LIVRES / Histoire de la guerre de libération nationale : Une écriture à «balles réelles»

      par Belkacem Ahcene-Djaballah   

                                              Livres

Lakhdar Bentobbal. Mémoires de l’intérieur. Récit mémoriel par Daho Djerbal. Chihab Editions, Alger 2021, 399 pages, 1.200 dinars

On aimera ou on n’aimera pas… Mais on ne peut que respecter et saluer le travail d’enregistrement, de recherche, de transcription et de rédaction effectué par Daho Djerbal («Un travail accompli en présence et avec la collaboration pour l’entretien du Pr Mahfoud Bennoune» -aujourd’hui décédé-ancien membre de l’Aln, ancien secrétaire du colonel Bentobbal). Un travail qui a commencé fin décembre 1980 et achevé en juillet 1986. Un travail à chaque fois soumis à l’appréciation critique de Bentobbal. Un travail refusé d’édition par la défunte Sned (qui ne voulait garder que les initiales de toutes les personnes citées, car le «livre était un brûlot pour la conjoncture de l’époque» !), et par les éditeurs français qui ne voulaient pas publier les deux tomes, mais un seul… condensé, destiné surtout au «lectorat français». Tout cela du vivant de Lakhdar Bentobbal. Un travail qui a attendu 35 années l’«accord» de la famille Bentobbal (Voir l’entretien de Daho Djerbal accordé à Mustapha Benfodil/El Watan, lundi 22 novembre 2021).

A vrai dire, il était temps que cet ouvrage, tant et tant attendu, paraisse, restituant aux Algériens, jeunes et moins jeunes, les détails (et non plus les généralités, ainsi que les «vérités» publiées outre-mer) d’un pan important de leur Histoire.

Important et cela se vérifie au fil des pages, Bentobbal allant au fond des choses, et n’épargnant personne, lui-même et son environnement y compris. Le tout, accompagné chaque fois d’une analyse politique assez fine, ce qui permet de mieux comprendre les situations de l’époque… et même celles d’après-guerre.

Cela a commencé avec la présentation de son enfance, au sein d’une famille milévienne (Mila) au départ extrêmement démunie, dont la vie allait se dérouler dans «une Révolution anonyme», avec la découverte du nationalisme, les premières épreuves (Ppa, Aml…), le 8 mai 45, le tournant électoraliste, les premiers maquis, l’Os, la réunion des «22»…

Suit «l’An I de la Révolution par les armes» (et la mort de Didouche», un «guide»), les passes difficiles, le 20 août 55, l’organisation du peuple et la marche vers le Congrès de la Soummam et, cerise sur le gâteau, un témoignage palpitant et assez direct du Colonel Ouamrane (p 286 à 304), cet autre grandissime baroudeur, ayant pris le maquis bien avant novembre 1954.

Et cela se termine avec «le tournant de la Soummam», la préparation et la tenue du Congrès et toutes les questions de «primauté», l’épreuve des faits, dont la mort de Zighout Youcef, la crise des Aurès -Nementcha, le deuxième congrès de la wilaya II…, la question du pouvoir (dont l’arrestation des «cinq»), la grève des 8 jours et le départ «pour un autre monde» (pour la Tunisie !).

Vivement les «Mémoires de l’extérieur» ! Croisons les doigts.

Les Auteurs : Maître de conférences en histoire contemporaine (Université d’Alger). Directeur de la revue «Naqd», depuis 1993. Plusieurs travaux en histoire économique et sociale. Et il s’oriente vers le recueil de témoignages d’acteurs de la guerre de libération nationale.

-Lakhdar Bentobbal (8 janvier 1923-21 août 2010), originaire de Mila, militant de la lutte d’indépendance dès l’âge de 15 ans, membre du Ppa dès 1940, membre du Groupe des «22», Chef de la wilaya II, ministre de l’Intérieur du Gpra, un des négociateurs des Accords d’Evian.

Sommaire : Avertissement/Une Révolution anonyme (huit chapitres)/L’An I (trois chapitres)/Le tournant de la Soummam (trois chapitres)/Annexes/Index des noms.

Extraits : «Il y avait la domination des notables sur nos parents, la domination des hommes sur les femmes, des aînés sur les cadets, des adultes sur les enfants et, par-dessus tout, il y avait le colonialisme français qui trônait tout en haut de la pyramide de l’oppression (…). C’est dans cet univers oppresif que notre génération a grandi» (Lakhdar Bentobbal, 16),» Ce n’est que plus tard que nous avons compris que la lutte contre la présence française n’était pas la seule que nous avions à mener, qu’il fallait commencer par le début, c’est-à-dire par la transformation des mentalités rétrogrades (L. B., p 33), «Les gens n’ont jamais cru en eux-mêmes; ils ne se sont jamais coinsidérés comme une force capable de chasser la France. Il était très difficile de les convaincre qu’un peuple, en acceptant le sacrifice suprême et ayant foi en lui-même pouvait l’emporter sur n’importe quel adversaire. On ne trouvait pas un seul Algérien qui ait eu foi en lui-même» (L. B., p 51), «Nous étions jeunes et, comme tous les jeunes, nous avions besoin de héros mythiques ou d’hommes légendaires que nous prenions comme modèles» (L. B., p 92), «Toute loi, tout programme fait par une équipe, que ce soit celle que nous représentions ou une autre qui nous a précédés, n’est en fait qu’en fonction de ce que peut faire l’équipe dirigeante et non pas la base (L. B., p 176), «Skikda était la kasma du Mtld la plus importante d’Algérie. C’était l’unique kasma qui comptait 2.600 militants et elle venait avant les Aurès qui en comptait 2.400» (L. B., p 206), «Les premières institutions de l’Etat algérien indépendant ont vu le jour dans ces parcelles de terres libérées que les Français avaient déclarées «zones interdites» (L. B., 249).

Avis : Enfin, une approche (universitaire donc assurément scientifique) de l’écriture de l’histoire de la guerre de libération nationale…, une écriture algérienne, en ce sens qu’elle va à la rencontre des acteurs algériens, d’abord du Mouvement national ensuite du Fln et de l’Aln. Ici, certes, les «Mémoires» d’un acteur incontournable -personnage central de la guerre, homme d’action, homme de terrain, engagé, habité par la cause, à la vie spartiate- mais un matériau (une sorte de recueil de souvenirs et de «confidences», et selon l’auteur la «traduction la plus fidèle et la plus exacte possible de la pensée et de l’action de S. L. Bentobbal sans aucune adjonction dans le texte initial, et sans interprétation» (p 7, Avertissement), lequel a été soumis aux mêmes règles méthodologiques de distance critique appliquées au document écrit. Quant aux contenus (affirmations, précisions, jugements, témoignages, révélations… parfois des «boumbattes» sur les populations, les groupes, les idées et les individus), chacun est libre de les apprécier à sa manière. Quant à l’auteur, il est assez grand et expérimenté pour se défendre contre les éventuelles critiques ou «attaques». Les autres historiens n’ont qu’à opérer les vérifications et autres recoupements pour confirmer ou infirmer. Morale de l’histoire : vive la «liberté d’écrire librement l’Histoire»… Tout particulièrement celle qui appartient à tout le peuple algérien. Et, en attendant, Ave Bentobbal !

Citations : «Les ‘Ulémas n’ont jamais pris position sur la question de l’indépendance nationale» (L. B., p 64), «En politique, la force de l’exemple est quelque chose d’essentiel. On ne peut assurer une autorité morale quelconque sur un militant si l’on n’est pas soi-même un homme sain. Le comportement individuel est une donnée très importante «(L. B., p 69), «Dans le Nord, le militant lutte pour un idéal qu’il a mûrement réfléchi. Ici, le courage tient au fusil, si celui-ci est retiré, le courage disparaît avec lui» (L. B., 135), «Lors de la réunion (note : des «22» ), c’est surtout le français qui a été utilisé comme langue de travail. Ben Boulaïd a présenté son exposé entièrement en français, langue qu’il maîtrisait parfaitement. Mais, pour des choses aussi sérieuses, la langue utilisée importait peu» (L. B., p 152), «L’Algérie a perdu en Didouche (Mourad) un cadre et un guide irrempaçable. Beaucoup d’événements néfastes qui se sont produits après sa disparition et qui ont affecté la révolution auraient certainement pu être évités si des dirigeants de son envergure avaient été encore là» (L. B., p 208), «D’après ce que j’ai appris, une génération ne retrouve jamais une occasion historique qu’elle a perdue une première fois (…). Une génération n ‘a jamais fait deux révolutions et (qu’)une génération qui a raté le rendez-vous de l’histoire n’ a jamais vu l’histoire revenir sur ses pas (L.B p 249), «Quand la révolution a grandi, même le concepteur s’est trouvé prisonnier des lois, il n’était lui-même plus libre par rapport aux lois qu’il avait conçues (…).Quand l’organisation ne s’impose pas, c’est le règne de la force pure, le fort s’impose au faible et c’est le peuple qui en fin de compte subit le plus grad préjudice (…). Si celui qui porte les armes devient l’élément principal, cela débouche sur un Etat dont les fondements reposent sur la force pure et non sur la loi» (L.B, p268), «Est-ce que le peuple est révolutionnaire ? Je dirai non (note : au début de la guerre ). Il n’a jamais combattu pour la révolution.Il croit en la révolution mais il ne lutte pas pour elle.Il croit en la remise en cause et au chambardement de toute la société pour qu’il puisse prendre les rênes du pouvoir, mais ce qu’il vise en fait, c’est l’intérêt individuel.Le peuple n’était pas encore formé. D ‘abord, l’idéologie n’existait pas.C’était une idéologie non codifiée, même chez les djounoud» (L.B, p363)

Docteur Mohamed Lamine Debaghine. Un intellectuel chez les plébéiens (Préface de Djilali Sari). Essai de Rachid Khettab, Les Editions Dar Khettab, par Daho Djerbal. Boumerdès 2021, 400 pages, 1500 dinars

Il est né à Hussein Dey (et non à Cherchell ainsi que beaucoup le pensent.Il y a effectivement vécu son enfance et il y est allé à l’école primaire). Collège (Blida). Baccalauréat… avec pour condisciples plus jeunes S. Dahlab, B. Benkhedda,M. Yazid, R.Abane, A. Boumendjel… Maître d’internat au lycée Duveyrier de Blida (lycée Ibn Rochd ). Ancien de l’Aeman, déjà militant du Ppa, il aura une influence capitale dans leur politisation. Etudes de médecine (par accident, dit-il, car pour un Algérien à l’époque, on ne pouvait espérer devenir que professeur dans l’enseignement ou avocat), interrompues par des «séjours-prison»… Sétif comme remplaçant du Dr Francis… Installation à Saint Arnaud (El Eulma)… où il y a habité.

La suite est une grande aventure. Doctrinaire de l’aile activiste du Ppa-Mtld (celle qui enfantera l’Os) en 1947, opposant à Messali Hadj en 1949 (à propos de la rénovation du Ppa-Mtld et de la mise en place d’une stratégie de la lutte armée comme moyen de libération), occupant plusieurs postes importants au cours de la guerre de libération,dont celui de ministre des Affaires extérieures du Gpra après avoir dirigé «avec autorité et intelligence» (F.Abbas, dixit) le bureau central du Caire…

Lui, c’est le Dr Mohamed Lamine Debaghine (décédé le 20 janvier 2003 à l’âge de 86 ans et enterré au cimetière de Sidi M’hamed)… qui n’ a déposé son dossier de retraite (moudjahid) qu’en 1988… à l’âge de 71 ans.Il avait, aussi, refusé un poste d’ambassadeur (du temps de Boudiaf), il n’avait répondu à une invitation officielle qu’une seule fois (du temps de L. Zeroual) et il avait refusé la «sollicitude» de Bouteflika… et le Colonel Ouamrane dira de lui : «Les deux personnes les plus honnêtes de la révolution algérienne furent Abane Ramdane et Lamine Debaghine» (p 324). Un document à lire absolument. Alors député à l’Assemblée française, il prononça, lors des débats concernant le Statut de l’Algérie en 1947, un discours retentissant. Une plaidoirie remarquable pour affirmer l’existence de la Nation algérienne et le rétablissement de la souveraineté, comme il dénia à la France de légiférer au nom du peuple algérien.Il revendiqua «une Assemblée constituante algérienne souveraine, seule légitime pour décider de l’avenir de l’Algérie». Hocine Ait Ahmed dira de lui : «Lamine était fantastique !»

L’Auteur : Sociologue de formation, diplômé d’universités (Montpellier et Paris), après avoir exercé plusieurs métiers, il fonde sa maison d’édition en 2006… et ce, afin d’offrir au public des ouvrages de référence dans différents domaines.Déjà deux dictionnaires biographiques à caractère historique : «Frères et compagnons» consacré» aux Algériens d’origine européenne et de confession juive durant la Guerre de libération nationale et «Des amis, des frères» qui traite des soutiens internationaux à la lutte de libération nationale

Sommaire : Préface/Introduction/ 1ère partie (6 chapitres)/ 2ème partie (4 chapitres)/ 3ème partie (1 chapitre)/ 4ème partie (6 chapitres)/ 5ème partie (2 chapitres)/Conclusion/Bibliographie/Annexe/Table des matières

Extraits : «La conscience politique de Lamine Debaghine est née de la juxtaposition de la revendication indépendantiste chère aux militants de la vieille garde de l’Ena, issus de l’émigration ouvrière et de l’émergence au sein de la société algérienne d’une nouvelle couche urbaine moderniste née dans l’ombre de la colonisation, dont Lamine Debaghine est issu.Cette société est en pleine ébullition et sa culture n’a pas encore coupé totalement avec la culture traditionnelle» (p25), «Le débarquement des Américains fut l’un des moteurs de la dynamique de changement qui s’est opérée dans la mentalité des Algériens.Il a constitué sur plusieurs points une rupture, un choc tellurique qui ébranla à jamais leur perception qu’ils avaient de la suprématie de la France et l’impératif de penser à la refondation d’une nation, d’un Etat» (pp 58-59), «Ils (les «trois B») avaient besoin de civils parmi eux.Il leur fallait des têtes politiques.Ils s’allient aux civils, pour partager le pouvoir, mais dès que ces civils les contestent, ils les remettent à leur place» (p256)

Avis : Un ouvrage qui, enfin, «rend à César ce qui appartient à César». Un illustre «méconnu» – du grand public- du Mouvement national,des années 40 jusqu’à l’indépendance. C’est, peut-être, le vrai père de la Diplomatie algérienne. Une personnalité et un rôle si peu mis en valeur… comme beaucoup d’autres presque victimes des «non-dits» de notre histoire contemporaine et du rôle de l’intellectuel dans le processus de prise de conscience nationale. Il est vrai que «sa doctrine reposait sur une martyrologie sans référent religieux, une forme de mysticisme de l’engagement politique.Il n’était pas seulement homme de pensée, mais homme d’action» (p 357). Sorte d’électron «libre», au caractère trop «trempé», sans «soutien», se retrouvant presque toujours dans des positions fragiles. Trop (Très ?) Dérangeant ?

Citations : «J’ai toujours joué le rôle de remplaçant ; même plus tard lorsque la situation était difficile, on faisait appel à moi» (M-L Debaghine, p 384)


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