Idir, blessure identitaire et malentendu algérien

11.05.2020

   Quel  effort  peut-on  encore  demander  à  la  Kabylie  qu’elle  n’ait  déjà concédé ? Aucun, ou plutôt si, le seul qui compte  en vérité aux  yeux de certains : sa disparition.

© Louiza Ammi/Liberté

Idir, c’est d’abord des notes de musique et la mélodie d’une voix qui ont fait le tour du monde. En revivifiant, en faisant voyager bien loin de son terroir un patrimoine culturel condamné par des idéologies sclérosées, Idir a réenchanté nos vies, comme en témoigne Mouloud Mammeri qui invite à “savoir gré à celui qui, habillant de rythme à la fois moderne et immémorial les vers fidèles et beaux, prolonge pour nous avec des outils très actuels un émerveillement très ancien”.

Venant de toutes parts, les hommages consensuels suscités par le décès d’Idir émanent de personnalités diverses : d’artistes, ses pairs, mais aussi des grands de ce monde comme des petites gens et, enfin, de son peuple reconnaissant et  fier.  Après  le consensus  des premiers  jours  surgissent les  divergences de  fond.  Acceptons  et  assumons  d’en  débattre, sans jeter l’anathème sur le contradicteur.

La blessure 
En  effet,  d’autres, qui  saluent également  son  talent, son ouverture, font valoir l’humaniste qu’est Idir, le posent en exemple à  même  de libérer les esprits d’errances  périlleuses, mais  refusent  de voir chez  lui l’indélébile blessure identitaire  qui  lui  a  été  infligée  dès  l’adolescence,  à  l’aurore de l’Algérie naissante, lorsque la promesse de l’aube est devenue cauchemar. Nié dans ce qu’il est, pour ce qu’il est, c’est dans cette blessure que son œuvre prend source.

Pour autant, point d’aigreur, mais de l’altruisme et une empathie naturelle envers tous les damnés de la terre chez Idir qui fait le choix de la création artistique comme réplique à l’oppression identitaire. Mais cette générosité efface-t-elle  cette  blessure originelle restée béante  toute sa vie durant ? C’est une erreur de le croire. Pouvait-il en être autrement chez cet homme qui possédait un lien fusionnel avec sa montagne natale, avec sa terre amazighe, qui chantaient en lui l’éternel Jugurtha ? Non, jamais il n’a guéri de cette déchirure, jamais il n’a compris cette offense étrange.

Au contraire, il s’en est nourri pour défendre, dans l’ouverture, sa culture menacée, allant vers l’autre sans jamais se renier. Son talent a fait le reste. Initialement vouée à la sauvegarde du patrimoine culturel, son œuvre a fini par devenir elle-même partie intégrante de ce patrimoine.

Ce parcours, Idir, lui-même, l’explique quand il aborde le domaine de la chanson qu’il examine dans le contexte de la société de communication naissante d’alors(1). Idir annonce l’arrivée massive des chaînes de télévision satellitaires qui allaient déverser un tel flot d’émissions que, dit-il, ne survivront que les plus “intelligents ou, plus exactement, ceux qui ont le plus de moyens par rapport à ceux qui n’en ont pas”.

Il ajoute : “Dans tout cela, nous, Kabyles, on ne compte même pas. Nous ne sommes même pas la moitié d’une goutte dans l’océan.” C’est dire qu’il avait conscience des enjeux et des rapports de force impitoyables qui régissent les relations entre peuples. Que faire dans ces conditions quand, pis encore, votre État vous abandonne et, parfois, vous combat ? Sûrement pas se replier sur soi. Dans cette lutte par trop inégale, lui préconise d’“être partie prenante de cette réalité”, aussi dure et injuste soit-elle.

Il met en garde contre la tentation  du ghetto, de l’enfermement  dans  une “culture figée”, dans “des rituels” qui deviennent vite des “carcans” pour les nouvelles  générations  qui, tôt  ou  tard, finiront  par  déserter  ce  monde “étouffant”. Mieux, il invite à “s’oxygéner”, à s’ouvrir  à “l’universel”. À établir un  “pont”  pour  éviter  la  rupture  avec  les  jeunes, les  autres.  Et  ce pont, ce  peut-être  la  musique.  Il  faut  donc travailler  à  créer  des  mélodies accessibles  à “l’oreille universelle”.

Ce sont elles qui permettront  à  la langue de voyager, de vivre. Car “nous devons sauver notre âme”. Dans le débat qui  agite  aujourd’hui la Kabylie sur sa survie, plus  généralement  sur celle de l’amazighité tout aussi sursitaire, les mêmes, cités  plus hauts, invitent  à  suivre l’exemple d’Idir qui, lui, ne rejette pas son algérianité, disent-ils. De quelle Algérie s’agit-il ?

Le malentendu
Ce qui fait problème dans cette façon d’aborder la question identitaire en Algérie, c’est précisément son approche (le lieu d’où l’on parle). (Nous reprenons ici telles quelles les terminologies utilisées sans les discuter.) L’exposé classique de cette opinion donne à voir un conflit funeste généralisé opposant deux belligérants.

Par souci de neutralité, une symétrie est établie entre les deux parties. D’un côté, les “berbéristes” (autonomistes, algérianistes(2), indépendantistes,…) et, de l’autre, les “arabo-islamistes” (wahabistes, badissistes, zouafistes, bennabistes, baâthistes…). À des fins pédagogiques, ces deux camps sont généralement réduits à leurs courants radicaux.

De sorte que la tentation de renvoyer dos à dos les deux belligérants, source de nos “communs malheurs”, s’en trouve renforcée tout comme le confort du rhéteur. Il prend de la hauteur et son avis semble gagner en modération donc en tolérance, voire en justice et, au final, pourquoi pas en vérité ? Sauf que ce formalisme qui consiste à ne voir dans ce conflit que deux ennemis qui se valent est un leurre et la symétrie, qui permet de renvoyer dos à dos le berbériste et l’arabo-islamiste, est factice.

Qu’y a-t-il de comparable entre les deux ?
À commencer par leur rapport au pouvoir, au moins depuis 1957. Depuis cette date, l’arabo-islamisme a régné sans partage aux sommets des centres de décision quand le berbérisme, lui, s’est retrouvé banni des institutions et réprimé. Les ravages de l’arabo-islamisme sont, hélas !, incommensurables et ses victimes innombrables.

Depuis les mises à l’index, les exclusions et les passages à tabac de 1949 qui se sont prolongés en exécutions des meilleurs patriotes pendant la guerre, puis en emprisonnements et assassinats après l’indépendance, jusqu’à une guerre civile ayant entraîné des centaines de milliers de morts. De l’autre côté, quelle victime du berbérisme pourrait-on exhiber ? On serait en peine d’en trouver une seule.

Quant aux efforts des Kabyles dans l’émancipation politique de l’Algérie, on peut  remonter à la création de l’Étoile nord-africaine, quand les fondateurs kabyles majoritaires s’effacent pour placer à leur tête un arabophone, afin de rallier à l’insurrection les franges de la population acquises à l’arabisme. Et, durant la guerre, peut-on oublier le poids de la Kabylie dans ce conflit et le tribut qu’elle a payé ?

Après l’indépendance, ce sont encore les Kabyles qui sont à l’avant-garde du combat en faveur de la démocratie, pour le respect des libertés fondamentales, avec la création de la première Ligue des droits de l’Homme réprimée par la Cour de sûreté de l’État. Dès lors, quel effort peut-on encore demander à la Kabylie qu’elle n’ait déjà concédé ? Aucun, ou plutôt si, le seul qui compte en vérité aux yeux de certains : sa disparition. On a contesté à Idir son algérianité. Elle se lit tout au long de sa vie.

Le jeune homme qu’il a été n’a pas cherché à échapper aux deux années de service national en dépit des griefs qu’il avait contre le régime algérien alors que, de surcroît, à ce moment précis, s’ouvrait devant lui une carrière artistique prometteuse. Elle s’exprimera dans des collaborations amicales avec les plus grands artistes arabophones. Et à aucun moment, elle ne sera prise en faute lorsque son engagement en faveur de l’émancipation de son peuple est requis.

On peut aussi la voir dans un fait moins anecdotique qu’il n’y paraît : la non-acquisition de la nationalité française, même après quarante-cinq ans de vie en France, et, de manière corollaire, son attachement à garder pour unique nationalité la nationalité algérienne. Celle-ci (même corrompue par le régime algérien) participe à ses yeux du lien indéfectible qu’il possède avec sa terre, “tamurt umaziγ”. Car son algérianité, c’est d’abord sa kabylité et plus généralement son amazighité.

Pour s’en convaincre, il suffit de se souvenir d’Idir rejetant l’expression “Je veux être un Algérien comme les autres” qu’on lui propose en guise de titre d’un forum qu’il a animé. Pour lui, il n’a aucune requête à formuler pour être Algérien et aucun correctif à apporter à son identité pour le devenir. L’Algérie frelatée de l’imposture arabo-islamique n’est pas la sienne. Cela ne veut pas dire qu’il dénie cette nationalité aux arabophones ou à d’autres groupes linguistiques.

Cette algérianité plurielle, il la fait sienne, quand bien même elle lui vaudrait des critiques acerbes de certains indépendantistes kabyles. Là encore, lui se gardera de tout anathème. S’il ne se réclame pas de cette indépendance, il affirmera tranquillement qu’il y voit une idée posée sur la table et soumise à débat. Voilà l’Algérie dont a rêvé Idir, son Algérie. On est bien loin de l’Algérie qui promet de “faire de tout Algérien qui refuse de s’arabiser un étranger dans son propre pays”(3).

On est loin de l’Algérie qui, d’un côté, élève au XXIe siècle une statue à l’envahisseur arabe Okba Ibn Nafaâ, auteur de mutilations, de viols et qui a vendu des femmes amazighes sur les marchés d’Orient à des prix que les chroniqueurs arabes présentent comme des records et, de l’autre côté, maintient dans l’oubli l’héroïque résistant amaziγ Aksil (Koceïla), ce prince sans sépulture, qui ne s’est rebellé contre le tyran qu’en raison d’humiliations qu’il continuait de subir même après sa conversion à l’islam.

On est loin de l’Algérie qui a ouvert la télévision gouvernementale à l’imam égyptien Ghazali, financé à coups de devises des années durant, pour qu’en fin de compte, ce sinistre personnage ose proférer une fetwa visant à interdire l’inhumation de l’immense Kateb Yacine en terre algérienne ! On pourrait prolonger encore longtemps ces rappels. Sont-ils inutiles ? Non, car ils permettent de délégitimer l’imposture arabo-islamique encore au pouvoir en en révélant les fondements. Sont-ils suffisants ? Non plus.

Ils ne sauraient se substituer au foisonnement de propositions pour l’avenir qui existent par ailleurs. Et les idées en faveur d’une Algérie réconciliée avec son identité avancent au sein du peuple, comme en témoignent les dernières manifestations ayant précédé la pandémie. Ce n’est donc pas tourner en rond que de procéder à ces rappels ; le pays a besoin de repères structurants. Et nous le vérifions incidemment dans les échanges vifs nés autour du lieu d’inhumation d’Idir.

Saluons la belle supplique d’Amin Zaoui appelant au rapatriement du corps d’Idir dans sa montagne natale. Il en est qui voient dans la restitution à Idir de son identité en sa dernière demeure, dans sa montagne tant aimée, “Adrar inu”, qu’il a chantée, une forme de dépossession de sa famille, ses frère et sœur et, en tout premier lieu, ses enfants. Ce serait réduire Idir à un individu ordinaire. L’image publique d’Idir et son œuvre ont atteint une aura qui nous rassemble et nous honore autant qu’elle nous transcende et nous oblige.
Par : HEND SADI (*)

(*) Agrégé de mathématiques et militant de la démocratie


1- Entretien filmé par l’ACB lors du tournage du film Le Voyage du Kabyle en 1991.
2- Ainsi sont désignés, par les indépendantistes qui y mettent une connotation péjorative, ceux qui ne rejettent pas a priori une solution dans un cadre algérien.
3- Abdelkader Hadjar, président de la commission d’arabisation en 1974.


>> Idir, enracinement dans le local et quête absolue de l’universel

© Louiza Ammi/Liberté

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