La laïcité : un principe intangible, une application en débat

       par Eric Juillot

La laïcité est un pilier de la culture politique de notre pays. Si elle fait globalement consensus, ses contours demeurent flous et les modalités concrètes de son application font débat.

Marlène Schiappa, Ministre déléguée à la Citoyenneté, a ouvert en avril dernier les « États généraux de la laïcité », vaste consultation nationale destinée à préciser les contours de cette précieuse valeur républicaine. L’opération se déroule dans un contexte particulier à plus d’un titre : d’abord, car l’Observatoire de la laïcité vit ces derniers jours. Emmanuel Macron souhaite en effet le remplacer par une autre structure après avoir fait savoir qu’il reprochait à ses dirigeants leur manque de fermeté dans la défense et la promotion de ce principe républicain.

Ensuite, car la « loi confortant le respect des principes de la République » dite loi contre le séparatisme est actuellement discutée au Parlement. Il s’agit d’une des réponses de l’État à la vague d’attentats islamistes qui a déferlé sur le pays ces dernières années. Partant du constat que cette forme de terrorisme s’enracine dans un terreau culturel et idéologique, le chef de l’État entend porter le fer contre les individus et les groupes qui œuvrent à la création, sur le sol national, d’une contre-société hostile à la République et à la France[1].

Enfin, car les débats autour de la laïcité ont pris ces dernières décennies un tour virulent, qui rappellent ceux qui présidèrent à son inscription dans le socle des valeurs républicaines à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Autant de bonnes raisons, donc, d’en rappeler le sens et d’analyser les différentes positions observables dans le champ politique sur ce sujet essentiel.

Une valeur aux multiples facettes

En France, la laïcité a d’abord concerné l’État. Les Républicains qui luttent en son nom à la fin du XIXe siècle se déclarent partisans d’un État neutre au plan confessionnel. De la loi scolaire de 1882 à la grande loi de Séparation des Églises et de l’État (1905), il leur faut plus de vingt ans pour réaliser cette laïcisation de l’État. Vingt années de combat politique au cours desquelles la fermeté et la rectitude dans l’affirmation du principe s’accompagnent de doigté et de prudence dans son application concrète, jusqu’à parfois concéder des replis tactiques ­— comme à l’occasion de la crise des inventaires en 1906[2].

Un État neutre, qui « ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte », comme le dit la loi de 1905, obéit à plusieurs objectifs :

  • Plus d’un siècle après la Révolution française, il s’agit d’assurer le triomphe définitif de la liberté et de l’égalité. Ce triomphe, pour être complet, doit s’étendre à la sphère religieuse. La liberté de conscience, entendue notamment comme la liberté de ne pas croire, doit être défendue avec intransigeance. L’égalité doit concerner tout autant les religions que les individus : le catholicisme, « religion de la majorité des citoyens français » selon le Concordat de 1801, ne saurait prétendre de ce seul fait à une prééminence sur le judaïsme et le protestantisme.
  • Le combat laïque est également mené sur la base de convictions anticléricale, voire antireligieuse chez certains. Le clergé catholique est perçu par beaucoup de républicains comme une force réactionnaire, soucieuse de conserver son emprise sur la société à des fins conservatrices confinant à l’aliénation morale[3]. Les républicains se pensent alors comme les apôtres du Progrès, dont le culte brille à leur époque de ces derniers feux, incandescents. L’Avenir ne réalisera toutes ses promesses que si l’Humanité est débarrassée des entraves que la religion lui impose. Si tous ne sont pas d’accord sur la tactique à mettre en œuvre pour atteindre ce stade au plus tôt, tous en revanche insistent sur la nécessité de créer les conditions permettant à chacun de prendre du recul et de se détacher des croyances et des rites religieux hérités ;
  • Enfin, la laïcité doit consolider l’unité nationale, en approfondissant le lien affectif de chaque citoyen à la France républicaine : religieusement neutre, modèle de civilisation émancipatrice, la République peut faire l’objet d’un attachement filial de tous ses citoyens indépendamment de leur appartenance confessionnelle ; si l’on en juge par l’extrême ferveur patriotique qui règne dans les milieux juif et protestant à cette époque, on peut considérer que l’objectif a été atteint[4].

Tous ses objectifs se recoupent largement et convergent vers l’idée que la religion doit être confinée dans la sphère privée. Son empiétement dans la sphère publique est perçu comme une forme de pression attentatoire à la liberté individuelle, et comme une atteinte à l’unité nationale.

Par la laïcité, la République reconnaît donc pleinement tous ses enfants, et en fait des frères en minorant leurs différences religieuses : tâche politique grandiose à laquelle se vouent avec un enthousiasme missionnaire plusieurs générations de républicains.

La laïcité a ceci d’essentiel qu’elle a constitué la voie spécifique empruntée par la France pour parachever la construction de la nation. Valeur contemporaine, elle s’enracine cependant dans les profondeurs du passé : elle est la lointaine héritière du combat pour la suprématie du pouvoir temporel sur le spirituel au sein du Royaume de France (de Philippe le Bel au théoricien du gallicanisme), du combat pour la paix civile par-delà les divisions religieuses, paix dont seul l’État peut être le garant (Édit de Nantes, Monarchomaques), du combat pour le Progrès contre l’esprit de soumission inhérent au conservatisme religieux.

Bien qu’elle constitue un fait culturel autant que politique, la laïcité fait aujourd’hui débat. L’affirmation d’un islam militant, qui exige de ses fidèles la manifestation ostentatoire de leur appartenance confessionnelle, interroge le principe laïque depuis la fin des années 1980. Les attentats islamistes des dernières années ont contribué à intensifier un débat nécessairement vif, comme tout ce qui touche aux droits et libertés individuels dans une démocratie libérale. Il est donc inévitable et légitime que différentes sensibilités à ce sujet s’opposent dans le débat politique.

D’un extrême à l’autre

Aux deux extrémités du spectre politique, les positions sont tranchées, sans nuances et irréconciliables.

À l’extrême-gauche, en dehors de quelques noyaux anticléricaux résiduels, on considère en général que la laïcité est liberticide dans son principe même. Elle ne serait rien de plus qu’un paravent à l’intolérance de la majorité de la population vis-à-vis d’une minorité particulière, celle des musulmans français ou vivant en France. La loi de 2004 qui interdit le port de signes religieux ostensibles dans les écoles publiques est dénoncée comme « islamophobe » ; il ne saurait en effet y avoir de limite à la liberté religieuse, dès lors que celle-ci ne s’exprime pas par la violence ou par la haine. Sur la question du Progrès, il est d’usage de penser qu’il est tout à fait compatible avec une religiosité effrénée, si cette dernière est conforme à l’inspiration des individus concernés ; cette attitude et elle seule pourra garantir dans la durée le triomphe de la liberté. Car c’est un paradoxe intenable, croit-on, de limiter la liberté religieuse pour la conforter, ainsi que le font les partisans de la laïcité.

Dans le dilemme classique auquel se heurte tout esprit libéral face à ceux qui utilisent la liberté pour faire avancer leur agenda anti-libéral[5], l’extrême-gauche fait spontanément le choix du laisser-faire, considéré comme le moins mauvais, sinon comme le meilleur. Face au risque de fractures ethno-confessionnelles, aux possibles atteintes à l’unité et à la fraternité nationales, il est de bon ton de considérer que de telles dérives sont vides de sens, la nation étant un leurre bourgeois ou une construction arbitraire belligène dont il serait souhaitable de se débarrasser. Les seules identités réelles et respectables sont ethniques et/ou religieuses, et que la liberté des individus règne ou non à l’intérieur de ces groupes n’est pas le souci de l’extrême-gauche.

L’extrême-droite, de son côté, affiche on s’en doute des positions diamétralement opposées. Si l’islamisme constitue un danger évident pour la République, l’islam dans son ensemble y est perçu comme une menace existentielle pour la France. Cette religion, réduite à une essence intemporelle, échappant aux vicissitudes de l’histoire, est systématiquement dépeinte comme incompatible avec tout ce qui fait la substance même de notre pays. Identité introuvable ou dangereuse pour l’extrême-gauche, l’identité nationale est à l’inverse, pour l’extrême-droite, la plus importante de toutes les identités collectives, et elle est présentée elle aussi sous un jour essentialiste qui contribue à enfermer les musulmans de France dans la cage d’une altérité radicale et dangereuse.

Dans cette perspective, la laïcité constitue évidemment le moyen idéal pour mettre en œuvre une politique de rejet tout en se revendiquant de la défense de la République. En instrumentalisant le principe laïque, l’extrême-droite est certaine de gagner sur tous les tableaux : son intransigeance peut passer pour un brevet de vertu républicaine de nature à séduire de nouvelles franges de l’électorat ; elle lui permet en outre d’avancer subrepticement des propositions politiques dont le champ déborde largement de la question laïque : la remise en cause du droit du sol, comme moyen de lutter contre une immigration dite inassimilable, constitue un exemple des glissements conceptuels qui peuvent s’opérer de la défense simulée de la République à la mise en cause de certains de ses principes.

Extrême-droite et extrême-gauche s’entendent donc pour malmener, chacune à sa manière, le principe laïque : la première l’instrumentalise et le vide de son contenu, la seconde le rejette ouvertement ; d’un côté, la laïcité rend possibles les mesures radicales qu’impose la défense de la France face à un islam fanatique et conquérant ; de l’autre, la fin de l’hypocrisie laïque permettra le triomphe de l’attelage libertaire-communautaire — attelage étrange s’il en est — face à l’oppression nationale.

Démocrate et Républicains

Sur la question de la laïcité, le champ politique ne se résume pas, fort heureusement, à l’opposition binaire et inconciliable entre les deux extrêmes. La majorité des citoyens français adhèrent à l’idéal républicain et donc au principe laïque, même si les contours de ce dernier demeurent flous dans l’esprit du plus grand nombre, et bien que les débats soient vifs à propos des modalités concrètes de mise en œuvre de la laïcité : Quelle position faut-il adopter sur le burkini, sur la prise en compte des interdits alimentaires confessionnels dans les repas des cantines dans les écoles, sur les accompagnatrices scolaires voilées, sur le voile intégral dans l’espace public, le voile tout court à l’université, sur certaines dispositions de la loi contre le séparatisme religieux votée récemment etc ? Autant de débats essentiels, car sous-tendus par des modèles de sociétés et par une hiérarchie des valeurs variables d’un individu à l’autre à l’intérieur même de l’univers républicain. Car il n’existe pas, en cette matière, une position qui serait républicaine à l’exclusion des autres. Le jugement et la sensibilité de chacun déterminent bien des positions, fluctuantes au demeurant à l’échelle de la vie.

Schématiquement, deux tendances s’opposent qui transcendent le clivage droite-gauche. Les débats des années 1990 ont formalisé en effet l’existence d’une tendance « démocrate » et d’une autre « républicaine ».

Les démocrates accordent la primauté à la liberté individuelle. Ils perçoivent la société sous l’angle des individus qui la composent, dont la vie privée et les convictions personnelles doivent être préservées des intrusions parfois illégitimes de la puissance publique. Sur la question du voile à l’école, par exemple, les démocrates étaient réticents à l’idée de l’interdiction par voie législative. Ils préféraient s’en remettre à la sagacité de l’échelon local — en l’occurrence les chefs d’établissement scolaire – seul à même de prononcer des interdictions si les circonstances l’exigeaient.

Cette position faisait le pari la liberté, estimant que l’entraver ponctuellement revenait à la menacer, notamment par les phénomènes de rejet et de repli communautaire qu’une interdiction du voile risquait de provoquer. La position était à la fois séduisante — car conforme à un bel idéal —, et confortable — car elle dispensait de trancher dans le vif un débat que l’on espérait désamorcer.

Mais, en multipliant des situations variables d’un établissement scolaire à un autre, elle portait atteinte à l’égalité, suscitait tensions et débats au sein de ces établissements et péchait par naïveté : l’islam militant prospère partout à travers le monde, dans les pays musulmans aussi bien que dans les pays accueillant des minorités islamiques et indépendamment des modalités de cet accueil ; ses racines et sa force n’ont que peu de rapport avec la politique mise en œuvre dans ces différents États.

Face aux démocrates, les républicains, bien qu’ils soient très attachés aux libertés individuelles, considèrent cependant que la question de l’intérêt général doit être prise en compte au même titre que celles-ci. Il est des circonstances où l’intérêt général exige que la liberté de certains soit limitée par la loi ; c’est le cas lorsque cette liberté se révèle par trop attentatoire à la cohésion et à l’unité nationale ; la liberté religieuse, si elle aboutit à l’enfermement volontaire dans un ghetto confessionnel, doit se voir imposer certaines limites, sauf à accepter son autodestruction et le règne de la discorde civile. La défense de la liberté des individus ne peut aller de pair avec la promotion d’identité communautaire confessionnelle à l’intérieur desquelles cette liberté disparaît. C’est cette position qui a abouti au vote de la loi scolaire de 2004 évoquée plus haut, le pari démocrate sur la liberté ne s’étant pas révélé suffisant pour contrer la fragmentation communautariste.

Parce qu’elle détermine pour une large part notre organisation sociale et politique, parce qu’elle façonne l’imaginaire et les représentations qui lui sont liées, la laïcité a donc vocation à susciter de perpétuels débats, essentiels et passionnés. Lorsque les circonstances exigent qu’une nouvelle loi soit votée à son sujet, il importe, comme le disait Montesquieu, de « n’y faut toucher que les mains tremblantes[6] ».

Notes

[1] Un projet idéologique dont l’état très avancé par endroits a récemment été étudié par l’universitaire Bernard Rougier. CF Les territoires conquis de l’islamisme, Paris, PUF, 2020.

[2] La loi de 1905 entraînait l’obligation pour l’administration de procéder à l’inventaire des biens figurant dans toutes les églises du pays. Cette procédure occasionna de graves troubles à l’ordre public dans maintes régions du pays au début de 1906, les opposants à la loi trouvant dans ces inventaires le moyen de manifester avec véhémence leur indignation. Bien que très anticlérical, Clemenceau, nouvellement nommé ministre de l’Intérieur, préféra jouer l’apaisement en suspendant la procédure là où elle posait problème.

[3] Bien que le pape Léon XIII fasse preuve en 1892 de pragmatisme et de modération, en recommandant le ralliement des catholiques français à la République, le Syllabus (1864) de son prédécesseur réactionnaire Pie IX est encore dans toutes les têtes.

[4] Les propos de Marc Bloch, élevé dans cette atmosphère, en constituent une illustration émouvante : « La France, la patrie dont je ne saurais déraciner mon cœur. J’y suis né, j’ai bu aux sources de sa culture. J’ai fait mien son passé, je ne respire bien que sous son ciel, et je me suis efforcé, à mon tour, de la défendre de mon mieux » (extrait de L’étrange défaite).

[5] Cet agenda s’exprime par le refus de l’ouverture extra-communautaire, notamment de l’exogamie, le rejet de l’égalité homme-femme, le prosélytisme actif, et même, dans les cas extrêmes, l’affirmation que les lois de dieu sont supérieures à celles des hommes.

[6] Montesquieu, Lettre persane 79


 

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