Hasni Abidi. Politologue : «Une nouvelle configuration est en cours de construction en Libye»

     Hasni Abidi. Politologue et directeur du Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen (Cermam), à Genève  

Hasni Abidi

  Dans l’entretien accordé à El Watan, Hasni Abidi revient sur la désignation à Genève (Suisse) d’une autorité exécutive unifiée pour organiser des élections en décembre 2021. Pour lui, le forum du dialogue inter-libyen a montré que «les clivages en Libye étaient profonds, mais que la lassitude de la population a atteint un point de non-retour»«Les poids lourds de la politique libyenne sont sanctionnés mais la liste retenue bénéficie d’une adhésion populaire. C’est la victoire d’un programme pragmatique sans prétention, porté par des hommes proches des technocrates et éloignés des dogmatiques du régime», estime-t-il. Le directeur du Cermam considère que le gouvernement sera conforté à plusieurs difficultés : «La première est de gagner la confiance du Parlement situé à l’Est en 20 jours et constituer un cabinet capable d’appliquer la feuille de route du gouvernement qui sera installé pour la première fois à Syrte. Quant à son autorité, elle sera limitée.» S’agissant du rôle des acteurs régionaux, il signale : «Sans engagement américain en faveur du plan et un accord entre Ankara et Moscou, la Libye restera une menace pour elle et pour ses voisins.»

– Les participants au dialogue interlibyen, réunis sous les auspices de l’ONU à Genève, en Suisse, ont désigné une autorité exécutive unifiée en Libye, qui aura pour tâche de «réunifier les institutions de l’Etat et assurer la sécurité» jusqu’aux élections prévues en décembre 2021. Quelle lecture faites-vous de cet accord ?

Il s’agit d’une avancée majeure dans un processus politique que l’on croyait voué à l’échec. Malgré les limites de la démarche onusienne, elle a néanmoins réussi à relancer une dynamique diplomatique là où des Etats ont échoué dans la recherche d’une sortie de crise. Le forum du dialogue interlibyen a montré que les clivages en Libye étaient profonds, mais que la lassitude de la population a atteint un point de non-retour.

C’est pourquoi on a assisté à la victoire d’une liste non favorite et l’échec de celle composée par les derniers hommes forts en Libye : Fathi Bashagha à l’Ouest et Aguila Saleh à l’Est. C’est un indicateur d’une volonté de tourner la page des barons de la politique, responsables, selon les membres du forum, de l’impasse actuelle.

Mais il ne s’agit nullement d’un vote par défaut ou de sanction. Certes, les poids lourds de la politique libyenne sont sanctionnés mais la liste retenue bénéficie d’une adhésion populaire. C’est la victoire d’un programme pragmatique sans prétention, porté par des hommes proches des technocrates et éloignés des dogmatiques du régime.

– Justement, qui sont les quatre dirigeants désignés ?

Le président du Conseil présidentiel est un homme peu connu, né en 1976 à Tobrouk (Est). Mohammed Younes El Menfi, ancien boursier du régime en France, a pris ses distances durant la révolte libyenne puis il a été élu dans la première assemblée post-El Gueddafi et est devenu membre du Conseil présidentiel. Il vient de rentrer d’Athènes, son dernier poste en qualité d’ambassadeur. Il sera secondé par deux vice-présidents, Abdullah Al Lafi et Moussa Al Koni, représentants des autres régions du pays.

Le nouveau Président est originaire de l’Est libyen mais adopté politiquement par Tripoli. Les appartenances régionales et tribales en Libye demeurent un facteur déterminant dans la vie sociopolitique. Le poste le plus convoité est celui de chef du gouvernement. Il revient à Abdelhamid Dbeibah. Originaire de Misrata et diplômé d’une université canadienne, il a dirigé la première société d’investissement durant le règne du colonel El Gueddafi.

Il a le profil du moment. C’est un homme d’affaires qui a prospéré en Libye, en ayant des liens avec toutes les composantes de la société libyenne. Il a fait partie de l’équipe réformatrice de l’héritier déchu du colonel, Saïf Al Islam. Dans son programme, il prône l’inclusion de tous les Libyens et la reconstruction du pays.

– Les forces en présence en Libye se sont félicité de l’accord. Mais l’autorité exécutive disposera-t-elle d’un réel pouvoir sur le terrain ?

Le gouvernement sera conforté à plusieurs difficultés. La première est de gagner la confiance du Parlement situé à l’Est en 20 jours et constituer un cabinet capable d’appliquer la feuille de route du gouvernement qui sera installé pour la première fois à Syrte. Quant à son autorité, elle sera limitée. C’est un Exécutif sans assise populaire et sans structure militaire capable de rivaliser avec les armées en présence et les milices.

Sa seule force réside dans le référentiel onusien et son objectif de gérer une transition en vue de l’organisation des élections présidentielle et législatives. Il aura deux atouts : la Banque centrale libyenne et la NOC, la compagnie pétrolière : deux enjeux de la crise libyenne.

– Le délai que s’est donné la nouvelle autorité sera-t-il suffisant pour tenir une élection le 24 décembre 2021 ?

Les délais ne sont pas sacrés et les Nations unies sont prêtes à accorder un délai supplémentaire. La communauté internationale est consciente que la tâche est difficile au regard de la dégradation des services publics, les rivalités entre les deux états-majors de l’armée, le refus de certaines milices d’intégrer les corps constitués et enfin la position ambiguë du maréchal Haftar toujours en embuscade.

– Les puissances étrangères faciliteront-elles, de leur côté, un règlement de la crise ?

Les acteurs régionaux ont consolidé leurs positions et leurs avantages sur le territoire libyen. Trois acteurs sont déterminants en Libye : la Russie, la Turquie et l’Egypte. La Russie est en voie de réaliser son accès à la Méditerranée après deux bases navales en Syrie.

Elle lorgne aujourd’hui vers la Libye et notamment le Sud. Moscou excelle dans l’usage politique de ses acquis militaires dans ses relations avec Washington. Il n’est pas exclu que Moscou exige des avantages économiques et militaires avant de retirer son soutien à Haftar et à la milice Wagner.

Quant à Ankara, soutenue par le Qatar, son intervention militaire a permis au gouvernement reconnu de Tripoli de résister à l’assaut de Haftar en avril 2019. La Turquie a conclu des accords avec Tripoli légitimant sa présence. L’Egypte, qui partage une frontière avec la Libye, s’est rangée du côté de Haftar avec le soutien des Emirats arabes unies. Son obsession se résume à contrer les Frères musulmans et à s’assurer un débouché économique. Mais son homme en Libye, Haftar, est toujours en embuscade. Il s’est débarrassé de son rival politique à l’Est, Aguila Saleh.

Désormais, il est le seul interlocuteur pour le nouveau président du Conseil présidentiel. Depuis l’élection de nouvelles autorités, une configuration est en cours de construction en Libye. Tous les regards sont tournés du côté de Washington. Il sera difficile de trouver des arrangements entre les acteurs régionaux avant une entente totale entre les Libyens.

Le président Biden est attendu sur la Libye pour mesurer son engagement en faveur de la solution onusienne et d’exiger de tous les acteurs de se retirer de la Libye. Sans engagement américain en faveur du plan et un accord entre Ankara et Moscou, la Libye restera une menace pour elle et pour ses voisins.


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