Algérie / Grandeurs et misères de la démocratie

-Point de vue-

Par Kaddour NAÏMI

Décidément, le mot « démocratie » est à la mode : pour les peuples, c’est une revendication légitime mais qui leur coûte souvent des larmes et du sang, tandis que pour les oligarchies qui se  revendiquent de la démocratie, c’est le joli subterfuge masquant le hideux museau du loup désirant dévorer le « petit chaperon rouge » auquel ces oligarchies réduisent les peuples. Mais qu’en est-il dans la réalité ?

Définitions.

Bien entendu, commençons par établir, de manière succinate, ce que le mot « démocratie » recouvre (1). L’idée fut inventée dans l’antique Athènes. Cependant, la démocratie dont il était question alors concernait uniquement les membres de l’oligarchie au pouvoir : ceux-ci discutaient librement entre eux et prenaient les décisions qui répondaient à leurs intérêts de caste. Celle-ci excluait les femmes et les esclaves, lesquels constituaient la majorité absolue de la société athénienne. On avait donc affaire à une démocratie de forme oligarchique.

Des siècles plus tard, vint la démocratie états-unienne. Là, encore, malgré le verbalisme, il s’agissait d’une démocratie dont les femmes et les esclaves étaient exclus ; on avait donc affaire à une démocratie oligarchique de forme nouvelle.

Puis vint la Révolution française de 1789. Dans ce cas, s’opposèrent violemment deux manières totalement antagonistes de concevoir la démocratie. Pour les uns, il s’agissait d’appliquer le mot à lettre, c’est-à-dire que le pouvoir soit réellement aux mains du peuple, considéré comme celui des exploités économiquement. Cette conception fut celle des Babouvistes, des Hébertistes, des « Enragés » et des « Sans-Culottes ». C’était la conception authentique du mot « démocratie » : pouvoir du peuple, autrement dit gestion de la société par et pour le peuple, soit l’autogestion sociale.

Pour d’autres, au contraire, la démocratie consistait à faire gérer le pouvoir par une caste. Cette dernière se proclamait « révolutionnaire » et « au service du peuple », mais, en réalité, il s’agissait d’une oligarchique de forme inédite. Elle se constitua notamment par ce qu’elle eut l’outrecuidance d’appeler la « Terreur ». Bien entendu, cette dernière était déclarée un moyen d’éliminer les « contre-révolutionnaires ». Dans la réalité, les victimes furent plus nombreuses parmi le peuple et les partisans de la démocratie authentique.

Enfin, est apparu l’avatar de cette démocratie « révolutionnaire », en fait oligarchique bourgeoise capitaliste, sous forme de « dictature du prolétariat » et de « démocratie populaire ». Là, encore, les tenants du pouvoir, proclamant combattre les « contre-révolutionnaires », éliminèrent non seulement ces derniers, mais, par la suite, une fois consolidés au pouvoir, exterminèrent par la « terreur » dite « rouge » les authentiques révolutionnaires, partisans de la vraie démocratie en tant que pouvoir du peuple. Cette démocratie authentique était incarnée par les soviets libres de travailleurs et de soldats.

Ainsi, partout sur la planète, triompha la « démocratie » dans sa forme oligarchique, de forme « libérale » capitaliste ou de forme « socialiste » de capitalisme étatique. Nous en sommes là.

Mais combien connaissent ces faits historiques ? Dans l’opinion publique, mais également dans la majorité des « élites » intellectuelles, on parle de la démocratie athénienne comme une merveille, en ignorant ou occultant l’exclusion des femmes et des esclaves ; on fait l’éloge de la Révolution française en évoquant Robespierre et les Jacobins, en ignorant ou occultant Babeuf, Hébert, les « Enragés » et les « Sans-culottes » ; on chante la démocratie états-unienne en ignorant ou occultant l’exclusion des femmes et des esclaves, sans parler des habitants originels du pays, les Amérindiens ; enfin, certains regrettent la  « démocratie » des ex-pays dits « socialistes » en vantant les mérites de Marx, de Lénine et de leurs semblables, en ignorant ou occultant les expériences d’institution de soviets libres, organes de l’autogestion sociale.

C’est dire combien graves sont l’occultation, d’une part, et, d’autre part, sa conséquence,  l’ignorance de ce qu’est la démocratie dans les faits. Voilà pourquoi la forme authentique de démocratie, constituée par l’autogestion sociale, est ignorée parce qu’occultée par la majorité des « élites » intellectuelles, non seulement « libérales » mais tout autant par celles « progressistes » et « démocrates ». C’est que ces deux genres d’ « élites » ont un point commun : une mentalité autoritaire hiérarchique incompatible avec la conception autogestionnaire, laquelle se distingue par le triptyque : liberté, égalité, solidarité. Pour ces « élites », la liberté c’est l’anarchie ; l’égalité c’est favoriser la médiocratie ; la solidarité c’est l’encouragement de la fainéantise.

Ceci étant précisé, il devient, alors, possible de poser la vraie question : de l’authentique démocratie, celle où le peuple exerce réellement le pouvoir à travers ses propres institutions  autonomes et ses propres représentants (c’est cela l’autogestion, ou self-government), qui y trouve son intérêt ?

Niveau national.

Au sein de chaque nation de la planète, quelque soit son niveau de développement économico-social, ceux qui trouveraient leur intérêt à l’instauration de cette démocratie authentique sont précisément ceux qui pâtissent de la démocratie oligarchique : tous les citoyens qui sont réduits au salariat au profit des propriétaires, privés ou étatiques, des moyens de production économique. Notons ceci : tandis que dans la démocratie oligarchique antique, étaient exclus du droit de délibération et de vote les femmes et les esclaves, dans la démocratie oligarchique tant « libérale » capitaliste que « socialiste » de capitalisme d’État, étaient exclus de la propriété des moyens de production la majorité des citoyens, réduits à des salariés.

Dans l’antiquité, les femmes étaient exploitées en tant qu’épouses s’occupant du foyer familial, et les esclaves étaient exploités pour accomplir tous les travaux manuels ; à l’époque moderne, l’exploitation a fait un progrès, si l’on peut dire : la majorité de la population est exploitée par le salariat au profit d’une oligarchie détenant les moyens de production, de manière privée ou étatique. C’est la forme moderne de l’esclavage. Les sangsues de la sueur du travail acceptèrent l’abolition de l’esclavage (dans l’antiquité comme aux modernes États-Unis) parce qu’ils se rendirent compte qu’ils engrangeaient plus de profit de la part d’un être humain libre que d’un esclave qu’ils devaient entretenir complètement.

C’est donc constater que les exploités économiques, seuls, ont intérêt à la démocratie autogestionnaire. Au contraire, les propriétaires, privés ou étatiques, des moyens de production économique ne peuvent qu’y être opposés, et tenir à la démocratie oligarchique. Ignorons les nations où règne une caste dictatoriale : elle exclut toute démocratie, y compris oligarchique, au profit d’une forme totalitaire de gestion sociale ; c’est la forme extrême d’oligarchie. Certains ont l’outrecuidante imposture de l’appeler… « socialisme ».

Niveau international.

Les représentants des oligarchies occidentales proclament toujours qu’ils sont pour la démocratie dans tous les pays de la planète, et déclarent même l’exporter dans les pays dictatoriaux.

Commençons par noter que certains pays ne sont pas considérés comme ayant besoin qu’on y exporte la démocratie, tels l’Arabie dite saoudite ou les Émirats du Golfe. D’autres pays ont vu l’instauration d’une démocratie sous forme de « révolution colorée » : le résultat fut l’instauration d’une oligarchie semblable sinon pire à celle qui fut éliminée : l’Ukraine et la Géorgie, par exemple. Et puis il y a les nations où les hérauts de la démocratie occidentale (entendons oligarchique capitaliste) dénoncent la dictature et proclament la nécessité d’instaurer dans ces nations la démocratie, par exemple la Corée du Nord, l’Iran, le Venezuela, l’Algérie, etc.

Raisonnons alors de la manière la plus simple et la plus concrète.

Dans les nations où n’existe pas la démocratie, pas même oligarchique de forme capitaliste occidentale, quelle est la situation ?… Un gang mafieux, constitué d’une caste dominant l’État, gère le pays par la terreur. Bénéficiant des pots-de-vin de toute sorte (2), d’une part, ce gang vend au plus bas prix les matières premières et la force de travail de la nation aux oligarchies des pays économiquement (et militairement) dominants ; et, d’autre part, ce gang importe les produits de ces pays dominants au plus haut prix, en s’arrangeant pour contrecarrer toute possibilité de la nation à se doter d’une production économique autonome. Ainsi, les deux oligarchies, celle du pays dominant et celle du pays dominé, satisfont leurs intérêts : profits colossaux pour les multinationales, et pots-de-vin consistants pour les gangsters qui gèrent les pays dictatoriaux (d’une manière ouverte ou déguisée par des simulacres d’élections « démocratiques »).

Dans ce cas, les membres des oligarchies économiquement hégémoniques, d’une part, et, d’autre part, celles dominées ont-elles intérêt à l’instauration de la démocratie de forme autogestionnaire dans les nations économiquement dominées ?… La démocratie autogestionnaire, c’est la gestion de la nation par et pour le peuple. Dans ce cas, le peuple, possesseur réel des ressources matérielles du pays, les vendrait au prix le plus cher sur le marché international, d’une part, et, d’autre part, créerait sa propre structure économique afin de mettre sur son marché intérieur les produits au plus bas prix. Cette situation est, évidemment, contraire aux intérêts aussi bien des oligarchies hégémoniques mondiales que de celles subalternes des nations dominées.

Allons plus loin. Les membres des oligarchies économiquement hégémoniques, d’une part, et, d’autre part, celles dominées, qui vivent par les pots-de-vin, – formant donc une oligarchie de forme compradore, rentière -, ont-elles intérêt à l’instauration, dans les nations dominées, d’une démocratie de forme oligarchique mais constituée par un groupe capitaliste nationaliste ? La caractéristique de ce dernier est de se constituer en groupe autonome opérant dans sa nation, en cherchant à y créer une structure économique indépendante, répondant aux besoins internes de la nation, d’une part, et, d’autre part, au niveau mondial, à entrer en concurrence avec les autres groupes capitalistes. En Algérie, un représentant de ce groupe est Issad Rebrab ; les déboires qu’il a rencontrés deviennent compréhensibles. Leur motif n’est-il pas dans le fait que l’Algérie est dominée par une oligarchie de forme compradore ? D’où une corruption de type structurelle? (3) Ce fait n’a-t-il pas comme preuve plus significative la situation de l’Algérie ? Soixante années après l’indépendance, elle est dans la dépendance économique. Le contre-exemple est la Corée du Sud : se trouvant en 1962 au niveau économique de l’Algérie, et ne disposant ni de pétrole ni de gaz, cette nation a acquis un développement économique qui lui permet même d’exporter de la technologie.

D’où il devient évident que les oligarchies économiquement hégémoniques sur la planète, et leurs subordonnées oligarchies compradore dans les nations dominées, n’ont absolument aucun intérêt à voir les nations économiquement dominées se doter de démocratie, que cette dernière soit de forme oligarchique mais économiquement productiviste, ou de forme autogestionnaire. 

N’est-ce pas là le fond, l’essentiel en ce qui concerne le thème de la démocratie ? Ainsi, ne deviennent-ils pas plus clairs les enjeux des conflits aussi bien au niveau international que national, quelque soit le pays considéré ? Et n’est-elle pas évidente la difficulté extrême pour les peuples à concrétiser l’authentique démocratie, celle où réellement ce sont eux qui gèrent la collectivité dont ils font partie ? Enfin, n’est-il pas plus aisé de comprendre pourquoi l’expression la plus occultée est précisément celle de démocratie autogestionnaire, avec son triptyque : liberté, égalité, solidarité ? Toutes ces considérations ne fournissent-elles pas un éclairage sur les événements qui caractérisent l’actuelle intifadha populaire en Algérie ?

Kaddour Naïmi

[email protected]

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(1) Détails dans mon essai « La guerre, pourquoi ? La paix, comment ?... » librement disponible in https://www.editionselectronslibres-edizionielettroniliberi-maddah.com/ell-francais-sociologie-oeuvres-guerre-paix.html

(2) Voir https://tribune-diplomatique-internationale.com/index.php/2019/09/26/comment-affronter-lhydre-de-la-corruption/

(3) Idem.


NDLR : Les textes publiés engagent la seule responsabilité de leurs auteurs; ils contribuent  librement à la réflexion, sans représenter automatiquement l’orientation de La Tribune Diplomatique Internationale.


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