Frontière Inde/Chine : Pourquoi des tensions aussi vives ?

   04.07.2020

Source : The Guardian, Mukul Kesavan

Modi se « vend » comme un gardien de l’Inde. Mais un affrontement meurtrier avec son voisin le plus puissant montre que sa rhétorique a des limites

Manifestants à Dharamsala, Inde, 19 juin 2020. Photo: Sanjay Baid / EPA

L’assaut chinois contre les troupes indiennes près de la vallée de Galwan, le long de la ligne de contrôle réelle (LAC) qui sert de frontière internationale non officielle entre les deux pays, est, pour l’élite politique indienne, le rappel d’une réalité gênante. Le contrôle de l’Inde sur sa frontière avec la Chine dépend des priorités géopolitiques de la Chine, et non de la capacité militaire de l’Inde elle-même.

Cela est vrai depuis plus d’un demi-siècle. En 1962, quinze ans après l’indépendance de l’Inde, un conflit sur Aksai Chin, « oreille » du Cachemire au nord-est, a conduit à une courte guerre avec la Chine de Mao Zedong et à une défaite humiliante pour l’Inde. L’avance militaire de la Chine le long de cette immense frontière contestée a tenu les gouvernements indiens successifs en haleine depuis lors.

L’inde n’a pas eu une bonne main, cependant elle l’a jouée assez habilement. Les 20 victimes militaires des récentes violences constituent le plus grand nombre de morts qu’elle ait enregistré dans des incidents avec la Chine depuis 1967. Le maintien de la paix a exigé une diplomatie inventive. Après un affrontement frontalier dans l’Arunachal Pradesh en 1986, le premier ministre indien de l’époque, Rajiv Gandhi, s’est rendu en Chine en 1988 pour dégeler une relation qui était des plus glaciales depuis la guerre de 1962. Sa visite a débouché sur un accord de paix signé en 1993 par son successeur, Narasimha Rao, qui a fait de l’ALC la base d’un statu quo stable et relativement pacifique.

Depuis la visite de Gandhi il y a 30 ans, l’asymétrie entre les deux pays s’est accrue. La Chine est aujourd’hui une superpuissance économique qui a complètement remanié et modernisé son armée depuis que Xi Jinping est devenu le secrétaire général du parti communiste chinois en 2012. Malgré les progrès économiques de l’Inde depuis qu’elle a libéralisé son économie au début des années 90, le fossé entre elle et la Chine en termes de revenu par habitant, d’infrastructures, tant militaires que civiles, et de science et technologie s’est creusé à un rythme qui embarrasse l’élite politique indienne et démoralise une classe moyenne nationaliste autrement optimiste.

Narendra Modi est arrivé au pouvoir en promettant d’abandonner la position de retenue militaire de l’Inde face aux violations des frontières par ses voisins. Cette promesse visait principalement le Pakistan, mais il a également indiqué que l’Inde adopterait une ligne plus dure face à l’expansionnisme chinois.

Mais comme tous les chefs de gouvernement indiens, Modi était parfaitement conscient de la nécessité de gérer les relations avec la Chine : Xi a été favorisé par une visite d’État au cours de la première année du mandat de Premier ministre de Modi. Xi est arrivé mais, dans un exemple frappant de la realpolitik brutale qui a caractérisé son époque au sommet, sa visite en Inde a été assombrie par une incursion militaire chinoise au Ladakh. C’est comme si Xi avait personnellement mis Modi en garde.

Depuis lors, Modi a connu un certain succès politique en se mettant en avant comme le gardien proactif des frontières de l’Inde, en particulier par rapport au Pakistan. Les « frappes chirurgicales » de l’Inde en 2016 en réponse au terrorisme parrainé par le Pakistan, au Cachemire, ont confirmé la réputation du Premier ministre de rompre avec un passé timoré, même si les dommages militaires causés par ces frappes étaient contestés.

Les frappes aériennes sur Balakot en 2019 en représailles à un attentat suicide qui a tué des soldats indiens au Cachemire ont aidé Modi à obtenir la majorité absolue lors des élections générales de l’année dernière. Malgré les frappes aériennes qui auraient manqué leurs cibles et descendu un avion de chasse en Inde, la volonté de Modi de s’attaquer à un pays doté de l’arme nucléaire lui a valu des éloges politiques au niveau national.

Cette réponse musclée ne s’est pas limitée au Pakistan. En juin 2017, les troupes indiennes ont pénétré dans un territoire contesté par la Chine et le Bhoutan pour empêcher les soldats chinois d’y construire une route.

 L’Inde a revendiqué le locus standi [intérêt à agir, NdT] en tant qu’alliée du Bhoutan dans le cadre du traité, et la confrontation a pris fin en août lorsque les deux parties se sont retirées. Encouragé, peut-être, par le succès de l’intervention de Doklam, le ministre indien de l’intérieur, Amit Shah, a déclaré au Parlement en décembre que le Ladakh, l’un des deux territoires de l’Union administrés centralement et découpés à partir de l’ancien État du Jammu-et-Cachemire, ferait partie intégrante de l’Inde. Il a précisé que le Ladakh inclurait Aksai Chin, contrôlé par les Chinois, le territoire sur lequel s’est déroulée la catastrophique guerre de 1962. « Nous donnerons notre vie pour cela », a déclaré le ministre de l’intérieur à plusieurs reprises au cours de son discours.

Mercredi, le gouvernement indien a annoncé que plusieurs de ses soldats avaient, en fait, donné leur vie dans un horrible affrontement frontalier. Après avoir nié pendant des semaines les informations selon lesquelles l’armée chinoise aurait empiété sur le territoire contrôlé par l’Inde au Ladakh, le gouvernement a admis que 20 soldats, dont un colonel, avaient été tués.

La note de bas de page grotesque de cette nouvelle était que ce bilan avait été atteint sans un coup de feu tiré sous l’effet de la colère. Les troupes indiennes avaient essayé de surveiller un retrait convenu d’un commun accord sans provoquer de fusillade. Puis, dans des circonstances inexpliquées, elles avaient été dépassées en nombre et matraquées à mort par des soldats chinois armés de gourdins enveloppés de barbelés.

Le Premier ministre a rompu son silence sur l’impass lors d’un discours télévisé où, sans mentionner une seule fois la Chine, il a déclaré que les soldats indiens n’avaient pas été martyrisés en vain. Il a essayé de trouver un équilibre entre la méfiance traditionnelle de l’Inde à l’égard d’un conflit sans issue contre un ennemi plus puissant et son besoin d’apaiser l’indignation de son public, habitué à sa position de défense agressive de la « Mère Inde ».

Il a déclaré que l’Inde cherchait la paix mais que si on la provoquait, elle était capable de donner une réponse appropriée. Invoquer la nature essentiellement pacifique de l’Inde était peut-être la voie pragmatique, mais à la suite du dossier chinois meurtrier qui avait fait une vingtaine de morts parmi les soldats indiens, il était difficile, même pour un orateur comme Modi, de soutenir qu’un plaidoyer pour la paix était une réponse « appropriée ». Confronté à la réalité immuable de la supériorité militaire massive de la Chine, le Premier ministre indien a échoué dans sa tentative.

Modi doit choisir. Il peut soit parler à la Chine, comme l’ont fait Gandhi et Rao, pour négocier un nouveau mécanisme de règlement des différends frontaliers, soit engager explicitement l’Inde dans une alliance dirigée par les États-Unis et destinée à contenir la Chine. Ni l’un ni l’autre ne sera facile.

Une Chine intimidante dirigée par Xi pourrait vouloir des frontières instables pour maintenir l’Inde en déséquilibre. Les États-Unis, tournés vers l’intérieur, pourraient ne pas être un allié fiable dans l’Himalaya. Mais il s’agit, au moins, de véritables choix politiques ; jurer de défendre l’intégrité territoriale de l’Inde contre un ennemi que vous n’osez pas nommer, ou nier que l’empiètement chinois ait eu lieu (comme Modi l’a fait récemment), n’en sont pas.

* Mukul Kesavan est un essayiste et un auteur qui enseigne l’histoire à l’université Jamia Millia Islamia de Delhi

Source : The Guardian, Mukul Kesavan
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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