LIVRES / LE «JE» DE LA VÉRITÉ

        par Belkacem Ahcene-Djaballah 

                                                     Livres

Mémoires d’un Algérien. Tome 4 : Craintes et espérances (1988-2019). Mémoires de Ahmed Taleb-Ibrahimi. Casbah Editions, Alger 2023, 392 pages, 1 500 dinars

Indubitablement, le Dr Ahmed Taleb El Ibrahimi est un homme politique complet. En ce sens qu’après une vie de militant actif durant la guerre de libération nationale, une vie parsemée d’épreuves et d’emprisonnements et après une longue carrière de haut fonctionnaire au service du pays, il reste, à 91 ans, toujours homme fidèle à son «monde», n’évitant aucunement le «je». En plus de «porter beau», de sa grande maîtrise des langues arabe et française, et de sa vaste culture (englobant les textes religieux), il parle «vrai», tout en restant attaché à ses principes de vie. Il l’avoue d’emblée dans la préface : «Après la coupure d’une décennie, c’est la même plume qui défend des valeurs, des principes, des convictions, et se refuse aux postures, à l’imposture et au déguisement». Ce qui ne veut nullement dire qu’il avait (a) raison sur tout. Tout lecteur devant savoir que durant les périodes de brouillard, de troubles et de violence, les incertitudes sont toujours nombreuses et garder les «yeux ouverts» n’est pas chose aisée. Savoir que tout «exercice mémoriel se situe entre l’essai, le roman et l’analyse. Il permet au mémorialiste d’exprimer autant sa sensibilité que sa conscience» .Savoir aussi que l’auteur a, de tout temps, été favorable au dialogue politique «sans exclusive ni discrimination», n’accepte pas le «mépris de la volonté populaire, c’est-à dire les décisions du corps électoral» et milite pour le «respect des droits de la personne humaine dans toutes ses dimensions»… dans un Etat «démocratique et social dans le cadre des principes islamiques», tel que proclamé dans la Plateforme de la Soummam. Donc, tout y passe : les derniers mois de la présidence de Chadli avant sa «destitution», l’intérim de Boudiaf et sa fin tragique, le président Zeroual et «les manœuvres de torpiller» l’initiative de Sant’Egidio, la spirale de la violence et du terrorisme, les élections présidentielles de 1999, la création du mouvement Wafa, les deux premiers mandats de Bouteflika, la fin de Bouteflika… (note : les guillemets sont de l’auteur de la chronique)…

A signaler un dernier chapitre assez émouvant car concernant des hommages à des compagnons et amis de l’auteur, aujourd’hui, pour bien d’entre eux, disparus : Mohamed Chérif Sahli, Slimane Cheikh et François Burgat, Jacques Berque, Assia Djebar (avec cette merveilleuse proposition d’épitaphe… qu’elle avait alors acceptée avec ravissement : «Ci-gît Assia Djebar, écrivaine et cinéaste algérienne, académicienne à Paris. Plume acerbe, parole acérée, féminine, féministe, féline et féérique. Elle abhorrait les a priori, les approximations et le psittacisme mais adorait l’authenticité, l’exhaustivité et l’atticisme»), Mohammed Arkoun, Ali Merad, Malek Haddad, Hocine Ait-Ahmed, Noureddine Naït Mazi, Mohamed El Aid Al Khalifa, Larbi Tebessi, Ahmed Sahnoun, Abderrahmane Chibane, Abdelhamid Mehri, Abderrahmane Cheriet, Mohamed Racim, Mohamed Brahimi-El Mili… et bien d’autres. Sans oublier, bien sûr, le collaborateur et ami durant 50 ans, Belaid Mohand-Oussaid.

L’Auteur : Né à Sétif en janvier 1932, fils de Cheikh Bachir El-Ibrahimi, docteur en médecine. Président de l’Ugema (1955-1956), détenu politique dans les prisons françaises (1957-1961), puis détenu politique en Algérie indépendante (1964-1965), plusieurs fois ministre (Education nationale, Information et Culture, Affaires étrangères)… candidat à l’élection présidentielle en avril 1999, fondateur d’un parti politique (décembre 1999). Essayiste avec «Lettres de prison (1957-1961». Déjà auteur de trois ouvrages consacrés à ses mémoires (Casbah éditions, 2006, 2008 et 2013).

Table des matières : Préface/ 14 chapitres/ Conclusion/ Annexes (7 documents, tous politiques).

Extraits : «Prétendre que le parti au pouvoir de 1962 à 1988 a été une contre-vérité. Au cours de cette période, le Fln a été l’instrument du pouvoir. Il a été avec le pouvoir et non au pouvoir» (p 25), «Comme je l’ai déjà dit au général Khaled Nezzar en 1992, les «décideurs» préfèrent travailler avec des politiques sur lesquels ils détiennent des dossiers compromettants» (p 127), «Je crois , en effet, que la véritable réforme de la société commence par la réforme des mœurs» (p 170), «Si la question de générations se pose, je veux affirmer ici que nous sommes prêts, nous la génération de Novembre, à nous retirer définitivement de la vie politique dans la mesure où ce retrait concerne l’ensemble des éléments qu’ils soient civils ou militaires» (p 202), «Le régime est ainsi parvenu à créer une classe politique dont les principaux acteurs sont dépourvus de principes et de savoir. Travaillant à entretenir la façade du régime, ils bénéficient, sans mérite aucun, de larges privilèges. La voie de la réussite est alors toute tracée : nul besoin de compétence, de mérite, d’abnégation, d’idéal, d’honneur. Seule compte la servitude au totalitarisme «(p 252), «L’homme est essentiellement le produit de sa culture, puisqu’il doit apprendre ce que lui transmettent ses parents et ses enseignants sur la base de repères, de normes et de modes issus de la culture ambiante» (p 296).

Avis : Un ouvrage très fourni en informations et en noms susceptibles de contribuer à mieux connaître et à mieux comprendre, et surtout, à saisir le sens et l’importance d’événements politiques de notre passé récent, aujourd’hui peut-être oubliés. Comme pour tout ouvrage mémoriel, il est certain qu’il ne va pas générer un consensus… et, c’est tant mieux pour la liberté et la diversité de l’expression politique publique nationale… et pour l’écriture de l’histoire du pays.

Citations : «Les mémoires ne sont, en dernier ressort, que la somme des témoignages personnels sur des événements que nous avons vécus, et sur les hommes et les femmes que nous avons connus. En conséquence, le «je» devient inévitable» (p 17), «Longtemps caché (Abdelaziz Bouteflika) sous les pans d’un large burnous, il n’avait semblé grand que dans l’ombre d’un grand (Boumediene)» (Khaled Nezzar, p 84), «Il m’arrive de penser que la crise algérienne est si grave qu’elle se situe au-dessus des capacités des hommes, si compétents soient-ils. Il faudrait un miracle : l’insertion du divin dans l’histoire, j’y crois !» (p 166), «Tous les systèmes dépourvus de possibilités de changement effectif sont condamnés à l’obsolescence et à la disparition» (p 177), «Bouteflika n’est en réalité qu’un président d’apparence, trahi par son manque de clairvoyance et de détermination» (p 187), «L’image que je me suis toujours fait de l’homme politique, c’est le leader exemplaire qui s’engage à servir et ne jamais se servir, à faire passer l’intérêt général avant les intérêts personnels ou catégoriels» (p 257), «La préservation de la diversité est un signe de viabilité et de vitalité aussi bien pour le milieu naturel que pour le milieu humain. Mais la diversité ne signifie pas dispersion. Il n’y a pas d’identité solitaire et les peuples, au-delà de leur diversité, entretiennent des liens d’alliance et d’amitié par lesquels ils partagent des destins communs» (p 288), «La mémoire collective permet à la société d’éviter d’écrire une histoire préfabriquée, une histoire hors d’elle-même. C’est un appel de la vie antérieure avec tout ce qu’elle comporte comme nostalgie mais aussi avec tout ce qu’elle suggère comme dépassement» (p 305), «L’Histoire finit toujours par rendre justice aux créateurs illustres injustement traités par le temps et les hommes» (p 331), «L’exercice mémoriel se situe entre l’essai, le roman et l’analyse. Il permet au mémorialiste d’exprimer autant sa sensibilité que sa conscience» (p341), «On n’est grand ni par les dons de la nature, ni par les acquis de la culture, mais par la droiture et les qualités de cœur» (p 343).

Lettres de prison (1957-1961). Essai de Ahmed Taleb-Ibrahimi. Editions Dar El Oumma, Alger 2010 (Edition augmentée. Première édition en 1966 et deuxième en 2001 ), 300 dinars, 176 pages (Fiche de lecture déjà publiée. Pour rappel. Extraits. Fiche complète in www.almanach-dz.com/bibliotheque d’almanach)

Au départ (première et seconde éditions), il n’y avait que 69 lettres. L’auteur ayant pu récupérer d’autres missives destinées à des proches ou à des amis entre-temps disparus et grâce à la bienveillance de leurs héritiers, le nombre total des lettres est monté à 87. Donc 18 lettres inédites… et un ouvrage comportant un index de notices biographiques consacrées à l’ensemble des destinataires, étrangers et algériens. Ce qui, d’une part, permet de mieux saisir le contexte et, d’autre part, se souvenir de personnes, aujourd’hui quelque peu oubliées même par les «anciens», qui ont, connus ou anonymes, peu ou prou, de près ou de loin, participé ou soutenu (ou «douté» du bien-fondé de la cause) la guerre d’indépendance et ses militants, emprisonnés entre autres. Pour les étrangers, on a, ainsi, René Vauthier (cinéaste), Claude Roy (romancier et critique littéraire), Haidar Bammate (homme politique et écrivain… originaire du Caucase), Robert Barrat (journaliste), Denise Barrat (journaliste), Albert Camus (écrivain… une très longue «lettre ouverte»), des «amis français» dont le nom est tu, René Habachi (philosophe égypto-libanais), Jacques Berque (enseignant universitaire et chercheur), Jeanne Hersch (philosophe suisse), Maxime Rodinson (linguiste, sociologue et anthropologue), le Pasteur Etienne Mathiot, le Pasteur Jacques Beaumont, Pierre Stibbe (avocat), Mahjoub Ben Milad (éducateur et homme de culture tunisien) et à bien d’autres soutiens… Pour les Algériens, on a Mohamed Ouali Abbas-Turqui, Messaoud Ait-Châalal, Abdelkader Mahdad et, bien sûr, à des «amis militant(e)s algérien (ne)s» et à son frère aîné, Mohamed Taleb-Ibrahimi. Arrêté avec ses «copains» le 26 février 1957 et incarcéré à la prison de Fresnes, il s’attendait au pire. Lui-même malade (il sera, d’ailleurs, hospitalisé une première fois en octobre 1959 et contraint, désormais, à porter des lunettes, sa vue ayant été atteinte), il s’inquiétait surtout pour sa maman, ainsi que pour son père alors hospitalisé à Karachi. Difficile de choisir un texte parmi les 87 tant chacun – long ou court – est riche au moins d’une réflexion d’importance. Encore plus importante lorsqu’on la contextualise. Hélas, il faut avoir vécu tout ou partie de l’enfer colonial, en Algérie même, durant la guerre, et avant, pour bien comprendre. Il faut, aussi, connaître le contexte international de l’époque. Et, il faut, surtout, pour les plus jeunes des lecteurs, «mettre de côté» tous les a priori et autres préjugés concernant l’auteur… qui, quelle que soit la correspondance, ne «cesse de penser à nos oueds et à nos aèdes, à nos djebels et à nos «rebelles», à nos roches et à nos proches», et à la paix et la liberté pour les enfants de l’Algérie (…) Difficile de choisir un texte… mais le plus intéressant est bien la «lettre ouverte à Albert Camus» (écrite à Fresnes le 26 août 1959) (…) Il me semble que le contenu de cette lettre a été repris en grande partie par l’auteur à la fin des années 60, lors d’une conférence mémorable, dans une salle Ibn Khaldoun (Alger) comble, pleine à craquer, si ma mémoire ne me trahit pas. C’est dire combien Camus nous a rendu «malades»… tant son silence sur le combat libérateur nous avait tous marqués. Ahmed Taleb-Ibrahimi et tous les intellectuels. On n’en est pas encore guéri !

L’Auteur : Voir plus haut

Extraits : «Si nous avons eu recours à la violence pour reconquérir notre indépendance nationale, nous avons fait notre révolution sans haine» (p 12), (…) «Nous avons recouru à la raison des armes parce qu’il ne suffit pas d’avoir raison contre l’injustice, la bêtise et la haine :il faut en avoir raison» (p 42) (…), «Nul ne peut nier qu’il sévit actuellement en Europe – et particulièrement en France – une vague d’anti-arabisme qui a ses origines non seulement dans la guerre d’Algérie mais aussi dans un esprit de croisade qui n’a jamais complètement disparu» (p114).

Avis : Des lettres qui, en pleine guerre, ont «crevé le mur de l’absurde en misant sur l’Algérie de toujours» (Robert Habachi, préface)». On peut ne pas être d’accord avec certaines idées (que l’on retrouve, chez l’auteur, fidèle à lui-même, bien après la guerre, exerçant des responsabilités politiques) comme celles sur l’Islam, sur le monde arabe, sur l’engagement en Islam, idées toutes généreuses et bien «amenées»… mais, sur le plan littéraire, la lecture des lettres est d’une «jouissance» extrême. Une écriture fluide, l’explication de concepts, le sens de la formule opportune, la richesse des références et des citations, les jeux de mots, de l’écriture toute poétique… bref une langue… française… dans sa grande beauté… que bien des académiciens (français) d’hier et d’aujourd’hui sont bien incapables de pratiquer.

Citations : (…) «On ne peut guérir les maux d’un peuple avec des mots et on ne peut résoudre les problèmes d’une nation avec des slogans» (p 57), «Les révolutions, n’étant pas à l’abri de la déshumanisation, sont parfois génératrices de monstres ou de robots. Il faut donc lutter sans cesse contre l’endurcissement de soi-même» (p 154)


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