FRANÇOIS BÉGAUDEAU : « LES ÉLECTIONS NE RELÈVENT PAS DE LA POLITIQUE. »

Les élections présidentielles et législatives passées, la politique peut enfin reprendre ses droits. L’écrivain, essayiste, scénariste et réalisateur François Bégaudeau, auteur notamment de Notre Joie (Fayard, 2021) et de Comment s’occuper un dimanche d’élection (Divergences, 2022) conteste l’idée d’un « succès » de la gauche lors des deux derniers scrutins. Il place son espérance dans les forces vives du pays dont le nombre importe moins à ses yeux que la force.

Laurent Ottavi (Élucid) : Jean-Luc Mélenchon a manqué de très peu, comme en 2017, le ticket pour le second tour de l’élection présidentielle. Son succès est-il l’arbre qui cache la forêt, c’est-à-dire l’effondrement général de la gauche ? 

François Bégaudeau : J’ai un appétit très modéré pour les élections, et encore plus modéré pour le commentaire d’élections. Avant tout parce qu’il n’y a rien à commenter. Dans Comment s’occuper un dimanche d’élection, j’avance que les élections ne relèvent pas de la politique. Le dispositif électoral est un dispositif institutionnel. Il est institué, comme il se doit, par les gardiens de l’ordre social. Les forces de l’émancipation ne peuvent donc rien y glaner ; de la politique ne peut pas advenir dans ce cadre. Il ne s’y passera rien qui puisse servir et intéresser les forces subversives.

Or, par l’effet d’une incurable propension à l’auto-persuasion, attisée par des bidouillages et autres alliances propres à cacher la misère, la gauche de gauche a cru, d’abord qu’elle pouvait tordre l’institution présidentielle en sa faveur, ensuite qu’elle pouvait recolorer en rouge la chambre des députés. Le résultat est sans surprise : le président est de droite, il a formé un gouvernement de droite. Et, quoi qu’en disent les commentateurs faussement alarmés, cette assemblée très à droite permettra au président de droite de mener sa politique de droite, les députés LR continuant à faire ce qu’ils ont fait pendant le premier mandat de Macron, à savoir soutenir l’agenda libéral du gouvernement libéral. Puisqu’ils sont d’accord sur tout. Le RN se contentera quant à lui de s’abstenir, pour qu’on ne voie pas trop que sur le fond il adhère à la casse sociale programmée par la gouvernance.

Votre mot de « succès » est étrange pour désigner une défaite. Je suppose que ce mot inadéquat souligne que Mélenchon a fait un score plus élevé que celui attendu, et que la NUPES a beaucoup plus de députés que la FI n’en comptait lors de la législature précédente. On peut alors persister dans l’auto-persuasion et parler d’une « percée historique », comme je l’ai entendu. La vérité crue, c’est que le candidat Mélenchon a obtenu le même nombre de voix qu’en 2017, et que le nombre de suffrages exprimés en faveur de la gauche de gauche aux législatives équivaut à celui observé lors de l’édition précédente. Il ne s’est donc rien passé, hormis quelques redécoupages superficiels, validés par les leaders du pan partisan de la gauche désireux de s’assurer un strapontin ou d’entretenir leur petite boutique.

Élucid : Rien n’aurait donc changé ?

François Bégaudeau : Vous pouvez découper une part de gâteau avec un couteau ou une tronçonneuse, de haut en bas ou sans les mains, sa masse reste la même. Ce qui frappe, dans cette séquence électorale, et à rebours des commentaires éternels sur le « coup de tonnerre », c’est la stabilité des forces en présence. Cette stabilité étant elle-même l’effet d’une donnée essentielle, et qui n’est pas une donnée électorale mais politique, c’est à dire sociale. Les trois blocs qui soi-disant « se dégagent » sont en fait formés depuis très longtemps. Seuls des faux-semblants comme l’existence d’un PS prétendument de gauche les masquaient, avant que la saine clarification produite par le macronisme les dissolve.

Nous avons donc un bloc bourgeois libéral, invariablement vainqueur en République française, qui représente un quart des votants et 10 % de la population adulte. Un bloc libéral-national (Reconquête + RN), où se côtoient comiquement le pôle décadent de la bourgeoisie catholique réactionnaire, une bourgeoisie en voie de radicalisation néo-conservatrice, des segments du prolétariat blanc, une classe moyenne paupérisée, et les éternels « indépendants et artisans », dont la passion première est de se distinguer des forces sociales. Ces forces-là sont très stables depuis une cinquantaine d’années. Elles sont même pour une part la figuration contemporaine d’oppositions très anciennes. On voit ainsi perdurer la vieille opposition entre le prolétariat des villes, qui vote à gauche ou ne vote pas, et un prolétariat des campagnes (des « périphéries ») qui vote à droite comme la paysannerie votait contre les agitateurs socialistes de Paris sous le Second Empire.

Ces dernières années, il n’y a pas eu effondrement de la gauche, simplement beaucoup de gens qui se prétendaient à gauche ont franchement épousé la cause du bloc bourgeois auquel ils ont toujours appartenu. En somme le bloc de gauche véritable n’a jamais été beaucoup plus volumineux dans le périmètre électoral qu’il ne l’est aujourd’hui. Il faut peut-être se faire à l’idée que le camp de l’émancipation n’a jamais été plus fourni qu’aujourd’hui, et ne le sera jamais. L’enjeu n’est donc pas d’être majoritaire, ce qui n’arrivera pas, mais d’être forts, ce qui n’est pas la même chose.

« Tout un pan des classes populaires ne veut pas de la gauche. Est-ce parce que la question identitaire manque au menu ? Sans doute. Ce reproche vient très vite quand on croise des jeunes gens issus des classes populaires mais portés sur la droite dure. »

Sur quelles bases la gauche doit-elle repartir d’après vous désormais ?

Là encore vous m’entrainez sur un terrain qui n’est pas le mien. D’abord je ne me lève pas tous les matins en pensant à l’avenir de la gauche – c’est fou comme la gauche adore se prendre comme objet d’attention. Surtout, je ne crois pas qu’un intellectuel, si j’ai la malchance d’en être un, soit habilité à indiquer aux masses le mode d’emploi pour s’en sortir.

Je ne sais pas ce que la gauche « doit » faire, ni sur quelles bases elle « doit » repartir. Ou alors je ne le sais que trop bien, et chacun le sait si bien qu’on n’a vraiment pas besoin d’un intellectuel pour le dire. Car c’est une tautologie : la gauche repartira si elle repart. Elle reprendra force si elle est forte. Et sa force, chacun sait bien d’où elle peut la tirer : des classes populaires. Il ne faut pas surestimer le ralliement des classes populaires de banlieue à l‘Union populaire lors de la présidentielle (dans ces quartiers l’indifférence à la scène politique reste la norme), mais on a pu observer quelques frémissements intéressants. Le problème étant que plus la gauche de gauche séduit les éléments politisés des quartiers populaires des grandes villes, plus elle suscite la méfiance, voire la réprobation d’une grosse partie des classes populaires rurales ou périphériques, qui n’en votent RN que plus allègrement. Or le camp social ne se fortifiera que s’il arrive à fédérer les diverses sous-catégories de la classe laborieuse.

Voilà le constat majeur, que les élections ne font que chiffrer, sans le provoquer et encore moins l’infléchir : tout un pan des classes populaires ne veut pas de la gauche. Est-ce parce que la question identitaire manque au menu? Sans doute. Ce reproche vient très vite quand on croise des jeunes gens issus des classes populaires mais portés sur la droite dure.

C’est devant ce constat que la FI a pu par le passé adopter une stratégie qualifiée, un peu rapidement, de populiste. Il en reste quelque chose aujourd’hui à travers la fameuse expression des « fâchés pas fachos ». Je n’ai rien contre cette stratégie en soi, elle est même juste et nécessaire. Simplement il ne faudrait pas qu’elle entraine la gauche à se renier. La gauche ne doit en aucun cas incorporer le thème national pour séduire plus large : elle n’y gagnera aucune voix et y perdra son honneur.

La gauche repartira sur des bases… de gauche. C’est-à-dire en mettant au centre la question sociale, envisagée dans son sens le plus large. Dans le sens où la question raciale est aussi une question sociale ; dans le sens où la racisation de certaines catégories de la population est un fait social ; dans le sens où l’assignation de genre en est un aussi.

Il est aussi urgent de dissiper les confusions créées par le mot creux de « souverainisme », qui agrège des gens antagonistes. Le fait que ce soit l’étendard que s’est choisi le confus Onfray suffit à établir combien il est frauduleux. La gauche n’est pas souverainiste, elle est pour l’émancipation par rapport à la logique marchande, émancipation qui parfois, dialectiquement, passe par la souveraineté nationale – et parfois, notons-le, passe au contraire par des alliances avec des forces internationales contre notre propre pays. Il faut donc en finir avec les accents patriotes. Laissons ces enfantillages à ces grands enfants que sont les libéraux et les identitaires. Nous réaffirmerons au contraire que les prolétaires n’ont pas de patrie ; et ça tombe bien parce que le capital non plus.

« Il n’y a rien à espérer d’un jeu dont les règles ont été établies par les adversaires. Les situations, il faut les créer, et en imposer les règles, règles propres à rebattre les cartes. Je ne dirai qu’une chose : créez des situations. Quel que soit leur échelle, leur périmètre, elles seront fécondes. »

Renonçant à réformer des institutions qui seraient irréformables, la gauche pourrait-elle se refonder à partir de mouvements sociaux ?

Une institution, c’est un énorme bloc de marbre. Ça ne se déplace qu’à la faveur d’une situation nouvelle propre à inverser le rapport de forces. Une élection n’est pas une situation. Ou si c’est une situation, elle a été configurée par les dominants, afin de consolider leur domination. Il n’y a rien à espérer d’un jeu dont les règles ont été établies par les adversaires. Les situations, il faut les créer, et en imposer les règles, règles propres à rebattre les cartes.

Je ne dirai qu’une chose : créez des situations. Quel que soit leur échelle, leur périmètre, elles seront fécondes. Une situation ce peut être classiquement un conflit social ouvert par la colère des travailleurs devant une nouvelle exaction des propriétaires. Une situation ce peut être un collectif d’opposition à la construction de méga-bassines. Un livre aussi crée, à sa manière, une situation. Tout est bon à prendre, de ce qui perturbe le statu quo marchand, de ce qui casse la routine conservatrice.

Les Gilets jaunes ont su créer une situation. Vous décrétez qu’un rond-point sera un lieu, non de passage, mais d’occupation, de discussion, d’amitié : vous fabriquez une situation. Au passage on aura remarqué que rien de ce mouvement ne s’est répercuté dans la bulle électorale qu’aujourd’hui on dégonfle comme on démonte un chapiteau – il n’en restera qu’un carré d’herbe aplati et dans l’air une vague odeur de crottin. Cette bulle est hermétique à la politique, et en plus elle la suspend. Nous sortons de six mois où les forces vives de la politique ont été comme paralysées, ou pour le moins marginalisées, par cette piteuse et vaine frénésie électorale. Six mois où les militants de l’écologie radicale, entre autres, n’ont pas pu se faire entendre, alors que la principale urgence sociale est là. Maintenant que tout ce cirque est fini, la politique peut recommencer.

La gauche est du côté du réel et non de l’utopie, estimez-vous, alors qu’on associe généralement ce mot à la droite chez les intellectuels. Qu’entendez-vous par « réel » ? En quoi la droite est-elle utopiste ? 

Le camp libéral se pique en effet de réalisme, qui est chez lui un synonyme de pragmatisme. À l’opposé de quoi le camp social serait irréaliste, utopiste, etc. Mais on sait bien que cette notion, que les libéraux prétendent non idéologique, est au contraire absolument idéologique, c’est-à-dire une pure expression des intérêts de classe. Traduisons donc ce « réalisme ». Dans leur langue de boutiquier, le réalisme signifie : ce qui s’inscrit dans le cadre du capitalisme qui les fait prospérer. Et irréalisme : ce qui déborde ce cadre et donc menace leur prospérité.

Le meilleur du camp social est l’acuité avec laquelle il sait rendre compte du réel d’une société, et saisir les forces qui y agissent, s’y opposent, et la configurent. C’est ce que j’aime chez Marx, ce que j’aime dans la tradition analytique qu’il a ouverte – celle-ci poursuivant l’effort de penseurs au réalisme implacable comme Spinoza. Cette tradition, on peut l’appeler le matérialisme historique, et elle possède une grande puissance d’élucidation du monde. C’est cette puissance que j’appelle réalisme.

De l’autre côté, un Adam Smith peut analyser le libre-échange de son temps sans jamais parler de l’esclavage qui en était le carburant principal. Et nos libéraux d’aujourd’hui peuvent se raconter (car ils y croient) que les équilibres du vivant sont sauvables sans révoquer le productivisme effréné et viscéral du capitalisme. Ils se racontent que les mêmes causes – la dépendance de l’économie aux énergies fossiles, la fureur extractiviste, l’hystérie croissante des marchands- pourraient produire d’autres effets.

Ces mythomanes parlent aussi de méritocratie, d’égalité des chances, de libre choix des citoyens, de contrat social, de monde occidental pacifié. La fable des fables étant l’éviction de l’historicité et de la donne sociale dans leurs spéculations morales et économiques. C’est un trait qu’ils partagent avec les identitaires, qui comme eux ne pensent jamais l’inscription historique et sociale des phénomènes. C’est au titre de cet essentialisme puéril et/ou stratégique que je les réunissais, dans Notre joie, au sein d’un bloc libéral-autoritaire. C’est à ce titre aussi que ces sensibilités censément opposées finiront par fusionner, ou finiront de fusionner, puisque c’est déjà en cours.

Propos recueillis par Laurent Ottavi.

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