Le politologue franco-marocain, Jacob Cohen : «Les grandes puissances préfèrent les pays dociles»

   Le politologue franco-marocain, Jacob Cohen, analyse la géopolitique de l’Afrique du Nord et le rôle régional de l’Algérie. Il explique les enjeux qui se dessinent à l’aune des interférences et les ingérences qui se font exprimer par l’alliance franco-israélo-marocaine. Jacob Cohen considère que l’Afrique du Nord est entrée dans une zone de turbulence, selon lui «un immense pas a été franchi avec la pénétration en force des militaires israéliens au Maroc».

L’Expression : Vous avez dit que «la normalisation israélo-marocaine est incontestablement tournée contre l’Algérie». Pouvez-vous être plus explicite?
Jacob Cohen: Depuis 1962 les relations entre le Maroc et l’Algérie sont passées par tous les stades de la confrontation, y compris armée. Leur contentieux territorial, s’il a été enterré en 1963, pourrait resurgir. Les deux pays se sont mis chacun dans des camps opposés au sein du monde arabe. L’affaire du Sahara occidental a cristallisé leurs différends et aucune solution diplomatique n’est envisageable qui aurait pu rétablir la confiance et le bon voisinage. Bien au contraire, le Maroc a signé la «normalisation» avec le régime sioniste, normalisation qui inclut une coopération militaire massive et profonde. La visite du ministre israélien de la Défense au Maroc en a illustré l’importance. Fort de ce soutien logistique et matériel, le Maroc cherchera évidemment, dans un premier temps, à obtenir une victoire militaire sur les Sahraouis et à leur faire renoncer à leur rêve d’indépendance. Et dans un second temps, si l’armée marocaine se sent dans une position de force, se lancer dans une politique de harcèlements, d’intimidations, de provocations, voire de confrontations limitées, de manière à gagner du terrain sur son voisin. Il paraît certain que cet aspect de l’alliance militaire avec Israël a beaucoup pesé dans la «normalisation», et que c’est l’Algérie qui devrait en faire les frais en premier lieu.

Peut-on dire que la situation entre l’Algérie et le Makhzen risque de connaître une escalade?
Il y aura certainement une escalade, mais de quelle ampleur et de son étalement dans le temps, c’est difficile à dire. Avec l’importation de militaires israéliens, l’équilibre a été rompu dans la région. L’Algérie cherchera nécessairement des soutiens plus prononcés du côté russe et chinois. Elle ne peut pas non plus ne pas considérer la présence israélienne comme tout à fait hostile et une menace à long terme. L’algérie reste quasiment le dernier Etat arabe encore fonctionnel à refuser la «pax israelana», et le régime sioniste cherchera à le lui faire payer, comme il a participé à la destruction de l’Irak, de la Syrie et de la Libye. Le danger viendra de l’incertitude de chacun des deux pays maghrébins à «lire» les intentions de l’adversaire, et à vouloir prendre les devants pour ne pas se laisser surprendre. On ne peut pas non plus exclure une manipulation des Marocains par les Israéliens pour les pousser à l’aventure. Car au fond – et il est regrettable que certains dirigeants arabes l’aient quelque peu oublié – l’Etat juif est par essence l’ennemi du monde arabe dans son ensemble.

Comment analyser la position française qui se place vertement en faveur du Makhzen marocain?
La monarchie marocaine avait déjà globalement entretenu de bonnes relations avec les autorités du Protectorat, et la parenthèse de l’exil royal s’était vite refermée avec une indépendance placée sous le signe d’une large coopération. Cette monarchie ira même jusqu’à solliciter le soutien des anciens colonisateurs français et espagnols pour briser les divers groupes de résistants qui souhaitaient récupérer les territoires marocains encore sous contrôle colonial et une vraie démocratie interne. Dès sa accession au trône, Hassan II s’était montré pro-occidental et favorable à Israël. Il avait su tisser un réseau d’influence auprès des politiques et des journalistes français de quasiment tous les bords grâce aux séjours féeriques offerts dans les palaces et agrémentés de somptueux cadeaux.
Il passait pour un roi éclairé suscitant l’admiration béate des médias, malgré le passif sur la répression sanglante et la corruption généralisée. Alors que l’Algérie est la mauvaise conscience de la France et le mauvais garnement qui ne veut décidément pas rentrer dans le rang. Regardez les relations houleuses avec l’état algérien et la lune de miel permanente avec le régime chérifien.

Certaines puissances sont dérangées par l’indépendance et la souveraineté de la décision algérienne. Que pensez-vous?
Les grandes puissances préfèrent les pays dociles qui respectent leur ordre international, celui qui leur assure la prééminence. Ceci est particulièrement vrai du monde arabe. Rappelez-vous la première agression tripartite contre Nasser qui avait «osé» nationaliser le canal de Suez et faire appel à l’aide soviétique. Et comment on a fait payer à Saddam Hussein et Khaddafi leur volonté de développer leur pays hors des recommandations de l’Amérique. On pourrait aussi citer Mossadegh, Lumumba, Sankara et tant d’autres qui avaient cru se libérer de l’emprise impérialiste. Aujourd’hui l’ordre impérial, dont la France est un des plus zélés serviteurs, aurait aimé voir une Algérie moins sourcilleuse de sa souveraineté, plus aisément compréhensive des besoins sécuritaires de l’Occident dans son combat contre le «terrorisme», moins fermée au vent des «normalisations» entre Israël et les Etats arabes, bref de rentrer dans le rang.

Peut-on dire que l’Algérie fait face à la guerre de quatrième génération?
C’est à mon sens la menace la plus sérieuse à laquelle l’Algérie va faire face. Avant l’alliance israélo-marocaine, les deux grands pays maghrébins utilisaient plus ou moins les mêmes méthodes de combat, disposaient des mêmes potentiels pour la guerre idéologique. L’introduction de la puissance sioniste du côté du Maroc change la donne. Il n’est pas nécessaire de rappeler combien les services secrets israéliens ont su pénétrer au coeur des systèmes arabes et, notamment palestiniens et les manipuler à leur guise. Ce sera d’autant plus aisé que le Mossad est installé depuis longtemps dans les zones amazighes marocaines et qu’il a déjà ses pions dans certains milieux kabyles algériens. Ce ne sera donc pas une guerre classique à laquelle l’Algérie peut faire face, mais une guerre psychologique de subversion permanente, exploitant les failles du système et les combats légitimes pour la démocratie, la manipulation d’éléments indésirables ou criminels, la diffusion d’informations erronées ou de malversations destinées à affaiblir un clan jugé nationaliste. La guerre de quatrième génération a ceci de particulier qu’elle a le temps pour elle et qu’elle peut toucher tous les domaines, religieux par exemple si on pense à la possibilité de faire un attentat sous faux drapeau dans une mosquée réveillant les affres de la guerre civile. C’est un défi que l’Algérie ne peut prendre à la légère.

Est-ce que les «printemps arabes» visaient à la dislocation des Etats nationaux?
Jusqu’à quel point les printemps arabes ont été manipulés, l’ont-ils été pour leur déclenchement ou a posteriori pour les guider, difficile à dire. Et dans quel but, allez savoir. Car lorsque le maître du monde a voulu détruire des Etats nationaux, il y est allé franco. Par ailleurs, si on parle des deux pays où le «printemps» a entraîné un changement de régime et la chute du dictateur, il se trouve que ces deux pays, Egypte et Tunisie, étaient les plus fidèles et ceux qui posaient le moins de problèmes. Pourquoi prendre de tels risques? Serait-ce pour crever l’abcès et faire passer le goût de la démocratie aux masses arabes? Agiter l’épouvantail du désordre et de l’islamisme pour tenir ces masses tranquilles? Cela a très bien marché en Egypte qui a glissé dans une tyrannie pire que celle de Moubarak pour au moins une génération. Quant à la Tunisie, elle n’est pas sortie de l’auberge. Curieusement, ces «printemps» semblent de l’histoire ancienne, une parenthèse malheureusement vite refermée. Ce qui peut signifier que les peuples arabes sont encore à la recherche de leur voie propre, synthèse de leur histoire et des apports extérieurs, dans la concorde et sans interférence étrangère.

Quel est le rôle de l’Algérie dans la région et son poids pour parer aux menaces qui guettent l’Afrique du Nord et le Sahel en général?
C’est un rôle central, essentiel, de par la taille du pays et sa position géographique, ayant une grande exposition en Méditerranée occidentale et de larges frontières avec deux pays sensibles du Sahel. Le destin d’un pays est déterminé par sa géographie et il ne peut y échapper, disait-on à peu près dans les cours. De plus, l’Algérie a d’immenses ressources, dont certaines appellent à être plus développées. Elle possède des structures étatiques solides. Tout cela aurait pu, et dû, lui faire jouer un rôle-clé dans la région, une espèce de puissance régionale en mesure d’arbitrer les conflits et d’harmoniser les politiques régionales. Un rôle de protection et de stabilité. Mais certaines puissances, en premier lieu la France, ne voient pas cela d’un bon oeil. L’émergence d’une puissance régionale qu’on n’est pas sûr de contrôler, peut donner des idées, et surtout des moyens, d’indépendance et de développement économique centrés sur les intérêts nationaux. Les divers soutiens dont bénéficie le Maroc ne sont probablement pas étrangers à cette volonté de brider le rayonnement de l’Algérie dans la région.

Quelle lecture faites-vous de la nouvelle géopolitique qui se dessine dans le monde en général et dans la région de l’Afrique du Nord en particulier?
Dans le monde en général, l’Amérique n’est plus la seule puissance comme elle le fut à la chute de l’Urss. Après une période d’instabilité, la Russie revient en force et retrouve une partie de son influence en Afrique et dans le monde arabe. La Chine vient compléter ce triumvirat des puissances mondiales incontournables. À cela il faut ajouter de grandes puissances régionales avec un immense potentiel comme l’Inde, mais dont les implications internationales restent faibles. Pendant longtemps, l’Afrique du Nord est restée plus ou moins à l’écart des conflits entre puissances. Cela n’est plus vrai depuis que la Libye est devenue un terrain de manoeuvre pour des puissances étrangères à la région. Et un immense pas a été franchi avec la pénétration en force des militaires israéliens au Maroc, et pas seulement dans le Sud. Tout récemment on a appris qu’une base israélienne sera construite non loin de Nador, sur la côte méditerranéenne. Or Israël dispose de six sous-marins capables de transporter des ogives nucléaires. C’est un changement dont les implications sont colossales. Même l’Espagne a exprimé ses craintes. Et comme l’Algérie ne peut faire autrement que de chercher à équilibrer le rapport des forces avec des alliances, on peut penser que l’Afrique du Nord est entrée dans une zone de turbulences.

Hocine NEFFAH


 

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