France / La vie au temps du Coronavirus

Source : Les crises, Eric Juillot, 18-03-2020

En quelques jours, tout a basculé. L’épidémie a déferlé sur la France, révélant soudain la fragilité de notre économie et de notre système de santé, réduisant à presque rien les relations sociales ordinaires, et plaçant sous tensions nos institutions politiques et nos services administratifs.

En quelques jours, nous avons plongé dans un nouvel univers, confronté à une crise comme notre pays n’en avait pas connu depuis 1940. Autant dire qu’à peu près aucun d’entre nous ne porte en lui la mémoire de ce que la vie collective, celle d’une nation, peut avoir de tragique. Car c’est bel et bien avec le sens du tragique qu’il nous faut renouer, dans l’urgence et de manière inopinée. Personne dans ce pays n’a eu le temps de s’y préparer. Mais la réalité implacable s’impose à nous, et ceux qui, il y a encore quelques jours, paradaient en affichant fièrement leur insouciance, ceux-là ont compris — il faut l’espérer — que les choses, cette fois-ci, sont sérieuses.

Nous disons « tragiques », car le SARS-coV-2 constitue une menace diffuse, qui vaut pour tous et maintenant. Ce double caractère d’universalité et de simultanéité confère à cette crise une dimension collective, autant dire politique. Si dans l’histoire, le tragique a surtout jailli de la guerre, il découle présentement d’une situation sanitaire inédite ; mais cette différence sur le plan des causes induit, jusqu’à un certain point, une similitude sur le plan des effets. Nous sommes en guerre. Il nous faut lutter tous ensemble, coude à coude, pour limiter la diffusion du virus sur notre sol et pour réduire au maximum le nombre de ces victimes au cours des mois à venir. Cela suppose une mobilisation générale et un processus d’adaptation cognitif, moral et institutionnel qui va conduire à bien des remises en cause. Nous sommes rentrés dans un temps de rupture, et cela concerne aussi bien les citoyens ordinaires que les responsables politiques.

L’individu rattrapé par le citoyen

L’hédonisme libéral, valeur dominante du temps de paix, a vécu. Depuis quelques jours, chacun peut sentir monter en lui un sentiment civique décuplé par ces circonstances extraordinaires, grâce auquel nous allons consentir à une remise en cause radicale des normes et des comportements habituels. Il n’est plus vraiment question de droit, mais plutôt de devoir, désormais. L’individu replié sur sa sphère privée et focalisé sur son ambition de bonheur personnel à l’échelle de sa famille et de ses amis, cet individu-là — quelque respectable que soient ses valeurs — s’efface aujourd’hui devant le citoyen, conscient de ses responsabilités face à l’événement qui nous saisit. L’insouciance et l’indifférence à l’égard du tout sont des attitudes caractéristiques de la norme individualiste. La norme civique, lorsqu’elle émerge, leur substitue la conscience et le dévouement. Car la liberté a pour condition la responsabilité, ainsi que le proclamait Hugo il y a cent cinquante ans : « Être libre, rien n’est plus grave ; la liberté est pesante, et toutes les chaînes qu’elle ôte au corps, elle les ajoute à la conscience. »

Jamais en effet, la responsabilité individuelle, celle qu’exprime — ou pas — notre comportement quotidien, n’aura eu autant d’impact sur le cours des événements. Il s’agit de savoir si nous aurons en France quelques milliers de morts ou des centaines de milliers. Il s’agit de savoir si nous sommes à la hauteur du défi qui nous est lancé, ou si nous nous résignons à une faillite collective qui fera date. Les Droits de l’Homme ont pour pendant des devoirs, et il est des circonstances où ceux-ci l’emportent de loin sur ceux-là. Il est des moments de vérité où chacun peut prouver qu’il mérite de jouir de tous les droits et de toutes les libertés que procure une société démocratique et libérale à ses citoyens. Aussi la crise en cours a-t-elle valeur de test. Saurons-nous démontrer, par notre engagement et notre sens civique, la force de notre modèle politique ? Saurons-nous apporter la preuve décisive qu’il est bien conçu pour ce qu’il prétend être, à savoir l’affirmation de la préciosité de la vie humaine, de toutes les vies humaines ? Les mois qui viennent nous le dirons.

Certains d’entre nous, déjà, montrent l’exemple. Il s’agit des personnels de santé, qui combattent l’épidémie en première ligne avec des moyens insuffisants. Ces femmes et ces hommes apportent chaque jour la preuve bouleversante que leur engagement au service de leurs concitoyens n’est pas un vain mot. Certains mourront sans doute dans le cadre de ce combat, et il faudra porter leur nom à la connaissance de la nation. Ils auront démontré, par leur bravoure, ce que le civisme — car c’est de cela qu’il s’agit — peut avoir de sacrificiel en certaines circonstances, illustrant au plus haut ces mots de Saint-Exupéry : « Une civilisation repose sur ce qui est exigé des hommes, non sur ce qui leur est fourni. »

Le moment que nous traversons est l’occasion pour chacun de se hisser à une hauteur morale que les temps ordinaires ne peuvent pas connaître. C’est vrai pour les personnels de santé que la crise enjoint à l’héroïsme, mais c’est vrai également — quoique dans une mesure bien moindre — pour tous les citoyens ordinaires de ce pays, tenus d’agir avec discernement et discipline au profit du bien commun. Il n’y a rien d’héroïque dans le fait de rester enfermé chez soi, d’attendre passivement la fin de la crise sanitaire. Il s’agit seulement d’une épreuve d’endurance pour nos nerfs et notre moral. Mais nous devons tous comprendre que chaque jour supplémentaire de confinement accepté sauve des vies, celles des patients, celles des soignants. Il ne sera pas toujours évident de faire le lien entre les conditions pesantes de notre enfermement volontaire, entre cette ascèse que chacun imposera à sa petite personne, et les résultats heureux qui en découleront si nous nous y soumettons tous. Mais de cette stricte discipline au quotidien, nous pourrons nous congratuler, lorsqu’il nous sera donné de nous revoir en chair et en os, à condition de l’avoir assez respectée pour limiter drastiquement l’impact de cette crise sanitaire.

Dans l’immédiat, l’indifférence tue. Rien ne compte plus, à l’heure qu’il est et pour le pays, que cette idée-là.

Les politiques rattrapés par… le politique

La crise tombe sur la France à un moment où elle est gouvernée par des dirigeants acquis corps et âme au néolibéralisme, émanation du bloc bourgeois installé au centre de l’échiquier politique, vainqueurs par défaut de la dernière élection présidentielle.

Notre pays joue ainsi de malchance, car on trouve à sa tête des gens que leur profil idéologique n’a pas du tout préparés à affronter la crise actuelle.

L’histoire retiendra que la ministre de la Santé, le 24 janvier 2020, estimait que « le risque d’importation de cas depuis Wuhan est modéré, il est maintenant pratiquement nul parce que la ville est isolée. Les risques de cas secondaires autour de cas importés sont très faibles, et les risques de propagation du coronavirus sont très faibles (1) ». L’histoire retiendra que le chef de l’État paradait encore au théâtre avec son épouse le 7 mars dernier (2), quelques jours avant d’annoncer le confinement général du pays, alors que dès le 30 janvier, l’OMS avait fait de l’épidémie « une urgence de santé publique de portée internationale (3) ».

L’histoire retiendra, plus gravement, que la France a une nouvelle fois perdu la bataille de la frontière. Comme en 1870, en 1914 et en 1940 ! À ceci près que la bataille, cette fois-ci, n’a pas été perdue par des généraux inaptes tactiquement et stratégiquement, mais par des civils — le chef de l’État, le chef du gouvernement et l’ensemble des ministres — qui n’avaient, en fait, aucune chance de l’emporter, puisqu’ils ne croyaient même pas à l’importance d’une défense frontalière. Comment illustrer plus tragiquement les dégâts réalisés dans des esprits prétendument supérieurs par plusieurs décennies de néolibéralisme dogmatique et d’européisme inconditionnel (4) ?

Un chef de l’État dépassé, vaincu par son inertie idéologique : telle est le triste spectacle qu’il nous a été donné de voir ces derniers jours. Dans son discours du 12 mars (5), il concédait, enfin, qu’une fermeture des frontières pouvait peut-être avoir quelque sens, mais seulement à l’échelle de l’espace Schengen, distinguant de manière aberrante les « bonnes frontières » communautaires des « mauvaises frontières » nationales, au moment même où un grand nombre d’États de l’UE annonçaient sans scrupule la fermeture de leurs propres frontières. Trois jours plus tard, dans l’après-midi du 15 mars, l’Élysée annonçait que des contrôles sanitaires allaient être effectués à la frontière franco-allemande, en prenant soin bien de rassurer d’éventuels eurolâtres inquiets : cela n’était pas « une fermeture de la frontière », et Emmanuel Macron et Angela Merkel, s’étaient « parlé tout le week-end, notamment à ce sujet, donc c’est coordonné (6) ». Trois heures plus tard, la presse annonçait la fermeture de la frontière par les autorités allemandes, montrant ainsi que le mot « concertation » n’a apparemment pas le même sens des deux côtés du Rhin (7).

Combien de temps le président de la République mettra-t-il avant de jeter aux orties les convictions européistes qui l’empêchent de prendre les mesures promptes et radicales dont le pays a besoin ? Nul ne peut le dire à sa place, mais il est certain qu’elles ont déjà coûté cher au pays, puisque, maintenant, l’épidémie est sur notre sol et se propage à vive allure.

La France entre donc en guerre contre cette épidémie avec des dirigeants dont les conceptions idéologiques dépassées représentent un handicap considérable. La sidérante sortie du ministre Blanquer à la date du 15 mars en témoigne : « La stratégie, ce n’est pas d’empêcher que le virus passe — on sait qu’il passera probablement par plus de la moitié d’entre nous — (8) » ; par ces mots, il accrédite l’idée que le gouvernement se rallie à la (non) stratégie de l’immunité de groupe (9). Autant le dire clairement : ce choix, s’il était avéré, serait d’une gravité inouïe, parce qu’il condamnerait à une mort certaine des dizaines de milliers d’entre nous au minimum. Les actuels dirigeants auraient à en rendre compte. Il est tout simplement inenvisageable de répondre à la crise sanitaire par une sorte de « laisser faire, laisser passer » libéral, présenté comme le meilleur des choix possibles. Et si nos ministres n’ont rien d’autre à proposer, alors ils ont le devoir de démissionner, car ce qu’il faut à notre pays, ce sont des Gambetta et des Clemenceau, pas des Lebrun ou des Daladier.

Le 12 mars dernier, Emmanuel Macron a évoqué la perspective de « ruptures (10) » prochaines, qu’il assumera pleinement, affirme-t-il. Ces ruptures sont imminentes, indéniablement. Elles sont imposées par la mise en sommeil de pans entiers de notre économie et par la nécessité, subséquemment, de compenser financièrement les pertes gigantesques que cela va entraîner au cours des semaines et des mois à venir. Or, la France a perdu de longue date les moyens d’une politique économique autonome : banque centrale soumise au marché financier depuis Francfort, monnaie unique en forme de super-Mark qui nous vassalise économiquement, libre-échange et liberté de circulation des capitaux généralisés… et soumission des élites à l’ordre établi.

Autant dire que la France, embourbée dans l’ordre maastrichtien, ne dispose plus des moyens d’une rupture. Et l’on ne voit pas comment Emmanuel Macron — cet étrange chef de l’État qui ne croit ni en l’état, ni en la France — pourrait faire le nécessaire pour mettre un terme à cette impuissance caractérisée. La restauration d’un ordre économique souverain, condition indispensable à une rupture effective, sera-t-elle imposée par les circonstances à un président figé dans ses certitudes dépassées ? Il est impossible de le prédire, mais une chose est certaine aujourd’hui : le piaffement des « chevaux du temps (11) » est plus fort que jamais.

Éric Juillot

Notes

Source : Les crises, Eric Juillot, 18-03-2020


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