France / Robert Mazziotta, écrivain : «Lorsque je parle à un Algérien…»

Robert Mazziotta est né en 1949 à Oran, en Algérie alors française. Sa famille était présente dans ce pays depuis plusieurs générations. Témoin des dramatiques évènements, il fut rapatrié en France métropolitaine en 1962. Après des études médicales à Montpellier de 1967 à 1980, il exerça la profession de chirurgien à Perpignan. C’est le parcours «classique» d’un homme né sur une terre qui a cessé d’appartenir au pays dont il revendique la nationalité. Il n’est, personnellement, pas responsable du déchaînement de la violence coloniale, des très nombreuses victimes qu’elle a provoquées et encore moins de l’affreuse guerre menée contre un peuple, dans le seul objectif de le maintenir dans un état de servitude éternelle. Robert Mazziotta n’a pas de mots assez forts pour pester contre un système injuste et profondément inégalitaire. Et c’est justement pour cela qu’il ne nourrit aucune haine à l’endroit des Algériens qui ont repris leur terre à la force de sacrifices. Il comprend le sens du combat libérateur et espère voir une nouvelle ère entre deux peuples qui se connaissent bien et sauront s’apprécier un jour. Robert Mazziotta est l’auteur d’un livre: Les mémoires réconciliées. C’est dire la part d’humanisme qui l’habite… Entretien.

L’Expression: Comment définissez-vous le système colonial?
Robert Mazziotta: Le système colonial a différents aspects. Si l’on considère la colonisation française en Algérie, je dirai qu’elle était injustifiée, injuste et profondément inégalitaire. Qui peut trouver un justificatif au fait que les nations européennes se soient partagées l’Afrique? Quand une minorité dispose de droits civiques alors que la majorité en est privée, quand les bonnes terres sont spoliées et attribuées à des colons et que les indigènes ne disposent que des terres arides infertiles, quand tous les postes de responsabilité sont occupés par les membres de la puissance coloniale, quand 90% des indigènes sont laissés dans l’analphabétisme, quand il y a une telle différence de niveau de vie, quand tant de manifestations pour revendiquer une identité ont été réprimées dans le sang et cela depuis le début de la colonisation, on comprend qu’un tel système ne peut pas perdurer. Il faut cependant dire que tous les Français d’Algérie n’étaient pas des riches colons, que la plupart étaient de condition modeste. Dire aussi que des liens avaient pu se créer entre les différentes communautés. Tous les pieds-noirs n’étaient pas d’affreux colons, mais le système, à l’évidence, était colonial.

Vous êtes né en Algérie, à Oran, y avait-il des vies heureuses en dépit des violences qui empoisonnent les débats à ce jour?
Né en 1949, j’ai vécu à Oran jusqu’en 1962, c’était le temps de mon enfance, j’étais entouré de mes parents, de ma famille, des amis. Bien évidemment, j’ai de nombreux souvenirs heureux, mais je crois que ce qui me reste le plus intensément de cette époque, c’est cet attachement à cette belle ville, Oran, le marché de Boulanger, la petite maison de mes grands-parents à Cuvelier, le lycée Lamoricière (actuellement,le lycée français Pasteur), la place d’Armes, le plaisir que j’avais lorsque je revenais du lycée pour arriver à la rue Murat où j’habitais, le boulevard Front de mer, les plages de la corniche oranaise, les pique-niques à Canastel…
Pendant longtemps, ce fut un souvenir douloureux, avec un manque. Avec le temps, c’est devenu un sentiment plus subtil, celui d’avoir un lien discret mais réel avec ma terre natale et avec les Algériens avec lesquels je la partage.

Que pensez-vous du rapport Stora suivi de la décision du président Macron de lever le secret défense sur les archives liées à la guerre d’Algérie?
Benjamin Stora est l’un des plus éminents spécialistes français de l’histoire de la guerre d’Algérie. Le président Macron lui a demandé un rapport pour faire le point sur l’état de la mémoire des peuples concernant cette guerre et pour proposer des mesures pour faire avancer le processus de réconciliation entre la France et l’Algérie. Ce rapport a été remis. Il ne fait pas l’unanimité, mais qui pourrait la faire sur une telle question?
Benjamin Stora propose des mesures dont certaines sont symboliques et d’autres plus pratiques, par exemple un accès plus facile aux archives. Je crois que les archives doivent être accessibles, les historiens doivent pouvoir disposer de tous les documents leur permettant de dire ce qui s’est passé.
Il ne faut pas avoir peur de la vérité. L’erreur serait de faire porter à Benjamin Stora l’entière responsabilité d’apporter la solution. Une question si complexe, avec toutes ses composantes dramatiques, résultant de tant de souffrances, ne peut être résolue comme par un coup de baguette magique. Un travail commun long, difficile est encore, à l’évidence, nécessaire. Pour cela, Benjamin Stora propose une méthode et des outils. C’est le moment de les utiliser, sereinement, dans le respect de tous pour que le temps de l’adversité passe et que celui de la réconciliation complète et définitive voit le jour.

Que faudrait-il selon vous pour dépassionner le débat et réconcilier les mémoires entre les deux peuples, algérien et français?
Il me semble que c’est le rôle des gouvernants d’agir pour cela. Le travail des historiens est important, mais il consiste à décrire ce qui’il s’est passé, à donner des outils pour comprendre.
Ils ne sont pas responsables de l’état des relations entre les pays. Je pense aussi qu’individuellement nous avons tous un rôle à jouer. Il ne faut pas attendre que tout vienne du gouvernement. Chacun de nous peut s’impliquer, c’est le sens de ma démarche lorsque j’ai écrit le livre Les mémoires réconciliées (éditions L’Harmattan).
De plus, il ne faut pas surestimer ce problème: lorsque je parle à un Algérien ou à une Algérienne, je n’ai pas le sentiment d’être en conflit et je n’éprouve pas le sentiment d’avoir un compte à régler. Pour beaucoup d’entre nous la question ne se pose plus.
Pour dépassionner ce débat, il faut de l’empathie réciproque, c’est-à-dire que chacun doit accepter de se dire: «je pense cela et j’ai des raisons de le penser. Mais si j’étais né dans l’autre camp, que penserais-je? Qu’aurais-je fait?» À partir de là, chacun peut nuancer son point de vue et admettre que l’autre puisse avoir un point de vue différent.

Quel est le rôle de votre association?
«Mare Nostrum, une méditerranée autrement» est une association littéraire qui a pour objectif de créer un lien entre tous les écrivains autour de notre mer (mère) commune. J’ai l’honneur et le plaisir de rédiger des chroniques pour cette association.
Son manifeste stipule: «Nous redoutons ce qui est différent. C’est parce que nous sommes incapables d’ouvrir nos yeux que nous fermons nos bras. Nous devons accepter que le patrimoine culturel, spirituel, la sagesse de nos origines, soient enfouis dans les profondeurs de cette Méditerranée qui est notre part commune, notre monde commun. Le sang qui coule dans nos veines pulse de nos racines mésopotamiennes, égyptiennes, juives, grecques, romaines, chrétiennes et musulmanes. Sur toutes les rives de notre Méditerranée, ‘’Mare Nostrum », nous sommes frères et soeurs. Elle est une mer, une lumière universelle qui nous guide et nous unit.»
Notre association rapproche, crée des ponts, des passerelles, réunit dans la bienveillance et la fraternité.

Est-il vrai que l’extrême droite s’est mobilisée dans certaines régions de France pour bloquer toute réconciliation des mémoires entre les deux peuples?
Les élus et les sympathisants d’extrême droite réagissent à chaque initiative allant dans le sens d’une reconnaissance des faits car ils ne regardent que d’un seul côté. Pour eux, la guerre d’Algérie se résume uniquement à des actions terroristes monstrueuses pratiquées par les Algériens. Ces derniers ont commencé en Novembre 1954 et ils sont donc responsables de tout ce qui s’est passé par la suite.
Mais j’espère que ceux qui pensent ainsi ne représentent pas la majorité. Même ceux qui ont souffert directement de la guerre, sont nombreux à avoir une position nuancée.
Pour essayer de leur faire comprendre, je vais citer quelques lignes d’un magnifique ouvrage Alger, rue des bananiers de Béatrice Commengé, éditions Verdier «la jeune femme est jolie, elle s appelle Zohra. Elle s’est assise au milieu de la salle et a posé son sac sous la table avant de commander une glace. Elle a regardé les enfants autour d’elle, avec leurs parents. Puis elle s’est levée en laissant le sac sous la table. (…) La bombe a explosé à six heures trente-cinq. Zohra était assez près pour entendre l’explosion, assez loin pour ne pas voir le bras d’une petite fille se séparer de son corps, sectionné par une vitre, pour ne pas compter les blessés, compter les morts. Les morts, elle les avait regardés, elle les avait touchés, cinquante et un jours plus tôt, une nuit du mois d’août, rue de Thèbes, au coeur de la Casbah. Neuf enfants morts, et puis des adultes. Elle n’avait pas voulu les compter». Tout me semble dit.
Il y a ceux qui restent dans le conflit, dans la nostalgie et finalement dans la souffrance, et ceux qui pensent qu’un jour, il faut aller de l’avant, c’est-à-dire, se souvenir du passé sans croire que l’on est condamné à une hostilité perpétuelle.

Un dernier mot?
Je ne suis jamais revenu en Algérie. Lorsque j’ai écrit
Les mémoires réconciliées, j’avais en tête un souhait, c’est que ce témoignage puisse intéresser certaines personnes en Algérie, comme des étudiants en histoire, et j’aurais aimé venir leur parler de ce livre et de mon cheminement par rapport à cette question de la réconciliation. Peut- être lorsque la Covid se sera vite fait oublier?


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     Jean-Luc Einaudi, historien, chercheur-citoyen et combattant de la vérité

                                 par Hafid Adnani*

   «Voir clair dans les événements passés et dans ceux qui, à l’avenir, du fait qu’ils mettront en jeu eux aussi des hommes, présenteront des similitudes ou des analogies». Thucydide – La guerre du Péloponnèse


Voilà sept ans, jour pour jour, que nous a quittés Jean-Luc Einaudi d’une maladie foudroyante. C’était le 22 mars 2014. Cet historien, cet éducateur et ce «chercheur-citoyen» comme il aimait à se définir, a laissé derrière lui une œuvre et une méthode. Jean-Luc Einaudi était un historien autodidacte et reconnu. Son travail était d’une rare qualité et d’une grande exigence; il était également un militant de la première heure, humaniste et résolument du côté de la justice. La grande œuvre de sa vie aura été son combat féroce et juste pour faire toute la vérité sur le massacre d’Algériens la nuit du mardi 17 octobre 1961 à Paris par la police, sous les ordres du préfet de Paris, Maurice Papon. Œuvre qu’il est impératif de poursuivre…L’aventure de «La bataille de Paris» en 1991L’historien anticolonialiste Pierre Vidal-Naquet avait cette phrase qui faisait référence à ce qu’a dit Georges Clemenceau sur la guerre et les militaires : «L’histoire est une chose trop sérieuse pour la laisser aux seuls historiens». Tout le sens de l’engagement de Jean-Luc Einaudi, qui ne fut pas un historien universitaire, est là. Et c’est ainsi que le même Pierre Vidal-Naquet l’a soutenu dès la publication de son premier travail, qu’il a par ailleurs préfacé.

C’est en 1991 qu’a paru «La bataille de Paris», troisième livre de notre «chercheur-citoyen» qui met en lumière un massacre occulté qui eut lieu dans la capitale française la nuit du 17 octobre 1961 et les jours suivants. Les Algériens (qui étaient alors officiellement appelés Français musulmans d’Algérie ou FMA) de la région parisienne manifestèrent ce jour-là, à l’appel du FLN, contre le couvre-feu qui les visait, décrété douze jours plus tôt par le préfet de police, Maurice Papon. La répression sera terrible : plus d’une centaine de morts en une nuit et le massacre s’est poursuivi sur plusieurs jours. Un massacre oublié, refoulé pendant des décennies, minutieusement caché, qui eut lieu au cœur de Paris. Le communiqué officiel de la préfecture de police ne parle alors que de deux morts. Jean-Luc Einaudi révélait au grand jour dans ce livre, fruit d’un travail de recherche de très grande qualité, une des pages les plus sombres de l’histoire de la cinquième République.

Tout avait débuté pour Jean-Luc Einaudi en 1986, où il avait fait connaissance de Georges Mattei, un des principaux animateurs des réseaux de soutien au FLN pendant la guerre d’Algérie. Mattei disposait d’archives de la fédération de France du FLN concernant la manifestation du 17 octobre 1961, à Paris, qui lui ont été confiées par l’avocat algérien Ali Haroun. C’étaient des centaines de pages qu’il avait remises à Einaudi avec lequel il s’était lié d’amitié. Comme beaucoup d’archives, on les avait oubliées dans d’anciennes caches en Belgique, depuis 1962. C’est à la lecture de ces documents précieux, qui étaient destinés à la hiérarchie du FLN, que Jean-Luc Einaudi a décidé d’enquêter sur ce qui s’est passé réellement le 17 octobre 1961.

Ce fut un important travail de recherche de la vérité initié par un homme déterminé et infatigable. Il faut souligner, là également, le courage dont ont fait preuve les éditions du Seuil, et en particulier Olivier Bétourné, éditeur à cette époque et Président-directeur général de la maison d’édition parisienne jusqu’en 2018, pour la publication de ce livre. Cette même année 1986, Jean-Luc Einaudi a publié un important livre, son premier, aux éditions L’harmattan (préfacé par Pierre Vidal-Naquet) sur Fernand Yveton, militant du FLN, employé à l’EGA (Electricité et Gaz d’Algérie) et exécuté le 11 février 1957 à la prison de Barberousse à Alger « pour l’exemple » (titre du livre) et ce, malgré un recours en grâce.

Ce travail de recherche sur le 17 octobre 1961 a révélé «un mensonge d’Etat» comme Jean-Luc Einaudi l’a affirmé sans relâche : il y évoque non seulement des centaines de morts et disparus sur plusieurs jours en dressant une liste nominative, démentant la thèse officielle de deux morts, mettant en lumière des pratiques honteuses, criminelles et longtemps niées officiellement, qui avaient cours pendant la guerre d’Algérie (il faut se rappeler l’action du même Maurice Papon en Algérie, notamment en tant qu’igame de l’Est algérien entre 1956 et 1958).

Un véritable choc dans l’opinion eut lieu alors. Tout cela sans qu’Einaudi ait pu avoir accès, à cette époque, aux archives de la préfecture de police.

Maurice Papon ne réagit pas à la parution de ce livre, l’ignorant ou le considérant avec condescendance, sans doute ne pouvait-il pas ouvrir un autre front, lui qui était déjà visé pour son rôle sous le régime de Vichy. Le 13 octobre 1991, sur la chaîne de télévision «La Cinq», alors que le journaliste Jean-Pierre Elkabbach lui disait : «On a raflé ceux qui sortaient des métros, qui sortaient des autobus, et on les a envoyés où ? Au Palais des Sports». Maurice Papon l’interrompait et affirmait : «Bien sûr et ceux-là n’ont pas eu à se plaindre et j’aime mieux vous dire qu’ils étaient bien contents». Concernant les coups de feu sur les grands boulevards, il soutenait : «Par exemple, sur les grands boulevards, les coups de feu qui ont été tirés, ils ont été tirés par le FLN, il n’ont pas été tirés par les gardiens de la paix». Une thèse de manifestants français musulmans d’Algérie armés, dont on saura qu’elle ne correspond aucunement à la réalité.

Malgré le bonheur qui était celui des Algériens à la sortie de ce livre, Jean-Luc Einaudi n’était pas homme à se laisser manipuler, récupérer par le pouvoir d’Alger, ni par les discours qui peuvent encourager une forme de « concurrence mémorielle » qui gangrènent la société. Lorsque le procès de Bordeaux s’est ouvert en 1997 pour condamner Maurice Papon pour complicité de crimes contre l’humanité (concernant des actes d’arrestation et de séquestration, lors de l’organisation de la déportation des Juifs de la région bordelaise vers le camp de Drancy, d’où ils sont ensuite acheminés vers le camp d’extermination d’Auschwitz, quand il était secrétaire général de la préfecture de Gironde, entre 1942 et 1944), Jean-Luc Einaudi avait clamé partout que ce sont les victimes juives de Maurice Papon qui lui ont demandé de témoigner en faveur de ses victimes algériennes d’octobre 1961. Son témoignage accablant de deux heures à ce procès, sans notes, a été un moment d’une très grande importance, lors de l’examen de la personnalité de Maurice Papon. C’est ainsi que le massacre du 17 octobre 1961 a trouvé une couverture médiatique inespérée en France.

Lorsque ensuite Maurice Papon, sans doute mal conseillé, a intenté un procès en diffamation à Jean-Luc Einaudi (qui eut lieu en début 1999) pour avoir utilisé le terme de «massacre» s’agissant de ces événements du 17 octobre 1961 dans un article du journal le Monde en 1998, ce dernier n’a jamais semblé douter de l’issue de ce procès qui s’est révélé être un moyen très efficace de médiatiser les agissements de la police parisienne cette nuit-là et d’obtenir progressivement une reconnaissance de ce qui s’est passé le 17 octobre 1961 sous les ordres de Papon, même si le chemin d’une reconnaissance sans ambiguïté, reste encore à faire.

Maurice Papon fut débouté devant le parquet de Paris qui reconnut donc de facto la réalité du massacre lors de ces évènements du 17 octobre 1961.

Dix ans plus tard, un si long combat

Dix ans plus tard, en 2001, Jean-Luc Einaudi, après l’ouverture des archives officielles à laquelle il a pris une large part, et leur consultation, publia un nouveau livre aux éditions Fayard «Octobre 1961, un massacre à Paris» dans lequel il affirmait clairement, preuves à l’appui, que la répression fit environ 393 morts et disparus, dont 200 morts, le 17 octobre 1961 et les jours suivants, à Paris.

Dans la longue introduction à ce nouveau livre, intitulée «un si long combat», Jean-Luc Einaudi écrit : «En dépit des précautions, avec mon éditeur, que nous avions prises, je dois avouer que j’avais secrètement espéré, sans trop y croire cependant, que l’ancien préfet de police de Paris et du département de la Seine, Maurice Papon, m’intenterait un procès en diffamation comme il avait pris l’habitude de le faire au cours de ces dernières années, contre ceux qui le mettaient en cause dans le rôle qu’il a joué sous l’occupation nazie […]. Maurice Papon s’en garda bien». C’est seulement à la suite du procès Papon, celui de Bordeaux in fine, que tout fut déclenché, à la faveur du travail de Jean-Luc Einaudi, contre un Maurice Papon toujours condescendant et demandant un million de francs de dommages et intérêts pour ce qu’il considérait comme une diffamation.

Toujours dans cette longue introduction à ce nouveau livre, Jean-Luc Einaudi publie les lettres qu’il a écrites pour demander à consulter les archives, et qui n’ont eu aucune réponse, à une multitude de femmes et d’hommes politiques, dont Lionel Jospin, Elisabeth Guigou, Alain Richard et même Jean-Pierre Chevènement. Seule Catherine Trautmann, ministre de la culture du gouvernement Lionel Jospin lui répondit le 17 décembre 1997, avec un avis favorable qui ne réglera pas toutes les questions toutefois.

Dans un chapitre de ce livre intitulé «Les victimes» en page 347, Jean-Luc Einaudi dresse une nouvelle liste des morts et de disparus français musulmans d’Algérie (FMA), en septembre et octobre 1961 à partir de plusieurs sources, avec la date du décès «lorsque c’est possible», écrit-il. On constate à partir de la nuit du 17 octobre 1961, seulement, 159 morts ou disparus sont signalés sur les 393 au total sur les deux mois.

Le combat pour la reconnaissance pleine et entière des responsabilités et des massacres du 17 octobre 1961 et des jours suivants, de ceux qui étaient des français musulmans d’Algérie, n’est guère terminé en 2021. Des avancées considérables, que nous devons largement au travail de Jean-Luc Einaudi, ont été faites par des politiques tels que Lionel Jospin et François Hollande (en 2000 et en 2012 respectivement) auxquels il fait ajouter les actions de Bertrand Delanoë et Anne Hidalgo (qui ont fait installer respectivement une plaque commémorative en 2001 puis une stèle en 2019 sur le pont Saint-Michel) et bien d’autres acteurs locaux dans des villes de la région parisienne, mais cela ne suffit évidemment pas, puisque la reconnaissance politique pleine et entière de la responsabilité de l’Etat français n’a pas été encore retenue. Ce travail de Jean-Luc Einaudi a lui-même une histoire, avec une multitude de personnages qui l’ont aidé, encouragé, inspiré ou accompagné dans sa longue quête, hormis ceux que nous avons déjà cités, ils vont de l’écrivain Didier Daeninckx, le réalisateur Mehdi Lallaoui et le sociologue M’hamed Kaki à l’historienne Nadine Fresco en passant par les avocats Pierre Pairat et Daniel Boulanger, les archivistes Brigitte Lainé et Philippe Grand et l’historien Michel Slitinsky et bien d’autres… N’oublions pas les témoins algériens qui se sont mobilisés autour de lui comme la famille Bédar, dont Djoudi le frère de Fatima Bédar, une adolescente assassinée et dont le corps a été retrouvé dans la Seine à la suite de la manifestation du 17 octobre 1961.

Citons également le reste de l’œuvre de Jean-Luc Einaudi, un éducateur de la Protection judiciaire de la jeunesse, qui était attaché à son travail et qui a écrit sur les jeunes deux livres (Les mineurs délinquants en 1995 chez Fayard et Traces aux éditions du sextant en 2006) ; une quinzaine de livres au total, sur l’Algérie, sur le Vietnam, sur la police et sur des personnages importants qu’il a voulu mettre en avant et qui, même «vaincus de l’histoire» pour une partie importante d’entre eux, sont toutefois symboles d’une humanité ouverte à l’autre et prometteuse. Une humanité qui lui ressemblait et en laquelle il avait une foi sans faille.


*Journaliste et cadre supérieur de l’éducation nationale, il est également doctorant en anthropologie au Laboratoire d’anthropologie sociale du Collège de France. Il est l’auteur de «Tassadit Yacine avec Mouloud Mammeri». Editions Non lieu.*


     Ancien professeur à la Faculté de droit d’Alger et l’Institut d’études politiques d’Alger – Hommage à Jean-Claude Vatin

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                             par Ahmed Mahiou &  Madjid Benchikh*

  Jean-Claude Vatin, ancien Professeur à la Faculté de droit et à l’Institut d’études politiques d’Alger et directeur de recherches au CNRS vient de nous quitter. Il a consacré une grande partie de sa vie à travailler d’abord en Algérie et sur l’Algérie, puis sur le monde arabe notamment sur l’Egypte. Revenu en France dans des centres de recherche du CNRS, il est devenu un spécialiste reconnu de l’Afrique du Nord et du Moyen Orient qu’il a contribué à mieux faire connaître, aussi bien par ses enseignements et ses recherches que par l’animation et la direction de centres de recherches notamment au Caire où il a dirigé le Centre d’études et de documentation économiques, juridiques et sociales (CEDEJ).

Nous l’avons connu tous les deux à la même période, lorsqu’il a commencé sa toute jeune carrière de politologue à l’Institut d’études politiques et à la Faculté de droit d’Alger au début des années 1960. Nous le voyons encore défiler à nos côtés à Alger, lors de la fête du 1er mai en 1965. Nous avions alors beaucoup d’espoirs pour l’Université algérienne. Ayant milité contre la guerre et la répression en Algérie, Jean-Claude Vatin a voulu apporter son concours pour le redémarrage de l’Université algérienne, surtout que celle-ci a perdu la majorité de ses enseignants en raison de l’exode des français d’Algérie.La qualité de ses cours à tout de suite retenu l’attention, tout comme ses qualités d’écoute et sa proximité avec les étudiants. Ceux-ci à l’époque étaient d’autant plus politisés qu’une partie d’entre eux avaient vécu la guerre de libération et suivi la grève des études de mai 1956. Jean-Claude Vatin a ainsi tissé de multiples liens avec des témoins et acteurs de cette guerre.

Jean-Claude Vatin a été d’abord un défricheur de nouvelles pistes de recherche pour une meilleure connaissance de la société algérienne, par un dépassement de la période coloniale. Ses contributions dans ce domaine font autorité notamment avec ses deux maîtres ouvrages sur ‘’L’Algérie politique ». L’un sur ‘’Histoire et société » et l’autre avec le professeur Jean Leca sur ‘’l’Algérie politique : Institutions et régime. » Il est aussi co-auteur avec Philippe Lucas de ‘’l’Algérie des anthropologues », essai critique décapant et remarqué sur l’anthropologie coloniale, à un moment où les peuples africains, au milieu de mille difficultés, tentaient de trouver leur voie vers l’émancipation.

Jean-Claude Vatin a été aussi un adepte du travail multidisciplinaire en équipe, sans dogmatisme ni parti pris. Politologue, il était ouvert sur l’histoire, la sociologie, l’anthropologie, l’économie et le droit. C’est ainsi que, lors de la réforme des études universitaires des années 1970, il a été un des brillants animateurs d’un cours d’introduction ouvert sur ces diverses disciplines en première année la Faculté de droit d’Alger.

Au-delà de l’émulation intellectuelle qu’il insufflait, son humour, toujours teinté de culture et le flegme britannique qu’il a sans doute acquis grâce notamment à sa parfaite maîtrise de la langue et de la culture anglaises, nous manqueront. Chaque année à l’occasion du Salon du livre maghrébin, il nous montrait ses talents de cuisinier en préparons lui-même pour les amis, anciens collègues en Algérie, des plats dont il a le secret. Il nous manquera même s’il nous laisse le trésor que constituent ses travaux sur l’Algérie qu’il a tant connue et tant aimée.


*Anciens Doyens de la Faculté de droit d’Alger.


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