L’autre Hariri : Bahaa, le frère de Saad, joue sa carte pour prendre la tête du Liban

15.06.2020

  Sur la touche et relativement silencieux depuis quinze ans, Bahaa Hariri se sert du mouvement de protestation au Liban pour enregistrer des progrès politiques, tout en s’alliant aux rivaux de son frère

                                                Bahaa Hariri prend la parole au Forum économique mondial de Davos (Flickr)

 La menace d’une récupération du mouvement de protestation au Liban par l’élite politique du pays plane sur les Libanais depuis que les premières manifestations ont éclaté en octobre.

Ces préoccupations semblent s’être concrétisées le samedi 6 juin, lorsqu’une manifestation controversée sur la place des Martyrs de Beyrouth a été entachée par des affrontements entre des partisans des Phalanges libanaises (Kataëb) et des Forces libanaises d’une part, et des partisans du Hezbollah et du mouvement Amal de l’autre.

Parmi la foule se trouvaient cependant des partisans d’un homme qui porte l’un des noms les plus en vue au Liban, mais qui brille par son absence de la scène politique depuis des années : Bahaa Hariri.

Frère aîné de Saad Hariri, ancien Premier ministre et chef du Courant du futur à prédominance sunnite, Bahaa est resté presque totalement à l’écart des questions politiques depuis l’assassinat de son père, Rafiq Hariri, en 2005.

Cependant, depuis février, le magnat de l’industrie du bâtiment laisse entendre qu’il serait intéressé par un retour en politique à travers le soutien d’un forum de jeunes dirigé par un ancien membre du parti de sa famille.

Son retour à la lumière soulève des questions sur sa relation avec Saad, sur la place de ce dernier en tant que principal responsable politique sunnite du Liban ainsi que sur le soutien de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis.

Une influence de plus en plus étendue

Fondé en avril 2018 et établi à Beyrouth, le Forum politique, économique et social se décrit comme un collectif d’acteurs de la société civile offrant à la jeunesse libanaise un espace pour discuter de problèmes urgents et de solutions politiques.

Le projet a été fondé par Nabil el-Halabi, un avocat qui dirige également l’Institut libanais pour la démocratie et les droits de l’homme.

Au cours de l’année dernière, le forum s’est élargi avec l’ouverture de bureaux à Tripoli, au Akkar, à Sidon et dans d’autres gouvernorats libanais.

El-Halabi a déclaré que ce projet visait à soutenir Hariri, qu’il a affirmé connaître depuis plus d’une décennie.

« Il s’est retiré des débats politiques et des affaires publiques », a déclaré Nabil el-Halabi à la chaîne de télévision locale Al-Jadeed. « Maintenant, il a une vision pour le Liban… [mais] il n’a aucun intérêt à devenir Premier ministre… Je peux le confirmer. »

Depuis, el-Halabi sert de porte-parole de facto à Bahaa Hariri auprès des médias libanais. Le 10 mai, il a annoncé que ce dernier lancerait sa propre chaîne de télévision dans un délai de deux mois.

Le président pakistanais de l’époque Pervez Musharraf (au centre) est accompagné de Saad (à gauche) et Bahaa Hariri (à droite), à Beyrouth en 2005 (Reuters)
Le président pakistanais de l’époque Pervez Musharraf (au centre) est accompagné de Saad (à gauche) et Bahaa Hariri (à droite), à Beyrouth en 2005 (Reuters)

Ahmad Halawani, coordinateur de la section tripolitaine du forum, affirme que leur objectif est de transformer les slogans en politiques applicables.

« Notre but est de construire un État d’institutions », indique-t-il à Middle East Eye. « Nous voulons traduire les slogans de tous les partis politiques pour en faire des actions, pas seulement des paroles. »

Bien que favorable au soulèvement libanais contre la corruption et la mauvaise gestion politique, Halawani explique que les divergences séparant les différents groupes qui composent le mouvement constituent un problème qui, selon le forum, doit être résolu.

« Le problème de la révolution ressemble au Liban lui-même », poursuit-il, le décrivant comme une question de « gestion et [d’]administration ».

Halawani ajoute que le forum a communiqué avec différents groupes de la société civile libanaise, dont certains qu’il a décrits comme des « amis de Bahaa », bien qu’il existe de nettes différences entre eux.

« Il a une vision pour le Liban… [mais] il n’a aucun intérêt à devenir Premier ministre… Je peux le confirmer »

– Nabil el-Halabi, associé de Bahaa Hariri

« Nous devons passer du “je” au “nous” », soutient-il, exhortant les Libanais à « se concentrer sur les points de convergence plutôt que sur les divergences ».

Mais la question du Hezbollah semble elle aussi essentielle.

Des partisans de Bahaa Hariri présents à la manifestation du samedi 6 juin ont expliqué à MEE qu’ils étaient là pour protester contre les armes détenues par le parti soutenu par l’Iran ; le forum semble par ailleurs être devenu une tribune pour défendre cette vision ainsi que d’autres politiques soutenues par Bahaa Hariri.

Bien que les frères Hariri soient tous deux d’accord sur la nécessité de démanteler l’aile militaire du Hezbollah et qu’ils aient précédemment accusé le parti d’être responsable de l’assassinat de leur père, Saad a adopté une approche beaucoup plus diplomatique dans sa rhétorique sur la question au cours de la dernière décennie.

Et il semblerait que la rhétorique plus agressive adoptée par Bahaa sur ce point soit un argument de vente unique pour ce dernier, en particulier à un moment où le Hezbollah et ses alliés gagnent du terrain sur le plan politique.

Le conseiller de presse de Bahaa, l’ancien PDG de la station de radio Voice of Beirut Jerry Maher, a tweeté une photo d’eux ensemble et salué la capacité de l’aîné des Hariri à dire « ce que d’autres n’oseraient pas dire sur les corrompus et leur relation avec les armes du Hezbollah ». Dans une courte colonne publiée dans le journal saoudien Arab News à la mi-mai, Maher a décrit Bahaa comme un « sauveur » potentiel pour le Liban.

Du magnat des affaires au mécène politique

Avec un patrimoine net d’environ 2 milliards de dollars, les activités économiques de Bahaa ont connu un sort bien plus favorable que celles de son jeune frère, dont les actifs ont chuté, passant d’environ 3,3 milliards de dollars en 2008 à environ la moitié aujourd’hui.

Contrairement à Saad et à d’autres membres de sa famille, qui mêlent souvent plusieurs entreprises et secteurs, Bahaa semble avoir tracé un chemin quelque peu séparé. Il a vendu ses parts dans la société de construction familiale Saudi Oger à Saad en 2008.

En 2002, Bahaa a fondé Horizon Group Holdings, une société d’investissement et de développement immobilier opérant au Liban, en Jordanie et en Arabie saoudite et participant à des projets dans les deux premiers pays cités.

« Bahaa sait qu’à un certain niveau, son soutien au Centre lui offre un accès à Washington qu’il n’aurait pas eu autrement. C’est, après tout, l’une des principales raisons pour lesquelles les gens riches font des dons aux think tanks »

– Source proche des Hariri

L’aîné des Hariri a déclaré au journal local The Daily Star en 2014 qu’il avait l’intention d’investir davantage au Liban, en Syrie et en Irak avant la fin de la décennie.

En Jordanie, il a notamment été impliqué dans le projet Abdali à Amman, une entreprise conjointe entre Horizon et le gouvernement jordanien. Ce projet d’une valeur de 5 milliards de dollars consiste à développer un vieux quartier du centre-ville, notamment avec des boutiques de luxe, des résidences et des bureaux.

Ceci étant, il apparaît que la politique n’a jamais échappé à l’esprit de Bahaa Hariri. En mai 2011, l’Atlantic Council, un think tank américain, a lancé le Centre Rafic Hariri pour le Moyen-Orient, dont Bahaa a été le mécène fondateur.

Une source de Washington proche des Hariri explique toutefois à MEE qu’il ne lui a pas fallu beaucoup de temps pour gagner de l’influence et du soutien dans la capitale américaine, sans que l’on sache si cela était intentionnel ou non.

« De toute évidence, Bahaa sait qu’à un certain niveau, son soutien au centre lui offre un accès à Washington qu’il n’aurait pas eu autrement. C’est, après tout, l’une des principales raisons pour lesquelles les gens riches font des dons aux think tanks », indique la source.

« Cela dit, c’était à lui de tirer profit de cet accès, ce qu’il n’a manifestement pas fait. »

En réalité, Bahaa Hariri est resté discret dans le think tank, bien qu’il fasse également partie de son conseil consultatif. Sa présence publique aux côtés d’Atlantic Council a été minime, à l’exception d’une brève interview en 2011 dans laquelle il a amplement évoqué les questions politiques et économiques au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.

« Il n’a même pas mentionné une seule fois ses propres ambitions politiques », affirme la source.

De bonnes relations à Aboud Dabi et Riyad

Depuis l’assassinat de son père en 2005 puis la nomination de Saad comme successeur à la tête du Courant du futur, il est apparu que tout intérêt politique que Bahaa pouvait avoir à l’époque – s’il en avait un – devait être limité.

Mais le 4 novembre 2017, Saad Hariri, alors Premier ministre de l’époque, a démissionné à Riyad sur la chaîne de télévision Al-Arabiya, citant le Hezbollah, l’Iran et sa propre sécurité comme principales raisons. Saad Hariri est retourné à Beyrouth plus tard au cours du même mois et a finalement annulé sa démission, dont beaucoup ont pensé qu’elle résultait de pressions saoudiennes.

Dans un rapport, la rapporteure spéciale des Nations Unies Agnès Callamard a déclaré que le Premier ministre avait été détenu par des responsables saoudiens, insulté et même battu. L’approche plus diplomatique de Saad Hariri envers le Hezbollah aurait contrarié l’Arabie saoudite, son principal mécène.

Pendant cette période tumultueuse, l’aîné des Hariri a rompu son silence avec une déclaration publique. Il a soutenu la démission de Saad Hariri, condamné l’Iran et le Hezbollah pour avoir « cherché à prendre le contrôle du Liban » et fait l’éloge de l’Arabie saoudite.

Lire : Suite à l’épisode Hariri, Riyad tente un comeback politique au Liban

En apparence, il s’agissait peut-être d’une manifestation de solidarité entre frères. Cependant, beaucoup y ont vu une possible tentative d’incursion dans l’arène politique kaléidoscopique du Liban, plus d’une décennie après l’assassinat de son père.

Au moment où Saad était retenu en Arabie Saoudite, de nombreux témoignages ont également fait état de la présence de Bahaa dans le pays, précisant que Riyad avait l’intention de confier au frère aîné la tête du Courant du futur. De même, selon les informations relayées, les membres de la famille ont été invités à venir en avion pour prêter allégeance à Bahaa, ce qu’ils ont toutefois refusé.

« Bahaa Hariri entretient d’excellentes relations avec [le prince héritier d’Abou Dabi] Mohammed ben Zayed […] et de bonnes relations en Arabie saoudite », indique à MEE l’analyste politique libanais Bachar el-Halabi, qui ajoute que cette initiative a rompu en fin de compte les liens entre Bahaa et Saad.

« Ils envisageaient sérieusement un échange de places, ce qui a amené la relation [entre les frères Hariri] à un point de non-retour. »

Bahaa n’a répondu à ces informations que dans un communiqué en février – trois ans plus tard –, soutenant qu’elles n’avaient « rien à voir avec la réalité ».

« Quiconque est invité par le royaume répond positivement à l’invitation, à l’exception de ses ennemis que sont les milices iraniennes et leurs copains », a-t-il déclaré.

Une page Facebook a même été créée à l’époque pour l’aîné, ce qui a laissé entrevoir un lancement en politique, mais elle a rapidement été supprimée.

Aujourd’hui, le Liban est confronté à une crise économique paralysante et sans précédent qui a déclenché un soulèvement populaire, souvent décrit sous le nom de révolution du 17 octobre.

Cette crise semble avoir été le catalyseur qui a poussé Bahaa à tenter d’entrer de lui-même dans la mêlée politique. Il semblerait cependant qu’en dépit de leur relation houleuse, l’Arabie saoudite ait mis tout son poids derrière Saad et exprimé son opposition à la fragmentation des sunnites du Liban.

Des tensions au sein du Courant du futur

Depuis que Saad Hariri a soutenu Michel Aoun, lui-même soutenu par le Hezbollah, pour la présidence en 2016, des tensions ont commencé à apparaître au sein du Courant du futur. Même ceux qui lui étaient fidèles ont critiqué cette décision.

L’ancien chef des Forces de sécurité intérieure et ministre de la Justice Achraf Rifi, qui a quitté le parti au début de cette même année, s’est engagé à poursuivre l’héritage de Rafiq Hariri tout en condamnant Saad Hariri et le Courant du futur pour avoir vendu le Liban au « projet iranien ».

Rifi a battu Hariri et les autres grands partis lors des élections municipales à Tripoli en 2016, mais a été largement battu aux législatives de 2018.

Vu comme un possible Premier ministre par Saad Hariri en personne il y a sept ans, Rifi se retrouve désormais au bord de la route.

Il semblerait toutefois que Bahaa et ce dernier puissent former des alliés potentiels. Tous deux entretiennent des relations chaleureuses depuis l’époque où Rifi était à la tête des Forces de sécurité intérieure, lors de laquelle il a conclu que le Hezbollah et le gouvernement syrien étaient responsables de l’assassinat de Rafiq Hariri. En réponse, Bahaa a fourni à Rifi des voitures blindées pour assurer sa protection.

« Il a adopté le récit du mouvement révolutionnaire en se disant que cela lui permettrait de s’éloigner de son frère et de se défaire du bagage du haririsme politique »

– Bachar el-Halabi, analyste

Selon l’analyste Bachar el-Halabi, les anciens membres mécontents du Courant du futur comme Achraf Rifi et Nabil el-Halabi font partie des principales cibles de Bahaa.

« Il y a aussi des sunnites qui estiment que leur position au Liban a été affaiblie et qu’ils ne sont pas représentés équitablement », explique-t-il à MEE.

À la suite des affrontements entre les partisans de Bahaa et Rifi et ceux du Hezbollah et d’Amal le 6 juin, Saad Hariri a rencontré le grand mufti du Liban pour calmer la situation.

Il a ensuite déclaré qu’il y avait « des infiltrés qui [souhaitaient] des effusions de sang et des problèmes dans le pays », faisant allusion aux partisans plus conflictuels de son frère et de Rifi.

Cependant, selon les analystes interrogés par MEE, Bahaa est confronté à l’heure actuelle à une bataille ardue.

El-Halabi affirme que l’aîné des Hariri éprouve des difficultés à apparaître comme une personnalité anti-establishment et comme le véritable garant de l’héritage de son défunt père.

« Il a adopté le récit du mouvement révolutionnaire en se disant que cela lui permettrait de s’éloigner de son frère et de se défaire du bagage du haririsme politique », estime l’analyste.

« Mais en même temps, il veut utiliser l’héritage de son père parce qu’il n’y a pas d’autre moyen de revenir. »

Au-delà de la menace d’un retour de flamme en provenance de la famille Hariri, notre source à Washington explique que les États-Unis sont relativement satisfaits du statu quo au Liban et ne sont pas intéressés par une escalade « tant que les Israéliens sont d’accord, ce qui est le cas ».

Alors que son jeune frère est considéré comme imparfait, la source ajoute que ce dernier a l’avantage grâce à ses liens établis avec les États-Unis et que « même le gouvernement dominé par le Hezbollah est plus ou moins accepté ».

« Bahaa veut se battre contre le Hezbollah mais dispose de peu de popularité ou de soutien régional – et n’a aucune capacité militaire », poursuit la source. « Les Américains ne sont pas stupides. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.


Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *