F. Gouyette : France-Algérie, une relation profonde, douloureuse, qui s’inscrit au présent

  • Liées pour toujours par l’histoire, la France et l’Algérie sont aujourd’hui de grands partenaires en termes d’éducation, de culture et de diplomatie
  • C’est pour aborder ces liens et les problématiques qui en découlent qu’Arab News en français est allé à la rencontre de François Gouyette, Ambassadeur de France en Algérie

PARIS: Liées pour toujours par l’histoire, la France et l’Algérie sont aujourd’hui de grands partenaires en termes d’éducation, de culture et de diplomatie. Mais pour l’historien Benjamin Stora, les plaies du passé doivent être soignées par la réconciliation des mémoires françaises des crimes commis en Algérie et la réconciliation des peuples respectifs d’aujourd’hui. La mission Stora, confiée par le président Emmanuel Macron, montre la détermination à aller de l’avant avec l’Algérie. C’est pour aborder ces problématiques qu’Arab News en français est allé à la rencontre de l’ambassadeur de France en Algérie, François Gouyette. 

            François Gouyette, ambassadeur de France en Algérie

Le président Emmanuel Macron a exprimé à maintes reprises sa volonté de donner un nouvel essor aux relations franco-algériennes, comment qualifiez-vous l’état actuel de ces relations ?

L’Algérie et la France entretiennent des liens solides d’amitié. Notre relation s’inscrit dans une histoire longue et profonde, douloureuse également, il faut le reconnaître, mais elle s’écrit aussi et surtout au présent. Elle est très vivante : nos deux pays sont liés par des rapports humains multiples par-delà la Méditerranée. C’est une relation étroite qui unit au quotidien les sociétés civiles (étudiants, entrepreneurs, chercheurs, artistes, intellectuels) dont les projets sont autant de ponts entre nos deux pays.

Comme vous le voyez, la relation entre la France et l’Algérie ne se limite pas aux échanges politiques, elle est très concrète et bénéficie directement aux populations des deux pays.

François Gouyette, ambassadeur de France en Algérie

L’Algérie est pour la France un partenaire majeur. D’abord parce que ce pays est une puissance de premier plan en Afrique, une puissance d’équilibre dont la diplomatie joue un rôle utile en faveur du dialogue, en particulier, dans les crises régionales. Ensuite, parce que notre relation est riche et multiple, et que nos intérêts communs sont nombreux: les échanges humains, éducatifs, scientifiques, la coopération économique, les enjeux sécuritaires pour lutter ensemble contre le terrorisme, et la concertation diplomatique afin d’œuvrer ensemble à la résolution des crises régionales.

Nos rapports bilatéraux connaissent un nouvel élan. Les deux chefs d’Etat ont noué une relation de confiance et se parlent régulièrement depuis leur rencontre à Berlin, en janvier 2020. Les échanges à niveau ministériel se sont intensifiés, avec les visites à Alger de Jean-Yves Le Drian, ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, en octobre dernier, et Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, en novembre. Nous préparons la tenue d’un Comité intergouvernemental de Haut niveau au premier semestre 2021. Cette instance, qui réunit nos Premiers ministres respectifs et plusieurs membres de nos gouvernements, apportera une nouvelle impulsion politique à la coopération franco-algérienne.

La France est très engagée aux côtés de l’Algérie. Notre ambassade à Alger dispose d’un budget de coopération de 6 millions d’euros, l’un des tout premiers du réseau diplomatique français. La coopération universitaire et scientifique, en particulier, est très dynamique: il y a 250 accords actifs entre les universités et laboratoires de nos deux pays. En matière de coopération institutionnelle, des dizaines de projets sont financés, chaque année, à parité avec le gouvernement algérien. La France partage ainsi son expertise avec l’Algérie dans des domaines aussi variés que la santé, l’agriculture, la protection de l’environnement, le sport ou la préservation du patrimoine. Des milliers d’Algériens de tous âges fréquentent chaque année les cinq instituts français de Tlemcen, Oran, Alger, Annaba et Constantine. Nous développons d’ailleurs de plus en plus de programmes et d’événements bilingues, en français et en arabe. Nous œuvrons également au rapprochement entre les associations des deux rives de la Méditerranée afin de soutenir les initiatives de la société civile en matière d’insertion économique et sociale des jeunes, de promotion de la citoyenneté et de développement durable.

Comme vous le voyez, la relation entre la France et l’Algérie ne se limite pas aux échanges politiques, elle est très concrète et bénéficie directement aux populations des deux pays.

Le rapport de l’historien Benjamin Stora sur la colonisation et la guerre d’Algérie a été récemment publié à Paris. Dans quelle mesure ce rapport pourra-t-il contribuer à l’apaisement des mémoires liées à cette période ? 

La remise du rapport de Benjamin Stora sur les mémoires de la colonisation et de la guerre d’Algérie s’inscrit dans la continuité du travail de reconnaissance historique mené par le président de la République depuis le début de son quinquennat. Depuis son élection, le président Macron a engagé une démarche de reconnaissance lucide des crimes commis durant la période coloniale dans une volonté sincère d’apaisement des mémoires, en France comme dans notre relation avec l’Algérie.

Le chef de l’État a accompli à cet égard plusieurs gestes courageux et concrets. En septembre 2018, il a reconnu la responsabilité de l’État français dans la mort de Maurice Audin et, au-delà, l’utilisation de la torture dans le cadre d’un système légal institué par ce qu’on appelait alors «les pouvoirs spéciaux». La remise à l’Algérie des restes mortuaires de combattants algériens conservés au musée de l’Homme a constitué, en juillet 2020, un autre acte fort, en réponse à une demande des autorités et de la société algériennes.

La mission Stora entend dresser un état des lieux précis du regard porté sur les enjeux mémoriels de part et d’autre de la Méditerranée. L’historien plaide pour un travail de reconnaissance des faits afin d’amorcer l’œuvre de réconciliation des mémoires qui prendra nécessairement du temps.

Ce travail comprend deux volets, qui doivent être distingués

– Le premier porte sur la réconciliation des mémoires françaises de la colonisation et de la guerre d’Algérie, qualifiées par M. Stora dans son rapport de «mémoire du malaise», entre déni et non-dits.

– Le second s’inscrit dans une volonté nouvelle de réconciliation des peuples français et algérien, passant, à la fois, par des mesures symboliques et des actes concrets.

Benjamin Stora formule plusieurs recommandations qui visent à favoriser cette nécessaire réconciliation des mémoires. Il propose, en particulier, la création d’une Commission «Mémoires et vérité» qui serait chargée d’impulser des initiatives communes entre la France et l’Algérie et d’assurer un suivi des préconisations de son rapport.

Le président de la République n’a été ni acteur, ni témoin engagé de cette période. Aucun chef de l’État avant lui n’a affiché autant d’ambition en matière de réconciliation mémorielle et de détermination à aller de l’avant avec l’Algérie, tout en regardant notre passé douloureux avec lucidité. Il a engagé cette démarche en toute transparence et dans un dialogue confiant avec son homologue algérien.

Comment voyez-vous l’évolution du conflit autour du Sahara occidental depuis la reconnaissance de la souveraineté marocaine sur l’enclave par le président américain sortant Donald Trump ?

La France suit la situation avec attention. Nous avons appelé à la retenue et à la reprise du processus politique. Le conflit au Sahara occidental n’a que trop duré et fait peser un risque permanent de tensions, comme nous l’avons vu récemment à Guerguerate. La France est attachée à la recherche d’une solution politique dans le cadre de la légalité internationale. Elle est, sur cette base, favorable à une solution politique juste, durable et mutuellement acceptable, conformément aux résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies. Dans cette perspective, elle considère le plan d’autonomie marocain comme une base de discussions sérieuse et crédible. Nous appelons de nos vœux la désignation rapide d’un envoyé personnel du secrétaire général des Nations unies en vue de relancer le processus politique.

La mission Stora entend dresser un état des lieux précis du regard porté sur les enjeux mémoriels de part et d’autre de la Méditerranée. L’historien plaide pour un travail de reconnaissance des faits afin d’amorcer l’œuvre de réconciliation des mémoires qui prendra nécessairement du temps.

François Gouyette, ambassadeur de France en Algérie

En fin connaisseur de la région du Maghreb, où vous n’êtes pas à votre premier poste, quel bilan faites-vous de votre expérience dans la région ?

Je suis très attaché à cette région dans laquelle j’ai servi et continue de servir depuis quarante ans. J’ai tissé avec nombre de ses habitants des liens d’amitié durables et me suis également intéressé aux cultures du Maghreb, qu’il s’agisse de littérature, de musique, de cinéma ou de beaux-arts.

J’ai été en poste dans les pays du Maghreb à des moments cruciaux. En Libye, notamment, où j’ai été ambassadeur de 2008 à 2011, puis en Tunisie, que j’ai rejointe en 2012, alors que ce pays connaissait une expérience démocratique unique. Je suis arrivé en Algérie après le mouvement populaire du Hirak, que le monde a observé avec admiration et qui a indéniablement ouvert une nouvelle phase pour ce pays.

Pour un diplomate, c’est à la fois une chance et une immense responsabilité que de servir son pays lorsque l’Histoire est en marche. J’ai le sentiment de l’avoir fait en me montrant toujours ouvert au dialogue avec l’ensemble du spectre politique, soucieux de ne négliger aucune sensibilité au sein de la société, de ne porter aucun jugement a priori. La mission d’un diplomate, c’est de parvenir à une vision d’ensemble des évolutions en cours pour être en mesure de les décrypter de la manière la plus juste possible. C’est aussi de construire des relations de confiance avec les acteurs politiques et la société civile. Cette confiance constitue une assise pour le développement des relations entre les gouvernements, lesquelles peuvent être, à leur tour, fructueuses pour nos peuples respectifs.

Vous êtes considéré comme l’un des diplomates qui éprouvent une attirance particulière pour le Maghreb et le Moyen-Orient, pouvez-vous nous dire d’où vient cette attirance ?

Mon attachement à cette région a commencé très tôt. Il me vient de mon histoire familiale. Mon père a passé une partie de son enfance en Algérie, en Kabylie, d’abord, à Constantine, ensuite, et, enfin à Alger, qu’il a quittée en 1950 pour poursuivre ses études en France. Parfaitement intégré au milieu de ses camarades algériens, il a appris l’arabe dialectal et le kabyle et a conservé de cette période un attachement profond pour ce pays. Au début des années 1970, j’ai découvert l’Algérie où ma famille avait conservé des amitiés fortes. L’adolescent que j’étais y a, par la suite, passé ses vacances estivales et s’est familiarisé avec ce pays, ses habitants, ses langues et sa culture.

Pour un diplomate, c’est à la fois une chance et une immense responsabilité que de servir son pays lorsque l’Histoire est en marche. J’ai le sentiment de l’avoir fait en me montrant toujours ouvert au dialogue avec l’ensemble du spectre politique, soucieux de ne négliger aucune sensibilité au sein de la société, de ne porter aucun jugement a priori.

François Gouyette, ambassadeur de France en Algérie

Vous êtes également passionné par la langue arabe, que vous maîtrisez parfaitement. Quelle est l’origine de cette passion ?

L’Algérie a naturellement été ma porte d’entrée dans la langue arabe, que j’ai ensuite étudiée en France pendant six ans à l’université. Ce choix a été un élément déterminant dans ma carrière diplomatique. J’ai, d’ailleurs, tenu, dès mon arrivée à Alger, à instituer une programmation bilingue, en arabe et en français, dans nos instituts culturels, où chacun est le bienvenu. Un nouveau cycle de débat d’idées en langues arabe et française, «les Rencontres Ibn Khaldoun» s’est, ainsi, ouvert, il y a quelques jours, à l’Institut français d’Alger. Des concerts mettant à l’honneur la musique arabo-andalouse seront également organisés.

Qu’en est-il de votre autre passion pour la musique arabe, notamment nord-africaine, dont vous possédez une collection d’enregistrements rares ?

J’éprouve, en effet, un vif  intérêt pour la musique arabe, en général, et pour  les musiques du Maghreb, en particulier. À la faveur de mes séjours en Algérie, mais aussi au Maroc, en Tunisie et en Libye, j’ai découvert la musique arabo-andalouse et ses différentes écoles. Je me suis particulièrement intéressé aux genres musicaux qui en sont issus: le Hawzi de Tlemcen et son jumeau du Maroc oriental, le Gharnati; le Chaâbi d’Alger; le Malouf, dans ses variantes constantinoise, tunisienne et libyenne. Au Moyen-Orient, le Maqam irakien représente pour moi la quintessence de la musique arabe classique.


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                                par Maaouia Saïdouni *

 L’historien français Benjamin Stora vient de remettre au président français Emmanuel Macron son « Rapport sur les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie » qui paraîtra sous forme de livre en mars prochain. Bien que ce rapport soit une affaire franco-française et qu’il s’agisse d’un rapport écrit par un Français, en français pour des Français, il nous interpelle, nous les Algériens, à plus d’un titre et éclaire sur la perspective française de la question mémorielle et, par ricochet, sur notre insouciance, inconscience, voire notre inconsistance dans l’approche de cette question.

Parmi les nombreuses perspectives pour approcher cette question, il y a celle des mots employés qui véhiculent les dits et les non-dits de l’histoire collective des «anciens» français d’Algérie sur leur ancien «pré gardé» et «paradis perdu». Benjamin Stora a bien raison de dire que «les querelles de mots ont leur importance car ceux-ci traduisent et forgent des imaginaires séparés». Encore faut-il faire confronter ces mots à la réalité historique.Concernant la posture mémorielle, la France d’aujourd’hui ne conçoit et ne voit l’Algérie qu’à son image, c’est-à-dire une « Algérie-France », et que le chemin est encore long pour la nécessaire relecture « duale » qui reconnaît aux Algériens leur droit à LEUR mémoire différente et indépendante, et qui ne met pas la victime au même niveau que l’occupant dans un discours de « partage des responsabilités » qui dédouane et dilue en quelque sorte l’occupation française de l’Algérie dans un maelstrom d’événements dans lequel victimes et agresseurs sont renvoyés du tribunal de l’histoire dos à dos, sans vérité concluante, en recourant à la stratégie de mise en avant du rôle et des positions de quelques « libéraux » européens d’Algérie et des tenants de l’assimilation. Tant que ce voile de l’hypocrisie n’est pas levé et que le nécessaire travail de confrontation avec la réalité de l’occupation est évacué, le dialogue prôné dans les discours officiels restera un monologue stérile dont l’Algérie pourrait faire l’économie en ces temps difficiles pour se concentrer sur ses propres problèmes politiques et économiques.

Toutefois, nous pouvons considérer quelques pistes de réflexion pour cette relecture « duale » qui tient compte du point de vue de ceux qui ont eu à subir les « exactions » qui ont accompagné l’occupation française de l’Algérie.

Colonisation ou occupation

Au-delà de la diversité des histoires individuelles et des sentiments humains des uns et des autres, la colonisation était et reste, du point de vue français, une œuvre de civilisation d’un peuple présent-absent, négligeable, nié et relégué géographiquement et symboliquement aux marges d’un monde nouveau que les Européens de toutes origines : Français, Juifs, et les assimilés et candidats à l’assimilation des Algériens auraient construit de toutes pièces pour leur bien-être et le bien-être des « bons indigènes » qui auraient accepté se faire assimiler avec le temps et la consolidation de la « présence » française.

Du point de vue algérien, la colonisation -ou plutôt l’occupation (terme que M. Stora n’utilise qu’une seule fois dans son rapport- a été une guerre de survie matérielle et culturelle, puis de libération. Une lutte de cent trente années de souffrances, de privations, d’humiliations, mais aussi de noblesse, de persévérance, de défense et de renaissance d’une âme blessée. Et même si l’Algérien est sorti de cette lutte héroïque blessé, amoché, peut-être même déformé, il garde au plus profond de lui-même la grandeur d’âme de ceux qui ont gagné des batailles annoncées perdues d’avance, et qui ont obtenu leur libération par le sang et la sueur et non pas par les décrets et les intrigues d’une puissance métropolitaine plus ou moins bienveillante. Que la France admette au moins cette vérité de l’occupation et du « grand remplacement » pour utiliser un terme en vogue. Alors, un début de dialogue commencera… Peut-être.

Guerre d’Algérie ou guerre de libération

La guerre d’Algérie, ou ce qu’on a appelé longtemps en France « les événements d’Algérie », est perçue en France et par l’Algérie-France avant tout comme une « guerre civile » avec ses atrocités partagées : une guerre civile entre des Français en Algérie. En Algérie, et aussi dans la logique historique, elle est guerre de libération et d’indépendance : deux termes non admis ou peu dans le langage mémoriel français. Peut-on comprendre qu’on admette le qualificatif de guerre d’indépendance pour la révolution américaine contre les Anglais et les révolutions d’Amérique latine contre les Espagnols -alors qu’il s’agit de processus enclenchés par des considérations matérielles et les abus fiscaux de la puissance colonisatrice- et refuser ce même qualificatif à la révolution des Algériens dont la survie même en tant que nation était menacée ?

Le refus dans certaines sphères françaises de banaliser, ou même d’accepter, dans certains cas, les vocables « libération » ou « indépendance » est symptomatique d’un mépris évident à l’égard d’une lutte populaire dans laquelle s’est engagée la grande majorité du peuple algérien. La lutte de libération est présentée souvent comme la guerre du seul Front de libération nationale (FLN) décrit au mieux comme un mouvement révolutionnaire, en général comme un groupe de radicaux sectaires, et, au pire, comme une organisation terroriste qui a monopolisé l’histoire et créé un mythe d’autant plus fallacieux qu’il est prétendument la création d’un pouvoir incapable de réaliser les aspirations des Algériens. Nonobstant les carences, les manquements et les déviations des pouvoirs politiques successifs en Algérie, cette posture reflète un dédain clair de la capacité du peuple algérien à être une force déterminante de SON histoire.

Non. La guerre d’Algérie est une guerre de libération et d’indépendance, indépendamment de ce discours répandu dans l’establishment intellectuel français. Non, les deux camps ne peuvent pas être considérés, d’un point de vue moral et historique, sur un pied d’égalité, et être mis dos à dos dans ce que l’auteur du rapport qualifie de « compétition victimaire et de reconstruction de récits fantasmés ».

Le discours français ambiant -encore plus prononcé dans les cercles plus extrémistes- considère la Révolution algérienne comme une insurrection d’éléments FLN extrémistes, et voit dans le discours historique nationaliste légitime, au bon sens du terme, un discours sectaire au service d’un pouvoir algérien corrompu d’essence FLN. Il s’agit là d’une stratégie intellectuelle malhonnête qui discrédite toute vision qui tente de libérer l’histoire algérienne de l’emprise du politique en Algérie, mais aussi de la vision dominante en France qui trouve écho dans l’Algérie-France d’aujourd’hui d’une rive à l’autre de la Méditerranée.

Les deux «Algéries»

Quand il s’agit des questions mémorielles entre l’Algérie et la France, nous ne pouvons parler d’UNE Algérie. Il existe en fait dans les espaces mémoriels français et algérien au moins deux « Algéries ». Pour les Français d’Algérie, il existe, en réalité, une Algérie-France ou une France d’outre-Méditerranée ou -pour employer une expression d’époque- une Algérie française dont la nostalgie reste présente à des degrés divers dans l’inconscient collectif français. Il s’agit d’une Algérie dont l’âme est française par excellence : par sa langue, par sa tradition culturelle, par son histoire idéologique de gauche et de droite, par sa conception de l’histoire. Une Algérie perçue comme une sorte de renaissance d’une Afrique romaine et méditerranéenne arrêtée dans sa lancée par l’expansion de l’islam sur les rives méridionales de la Méditerranée.

Pour les Algériens, il s’agit de l’Algérie éternelle, ancrée dans son sol, fière de son histoire ancienne et attachée à son héritage amazighe authentique, à son identité arabe et musulmane et à sa vision propre du monde, et même au rôle dévolu à la religion dans sa vie de tous les jours. La conscience profonde algérienne se rappelle et se rappellera toujours que cette Algérie-là a failli disparaître dans les oubliettes de l’histoire et qu’elle a été ressuscitée dans le sang et par le fer. Une Algérie qu’on donnait morte et laminée à l’aube du 20ème siècle. Pour cette seule raison, les Algériens ont parfaitement le droit d’être fiers de leur histoire récente et ne peuvent pas et ne veulent pas considérer l’épisode de l’occupation française de l’Algérie comme une question de débat mémoriel détaché et abstrait de leurs souffrances et de la réalité vécue et instrumenté par des politiques quels que soient leurs objectifs.

Guerre de 7 ans ou guerre de 100 ans

La mémoire française se focalise essentiellement sur la «guerre d’Algérie», ce qui est compréhensible considérant le traumatisme qu’a constitué cette guerre et son issue qui est la fin d’une Algérie française conçue comme une entité éternelle liée à la France. Mais en faisant cela, elle minimise le drame absolu qu’étaient pour les Algériens la longue guerre de conquête, les spoliations, les famines, les humiliations, la négation du droit à l’instruction et aux droits politiques et culturels du plus grand nombre d’entre eux.

Pour toutes ces raisons, les Algériens voient dans leur guerre de libération une sorte de guerre de Cent Ans, pour rappeler un épisode marquant de la fin du Moyen-Âge en France. La guerre de Cent Ans des Algériens était faite de batailles militaires et de nombreuses « exactions »… certes, mais fut aussi et surtout une guerre existentielle, culturelle, linguistique, religieuse, raciale. Une guerre d’extermination culturelle dans la longue durée qui a conduit à la quasi-disparition de la nation algérienne, processus terrible arrêté seulement par l’éveil nationaliste et réformiste dans les années vingt et trente du 20ème siècle et la volonté de survie et de renaissance d’un peuple. Cette réalité est souvent balayée dans les écrits français d’un trait en rappelant que les Algériens avaient sous le gouvernement français des droits politiques et une certaine représentation si on les compare aux populations noires d’Afrique du Sud, par exemple. Pire encore, le nationalisme algérien lui-même ne serait que la conséquence de la colonisation !

L’éternel absent, la hantise de l’arabe et de l’islam (isme)

Dans l’Algérie-France, d’autrefois et d’aujourd’hui, il n’y a que des Français ou des Algériens de culture française, façonnés par la France. L’arabe, le musulman y est absent, qu’il soit intellectuel ou « simple » individu. Ne sont présents que les Algériens qui écrivent et pensent en français, à la française. L’AUTRE Algérie -dite profonde ou « rurale » avec un zeste de mépris- est absente des radars… L’Algérie qui écrit et réfléchit dans la langue des siens et dans le respect de son héritage culturel et religieux ne doit pas avoir droit à SA mémoire, à son ressourcement légitime après plus d’un siècle d’écrasement moral et culturel.

Ainsi, la langue arabe est perçue comme la langue de la religion et de l’Orient lointain, donc forcément arriérée dans la conception laïque française radicale et sans appel. Seul l’enseignement du français -langue unificatrice des « races » algériennes- est apte à être une fenêtre sur la modernité et le renouveau… Vieille chanson encore entendue aujourd’hui sous de nouveaux airs. Essai de décrédibilisation de la volonté de ressourcement identitaire algérien qui est relié sciemment, en France, à un pouvoir d’après-indépendance dont les nombreuses tares deviennent les tares du désir d’authenticité des Algériens que ce pouvoir a prônées dans les discours. Ainsi, le retour légitime et nécessaire des Algériens dans LEUR passé est présenté volontairement comme un retour qui vise « à légitimer les ressourcements identitaires, principalement religieux ». Aussi, le désir mémoriel algérien est vu comme faisant le « lit de l’islamisme », selon l’expression employée par M. Stora.

Allergie maladive vis-à-vis de l’arabe, de l’islam. Il n’y a qu’à se rappeler le récent débat sur le « séparatisme » en France. Allergie souvent présente dans les têtes bien-pensantes de France et d’Algérie, notamment d’une certaine gauche paternaliste croyant détenir la vérité et se drapant d’une légitimité académique pour faire taire les voix dissonantes.

Nationalistes algériens ou peuple algérien

Pour Benjamin Stora, la Révolution algérienne serait le fait de « nationalistes algériens » ou « Algériens nationalistes ». Une sorte de caste dans laquelle se mêlent des courants plus ou moins radicaux ou réformateurs. Une caste déchirée par des divisions internes sanglantes sans issue. Cette vision oublie la nature des grandes révolutions qui avancent dans les douleurs.

L’approche « claniste » du nationalisme algérien évacue totalement l’existence d’une conscience populaire algérienne unitaire, réelle et historique, qui s’est formée avant même l’occupation française du territoire et des âmes. Elle évacue aussi l’existence d’une entité politique, administrative et territoriale hiérarchisée algérienne précédant l’occupation. Une existence qui s’est forgée dans la lutte pour la domination de la Méditerranée au moins depuis le début du 16ème siècle entre l’Espagne catholique et l’empire ottoman. Cette conscience nationale algérienne, l’Algérie-France ne la voit pas. Elle voit juste l’Algérie créée par elle, pour elle.

N’en déplaise aux plumes bien-pensantes, il existait bel et bien, tout au long de la période d’occupation, un nationalisme « populaire » algérien, porteur d’un idéalisme fort qui s’est renforcé par le sentiment d’injustice sociale, économique et culturelle du système colonial. C’est grâce à cet idéal que le peuple « uni » a su puiser les forces de son auto-ressuscitation : terme beaucoup plus à propos que la renaissance.

Ce peuple algérien que la plupart des Français ne voyaient pas ou ne voulaient pas voir -et que certains parmi eux ne voient toujours pas- n’a pas été forgé par l’ethnicité et la race, mais un « peuple culturel » : avec sa langue, sa religion, son mode de pensée, ses traditions, sa mémoire collective, son folklore, ses mythes… Dans ce peuple, on voyait -et on voit encore- des « races » : Kabyles, Arabes, Chaouias, Mozabites, Touaregs… dont les « bases » scientifiques de l’existence ont été jetées par des études ethnographiques et anthropologiques qui ne voient que ce qui différencie et divise et refusent d’admettre le droit des composantes du peuple algérien à l’unité dans la diversité, à l’unité nationale intangible. La voie de la fragmentation, les Algériens l’ont refusée en renouant avec les sources de la culture arabo-musulmane à travers l’œuvre des zaouïas, puis des oulémas, puis d’un État central national malgré toutes ses imperfections que seuls les Algériens ont le droit de débattre.

Ce peuple ignoré, méprisé, non seulement par le système colonial, mais aussi par des franges importantes de ses élites, a fini par réagir avec force et détermination et a balayé aussi les mythes coloniaux de l’assimilation, de l’intégration et de la négation de ses fondements culturels séculaires, malgré le poids de l’histoire qui se traduit dans les ambivalences, voire les contradictions de l’Algérien contemporain. Des ambivalences et des contradictions que seul le temps finira par dissiper et qui sont nées de la violence coloniale qui a été opposée aux aspirations de libération des Algériens, mais aussi de la trahison de certaines élites et de l’inconsistance des pouvoirs politiques algériens qui n’ont jamais osé résoudre la question de l’identité avec courage et sans arrière-pensées.

Reconnaître aussi nos torts… Séparer la mémoire du peuple de l’emprise du politique

C’est en dénouant ces nœuds complexes que les Français considéreront l’Algérie comme une nation, comme une autre qui a droit à une existence propre et n’ayant pas de comptes à rendre sur ses choix culturels et existentiels aux gardiens parisiens et algéro-parisiens des temples de la laïcité, de la modernité, de la démocratie, de la pensée éclairée et de la vérité absolue.

Les Algériens aussi devront percevoir la France comme une nation « normalisée », se débarrasser du complexe du colonisé, dépasser leurs ambivalences. Le problème mémoriel en Algérie ne réside pas, comme le dit M. Stora, dans le « trop-plein de l’histoire » et la «survalorisation de l’imaginaire guerrier qui visait à expliquer le surgissement de l’État-nation par la guerre et pas seulement par la politique». Il réside, plutôt, dans le sentiment amer d’une Révolution dévoyée par les colonisés éternels : les colonisés de la langue, des modes de pensée et de gestion. Les héritiers de l’Algérie-France -conscients ou inconscients- et autres rentiers de la mémoire qui considèrent le pays comme une chasse gardée, et qui ont rendu le but ultime de l’acte révolutionnaire une pension de retraite à percevoir, générant une frustration et un immobilisme qui ont gangrené une société d’ayants droit et de non ayants droits : une société inégalitaire dont les inégalités se fondent sur le rapport à la mémoire.

L’urgence pour les Algériens est de refonder la gouvernance d’un pays sauvé in extremis, et surtout, de se mettre au travail pour consolider, par la liberté d’entreprise et l’égalité des chances, son existence économique sans laquelle point de souveraineté réelle. Cela passera peut-être par la fermeture « temporaire » d’un débat stérile, intellectualiste, sur la réconciliation mémorielle avec la France. Que les Algériens se mettent au travail et laissent de côté les bavardages inutiles et intéressés politiquement sur une réconciliation mémorielle hypothétique entre la France et l’Algérie, car les deux mémoires sont effectivement séparées. Faut-il les réconcilier absolument comme si on devait réconcilier tous les couples séparés ? Peut-être pas. En somme, laissons le temps au temps, il saura accomplir son œuvre…

En attendant, reconnaissons aux Algériens le droit à leur histoire sélective, car une histoire de synthèse ne peut être imaginée que dans les têtes des «professionnels» de l’histoire comme M. Stora. Les Algériens -tous les Algériens et non pas simplement les «Algériens nationalistes»- ont droit à LEUR mémoire… Et même à leur «durcissement mémoriel».


*Chercheur en histoire urbaine, Laval, Canada.


« On tue l’Arabe en France, c’est l’histoire. » Pascal Blanchard est historien, spécialiste du fait colonial. Il a réalisé avec David Korn-Broza Décolonisations. Du sang et des larmes. Dans ce premier extrait, il évoque la création d’une police des Noirs sous Napoléon et nous raconte l’origine du mot Bavure.

Un article à lire en intégralité dans le Siné Mensuel de février, en kiosque.

 

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«On tue l’Arabe en France. C’est une histoire. Elle traverse cinq siècles d’histoire», a asséné l’historien français Pascal Blanchard qui explique dans une interview à Siné Mensuel que «les Arabes n’ont jamais été bien traités en France, jamais !» «Vous vous rappelez ce qu’il s’est passé en octobre 1961 avec un certain nombre d’Algériens jetés dans la Seine, je vous rappelle le 14 juillet 1953 où dix Algériens ont été tués dans les rues de Paris», a-t-il insisté, en ajoutant : «Je pourrai égrainer entre trois et cinq morts par an uniquement à Paris dans les années 1920 et 1930 et je peux remonter comme ça jusqu’à 1453.»

«Aujourd’hui, ce qu’on entend, c’est une minorité qui refusera toujours catégoriquement cette égalité, cette culture passée et cet héritage et, aujourd’hui, ils sont obligés de sortir du bois et on les entend», a souligné ce spécialiste de l’empire colonial français, d’études postcoloniales et d’histoire de l’immigration. «Même là-dessus, je suis plus optimiste que certains, parce que personne ne parlait des bavures dans les années 1950 contre les Algériens, tout le monde s’en foutait, et il y avait beaucoup plus de bavures à l’époque qu’aujourd’hui. C’est-à-dire qu’être noir ou arabe dans les années 1950, 1960, 1970 ou 1980, les Noirs et les Arabes savaient très bien ce qu’ils vivaient, ils savaient très bien ce que veut dire le mot bavure qui vient de la BAV, la Brigade antiviolence créée par Papon à Paris pour surveiller les Arabes. Sauf qu’à cette époque-là un Arabe tué, ça n’intéressait personne, un Noir agressé, tout le monde s’en foutait», a-t-il fait remarquer.

«Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Des deux côtés, le bruit existe, le débat existe», a encore indiqué l’auteur d’une thèse sur le nationalisme et le colonialisme. «On parle d’un siècle, voire de plus, de culture de violence, de manière de penser le monde. Nous devons apprendre quelque part à décoloniser nos imaginaires, à changer la manière dans le regard de l’autre», a-t-il estimé, avant de révéler que la France «est le seul pays à avoir eu une police des Noirs en 1777 sous Napoléon Bonaparte qui les parquait dans les ports parce qu’il voulait les expulser à Saint-Domingue, mais il va perdre Haïti». «Nous avons eu aussi une police des Arabes, installée rue Lecompte, dans le XVIe arrondissement de Paris, à partir de 1926, dont la seule mission sera de contrôler et de surveiller les Maghrébins de France dangereux. Et on aura une police des juifs sous Vichy», a-t-il relevé.

Pascal Blanchard invite les magistrats français à «faire leur histoire», parce qu’«ils ont besoin de se questionner de la manière dont la justice républicaine a été rendue durant les guerres d’Algérie, du Cambodge, du Vietnam et du Cameroun». Pour lui, «tant que ce travail-là n’est pas fait, vous ne pouvez pas espérer qu’un corps d’Etat soit meilleur que l’Etat si l’Etat ne fait pas ce travail pour lui-même».

Le chercheur au CNRS explique que «la troisième génération (d’immigrés, ndlr) aujourd’hui est revendicative». «En même temps, précise-t-il, ce que nous sommes en train de voir avec des déclamations, des actes, des expressions ou des violences racistes, c’est aussi la réaction assez épidermique sur un monde qui se normalise.» «Vous avez des racistes qui commencent à voir des élites, des gens qui arrivent des quatre coins du monde et qui, simplement, revendiquent l’égalité. C’est inacceptable pour eux. Donc, ils crient très fort. Ils jettent des bananes à Mme Taubira», a-t-il ironisé, en faisant référence à l’ancienne ministre française de la Justice qui avait été comparée par une élue municipale à un singe.

«La bonne nouvelle dans tout ça, c’est que, avant, ils n’avaient pas besoin d’hurler, de crier et de jeter des bananes à Mme Taubira car Mme Taubira n’avait pas le droit d’exister. Donc, ces racistes-là étaient confortés dans leur pouvoir de tranquillité», a-t-il conclu.


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