cadre de l’empire informel, entre les élites françaises d’un côté et celles des pays « satellites » de l’autre, en Égypte notamment. Cela aussi résonne d’une manière particulière aujourd’hui...

David Todd : Absolument. On peut d’ailleurs parler de « Francégypte » car il y a énormément d’entrelacements des élites. Les élites égyptiennes achètent des appartements à Paris, elles y investissent leur fortune. L’argent circule dans les deux sens au profit mutuel des élites des deux pays. Cette interdépendance ne profite pas à tant de monde que cela, mais elle a des effets politiques considérables. La ressemblance avec la Françafrique est très frappante sur cet aspect. D’ailleurs, dans son livre sur le néo-colonialisme2, Kwame Nkrumah cite l’Égypte comme un exemple à éviter [NDLR : Le Ghanéen, figure du panafricanisme, débute même l’introduction de son célèbre essai sur ce point précis. Il écrit : « Le néo-colonialisme aujourd’hui représente l’impérialisme à son stade final, peut-être le plus dangereux. On a pu dans le passé convertir un pays auquel un régime néo-colonialiste avait été imposé – l’Égypte au XIXe siècle en est un bon exemple – en un territoire colonial. »]

Rémi Carayol : À propos de la Françafrique, vous écrivez qu’elle « rappelle par plus d’un trait la domination informelle exercée par la France sur Haïti, le Mexique ou l’Égypte au XIXe siècle », et qu’elle « s’appuie elle aussi à la fois sur des mécanismes institutionnels avantageant les acteurs économiques français et sur une complicité certaine avec les élites locales ». Vous arguez également que son histoire est ponctuée d’interventions militaires et que l’empire informel ne repose « jamais seulement sur le soft power ». Est-ce le cas au XIXe siècle ?

David Todd : Oui. Il n’y a pas d’empire informel sans force militaire. C’est toujours une combinaison de soft et de hard. La préférence n’est pas d’entrer en guerre, mais si c’est nécessaire, on n’hésite pas. L’expédition du Mexique est une des plus grosses expéditions militaires de la France après l’Algérie (il y avait d’ailleurs des soldats égyptiens aux côtés des Français). Pour l’Égypte, c’est un peu différent. La conquête du territoire par Napoléon a été un choc et a fasciné les Égyptiens.

« CACHER LE DÉCLIN DE LA FRANCE »

Rémi Carayol : Pour continuer avec ce parallèle, parlons de la monnaie. L’un des outils de la Françafrique est le franc CFA. Observe-t-on au XIXe siècle une tentative de créer un mécanisme permettant de lier la monnaie française à celles de ses pays satellites ?

David Todd : Non, la question ne se pose pas en ces termes car le système monétaire est basé à l’époque sur l’étalon-or et l’étalon-argent. On ne peut donc pas imaginer un mécanisme comparable à celui du franc CFA, même si l’Égypte a, à un moment, et de manière déguisée, fait frapper son numéraire par la Monnaie de Paris. C’était pour des raisons techniques, mais les Français étaient ravis de s’emparer de ce pouvoir.

Rémi Carayol : Vous datez la fin de l’empire informel français aux années 1870-1880. Dès lors débute une nouvelle phase, celle de la colonisation de l’Afrique et de l’Asie. Vous écrivez d’ailleurs que la France joue un rôle moteur dans la « course au clocher » qu’elle livre aux autres puissances européennes. Comment l’expliquez-vous ?

David Todd : Je force un peu le trait dans le livre. L’empire informel ne disparaît pas du jour au lendemain. Mais il est en déclin. Avec l’empire formel, il s’agit pour les dirigeants français de cacher le déclin de la France, qui est rapide dans les années 1870. Les pays qui perdent de leur influence et de leur puissance n’aiment pas ça, et c’est souvent dans les phases de déclin qu’ils se lancent dans de telles aventures.

La Troisième République se lance dans la colonisation formelle dans le but – entre autres – de prouver qu’elle est capable de redonner un empire à la France. Ce n’est évidemment pas la seule explication, il y a tout un tas d’autres raisons qui expliquent cela – la sophistication des armes, les progrès de la médecine, etc., qui réduisent les coûts de la conquête formelle. Il y a en France un désir continu d’empire. C’est assez paradoxal : on se raconte qu’on est l’État-nation par excellence, mais en réalité on se désespère d’avoir un empire.

Journaliste. Il a fondé deux journaux papier dans l’archipel des Comores (KashkaziUpanga) avant de rejoindre la rédaction de Jeune Afrique, puis de collaborer avec divers médias francophones (Orient XXI, Le Monde diplomatique, Mediapart). Ces dix dernières années, il a publié plusieurs enquêtes et reportages menés sur le continent africain, notamment au Sahel.


           La France s’apprête à quitter la République centrafricaine

C’est désormais une évidence ! La France décide (enfin) de se retirer stratégiquement de la Centrafrique. La nouvelle fait à présent des émules au sein de l’opinion nationale. Après la suspension de son importante aide budgétaire et militaire à la RCA, la France décide de réduire progressivement ses activités en Centrafrique.

Le Président centrafricain Touadera et son homologue français en France.
Le Président centrafricain Touadera et son homologue français en France.

par Ben Wilson NGASSAN

Ce retrait progressif semble à présent toucher presque tous les secteurs. Il y a peu, c’est la diplomatie du pays de Macron qui annonçait le retrait d’ici fin Décembre de la Mission Logistique (MISLOG), dernier contingent de l’armée française dans le pays. Par ailleurs, depuis quelques jours, on nous annonce le départ très certain de Total Energies: un vrai gâchis pour ce pays qui a encore tant besoin de tous ses partenaires stratégiques afin de se reconstruire ! Dans le secteur humanitaire, on nous annonce aussi que MSF-France va plier bagages à KABO où elle intervenait depuis ces derniers temps pour soutenir les populations en détresse. Stratégique est la démarche, mais historique reste la décision de la France de réduire son influence en Centrafrique.

 

La décision de la France de se retirer stratégiquement du pays fait suite aux multiples manifestations antifrançaises organisées et entretenues par les tenants du pouvoir. Il nous souviendra que dans son « euphorie souverainiste », le pouvoir avait désigné un parfait « bouc-émissaire » aux 60 ans de crise traversés par le pays. Dans le viseur : la France dont la présence empêcherait le pays de prendre son envol. Sans prendre partie ou encore nier l’évidence des mains extérieures qui entretiennent les cycles de conflit en Centrafrique, il sied de se demander si les pays colonisés par la France trainent tous le diable par la queue comme on le voit bien en Centrafrique. On en voudra pour preuve l’essor de la Côte-D’ivoire, du Cameroun, du Bénin, mais surtout du Sénégal sous l’impulsion de Macky Sall. Tous ces quatre pays sont la preuve d’une vraie croissance et d’une économie émergente. Les chiffres parlent pour eux ! Mais Diantre ! La France décide de s’en aller. Ce serait peut-être pour le grand bonheur de tous ses promoteurs d’un « panafricanisme dévoyé », qui, très nombreux au Palais de la Renaissance, voulaient plus d’espace pour Poutine et ses stipendiés.

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Touadera et sa politique de main tendue

Si le Président de la République, Faustin Archange TOUADERA, avait « promu » la « politique de la main tendue », c’est d’autant plus vrai car aucun partenaire ne peut prétendre à lui seul apporter les meilleures solutions à cette crise décennale dans laquelle le pays est plongé. Par ailleurs, faire l’apologie d’un partenaire tout en alimentant les rivalités les plus loufoques ne peut qu’exacerber les tensions entre ceux qui tendent à la Centrafrique leur « main généreuse ».

La France s’en va et ça se constatera que son départ n’est en aucun cas la seule solution à la crise en Centrafrique. Bien au contraire, ce retrait stratégique et à la fois historique ouvrira sans doute la voie à une vraie « plaie sociale ». Les entreprises françaises en Centrafrique représentent presque la deuxième force économique et sociale après l’Etat. C’est empirique et il n’y a pas débat ! Pour l’heure, l’on ne peut que fonder l’espoir sur le fait que le régime aurait déjà pris les mesures nécessaires pour annihiler la grogne sociale qui naitra.

 

Ceux qui prétendent crier à un « ouf de soulagement » face au départ des « cousins » doivent savoir que ce retrait est d’autant plus stratégique qu’ils ne le croient. Ca s’appelle « plus loin, plus près » car si on ne le sait pas, l’ombre de la France « malaimée » sévira encore aux Nations Unies, à l’Union Européenne, à la Banque Mondiale ou encore à la BEAC. Dès lors, commençons à nous regarder dans le miroir de la réalité en posant très urgemment les bases d’un consensus politique, en lançant des actions d’assainissement des finances publiques, en développant des projets réels pour faire venir des investisseurs privés, en luttant systématiquement contre la corruption d’Etat, mais surtout en évitant que la RCA reste indéfiniment le repère des bandits.


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