Le Gaz en Méditerranée… allumera-t-il toute la région ?

Mouna Alno-Nakhal

La presse internationale a rapporté que le gouvernement d’union nationale libyen siégeant à Tripoli, reconnu par l’ONU et présidé par Fayez el-Sarraj, avait signé un accord militaire avec la Turquie, suscitant la colère du gouvernement du Maréchal Haftar siégeant à Tobrouk, non reconnu par l’ONU, mais soutenu par la France qui s’en défend[1]. Plus précisément, il y aurait eu signature d’un mémorandum militaire qui redéfinit les frontières maritimes des deux pays. De l’avis d’Ankara, il est censé garantir les droits de la Turquie en Méditerranée orientale, notamment l’accès aux gisements gaziers de la région[2]. D’où, entre autres, des répercussions sur la « guerre pour le gaz » que d’aucuns veulent continuer à nier, et particulièrement lorsqu’il s’agit de la guerre sur la Syrie. [NdT].


Fin novembre, la Turquie a signé d’importants contrats avec deux États de la région : le Qatar qui se trouve être son allié idéologique ; la Libye qu’elle considère comme sa profondeur stratégique en Afrique du Nord et où se déroule une guerre sans merci entre deux camps, l’un soutenu par Ankara et Doha [le gouvernement de Tripoli de Fayez el-Sarraj ; Ndt], l’autre soutenu par le Caire, Riyad et Abou Dhabi [le gouvernement de Tobrouk du maréchal Khalifa Haftar ; Ndt].

Abstraction faite des aspects idéologiques, sécuritaires, militaires et financiers de la relation entre Ankara, Tripoli et Doha, le gaz naturel est le dénominateur commun des relations entre Erdogan et ces deux États riches en hydrocarbures.

Le Qatar est au troisième rang des pays en termes de réserves en gaz, après l’Iran et la Russie, tandis que la Libye est au huitième rang. Et ce, conformément aux réserves mondiales déclarées et estimées à environ 200 billions de mètres cubes, dont 80 billions se trouvent dans la région du Moyen-Orient.

Nombre d’études américaines et européennes estiment les réserves de gaz à l’Est de la mer Méditerranée, c’est-à dire en Égypte, Palestine (Gaza), Israël, Liban, Syrie et Chypre, à environ 50 billions de mètres cubes. Un gaz qui a été et demeure une cause de conflits d’une grande complexité au sein de divergences politiques, militaires et stratégiques entre toutes les parties, auxquelles s’est mêlée la Turquie.

Ankara a déclaré, à maintes reprises, ne pas reconnaître les accords concernant la délimitation des frontières maritimes et des zones économiques exclusives signés entre l’Égypte, Israël et le Liban, tout comme elle a menacé les entreprises ayant signé des accords avec ces pays en vue de l’exploration, de l’extraction et de la commercialisation de leur gaz. Et, alors qu’elle avait précédemment accusé les Chypriotes grecs et les Grecs de contrôler de vastes zones de la mer aux dépens de l’Égypte, du Liban, d’Israël et de la Syrie ; l’accord portant sur la délimitation de la frontière maritime entre la Turquie et la Libye en mer Méditerranée,  conclu le 27 novembre dernier avec le Gouvernement d’Union nationale libyen [GNA] de Fayez el-Sarraj, lequel ne contrôle que 8% du territoire libyen, est venu déclencher un tollé du côté de la Grèce et aussi du maréchal Haftar qui a appelé le Conseil de sécurité de l’ONU à intervenir contre les violations de la Turquie en Libye.

À noter que suite à cet appel à l’ONU, le ministre des Affaires étrangères du gouvernement du maréchal Haftar, M. Abdul Hadi Hawij, s’est exprimé sur un média israélien pour dire que son pays était prêt à coopérer contre la Turquie, tandis qu’Athènes a déclaré l’accord turc avec le GNA contraire au droit international en plus d’être un acte de provocation, vu que les eaux territoriales de la Turquie figurant sur une carte publiée unilatéralement par Ankara empiétaient sur une partie des eaux territoriales de la Grèce et de ses îles, notamment autour de l’île de Crète, laquelle devait recevoir le gazoduc venu de Chypre avant d’être dirigé vers l’Italie. D’où une tension supplémentaire à celle déjà existante pour plusieurs raisons politiques et historiques.

En juin 1974, la Turquie est intervenue à Chypre sous prétexte que le coup d’État contre le président Makarios menaçait les Chypriotes turcs de l’île, dont elle a fini par occuper le tiers du territoire. Aujourd’hui, elle rejette tout accord signé par les Chypriotes grecs sous prétexte qu’ils ne représentent pas toute l’île et envoie quatre navires protégés par son aviation militaire dans le périmètre de l’île pour prospecter et extraire le gaz.

En réponse, Washington a rejeté la décision turque en la qualifiant de provocatrice, tandis que l’Union européenne a décidé d’imposer à la Turquie un certain nombre de sanctions économiques, financières et politiques, vu que la partie de Chypre représentée par les Chypriotes grecs est membre de l’Union européenne.

À cela, la Turquie rétorque que la coopération de Chypre avec Israël et la Grèce d’une part, l’Égypte et la Grèce d’autre part, dans le contexte politique, militaire et sécuritaire actuel menace sa sécurité nationale. Mais les États précités, opposés à l’accord Ankara-Tripoli, considèrent que la situation actuelle en Libye ne permet pas la signature d’un tel accord, d’autant plus que la Turquie n’a pas signé la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer.

C’est d’ailleurs l’une des raisons qui fait que la Turquie est toujours en désaccord avec la Grèce quant à la délimitation des eaux territoriales et du plateau continental en mer Egée, où se trouvent des dizaines d’îles grecques proches des rivages turcs, considérées par Ankara comme autant de menaces pour sa sécurité stratégique. Et c’est aussi l’un des arguments qui aurait poussé Erdogan à parler, plus d’une fois, de la nécessité de réviser le Traité de Lausanne de 1923, lequel aurait accordé à la Grèce des espaces marins plus vastes que la mer Égée : 43,5% pour la Grèce, 7,5% pour la Turquie, le reste faisant partie des eaux internationales.

Une délimitation qui déplaît à Ankara, comme il lui déplaît que Chypre soit devenue une base commune à des alliances régionales et internationales hostiles, en plus des conflits économiques engendrés par la découverte du gaz.

Il n’empêche qu’entretemps, Nicosie a délimité sa frontière maritime avec l’Égypte en 2004, avec le Liban en 2007, avec Israël en 2010 et a signé plusieurs accords avec des sociétés européennes, américaines, russes et même qataries, pour explorer, extraire et transporter son gaz vers l’Europe. Parmi ces sociétés : ENI (Italie), Total (France), Noble Energy et Exxon Mobil (États-Unis), Woodside (Australie), BP (Grande-Bretagne) et Rosneft (Russie). À savoir que la société Rosneft a signé des accords importants avec l’Egypte, le Liban et la Syrie, après avoir signé des accords comparables avec l’Iran, l’Irak et le Kurdistan irakien.

Nombreux sont ceux qui voient dans la présence de la Russie en Syrie, laquelle possède des réserves importantes, supérieures à celles du Qatar, un facteur important dans les calculs russes en rapport avec le gaz. Des calculs qui leur font dire que Moscou ne veut pas que le gaz de Méditerranée concurrence le gaz russe en Europe, particulièrement en Allemagne et en Italie, où il est acheminé par des gazoducs dont certains traversent le territoire turc ; lequel territoire turc reçoit par ailleurs, du gaz iranien, azerbaïdjanais et turkmène, tandis que la Turquie couvre 60% de sa consommation nationale par du gaz russe. Ce qui, avec d’autres éléments, expliquent la relation stratégique entre Moscou et Ankara et ses implications négatives ou positives sur la situation en Syrie.

Ankara n’a pas ménagé ses efforts pour persuader Tel-Aviv de faire passer ses gazoducs acheminant le gaz israélien et chypriote par la Turquie, en échange d’eau turque passant par Chypre à destination d’Israël. Ce projet a échoué en raison de la détérioration des relations israélo-turques, tout comme ont échoué les négociations en vue de la réunification des deux parties de Chypre ; réunification qui aurait pourtant permis à Ankara d’atteindre ses objectifs stratégiques en tant que garante de l’indépendance de l’île selon les termes de l’accord de 1960, au même titre que la Grèce et la Grande-Bretagne, laquelle possède aujourd’hui deux bases militaires importantes à Chypre. Une île qui, depuis l’ère ottomane, suscite des ambitions chez les Juifs sionistes, puis Israël, en tant que sortie de secours maritime en cas d’encerclement terrestre par les pays arabes.

Les développements dans la région sont venus poser de nouveaux défis à Ankara, notamment suite à son différend idéologique à propos des Frères Musulmans avec l’Égypte, le pays le plus important du point de vue gazier, en raison de son rapprochement avec Chypre et la Grèce et de sa proximité avec la bande de Gaza, laquelle dispose également d’une réserve de gaz importante.

Néanmoins, avec la poursuite de la guerre en Syrie et ses répercussions régionales et internationales, notamment en ce qui concerne la présence de la Russie et le rôle joué par la Turquie qui retarde la résolution du gaz offshore syrien, Beyrouth a signé deux accords avec les sociétés Total (France), ENI (Italie) et Novatek (Russie) pour la prospection et l’extraction de pétrole et de gaz dans deux zones, l’une étant dans des eaux « contestées » par Tel-Aviv [le bloc 9 ; Ndt]. Et alors que les efforts de médiation américaine se poursuivent via David Satterfield, aujourd’hui ambassadeur des États-Unis à Ankara, des études ont estimé la part du Liban en gaz naturel offshore à environ 11 billions de mètres cubes, de quoi régler tous les problèmes du Liban. Ce qui ramène au discours parlant de la bataille du gaz dans la région prononcé par le chef du Hezbollah, Sayyed Hassan Nasrallah, le 16 février dernier : « Nous pourrions endommager les plates-formes gazières israéliennes en mer Méditerranée si le Haut conseil de défense du Liban le décidait ». En réponse, Tel-Aviv a annoncé avoir développé son système nommé « Fronde de David » conçu pour intercepter n’importe quel type de missile du Hezbollah sur ses plates-formes.

Toutes ces données montrent la complexité des calculs nationaux, régionaux et internationaux pour toutes les parties en matière de gaz, lequel risque de brûler l’Est de la Méditerranée, tout comme le pétrole fut et demeure à l’origine de tous les problèmes de la région arabe depuis son indépendance jusqu’à aujourd’hui.

Une complexité dangereuse pour les pays pris dans la tourmente en premier lieu, mais aussi pour tous les autres, y compris l’Europe, les États-Unis, la Russie et bien sûr la Turquie, où Erdogan cherche à avoir le bras long dans le monde entier, car il veut que la Turquie retrouve les gloires de l’Empire ottoman, lequel a gouverné le monde mais a fini dans ses frontières actuelles, privé des régions pétro-gazières autrefois sous son règne. Il se voit en tant qu’héritier de l’État ottoman, de son idéologie et de son nationalisme, ce qui explique ses actions passées et actuelles en Syrie, en Libye et dans toute la région depuis le prétendu Printemps arabe.

Erdogan s’est opposé à l’intervention américano-européenne en Libye le 28 février 2011, mais s’est ravisé et a déclaré son soutien le 21 mars, un an après le Sommet arabe à Syrte, auquel il a assisté à l’invitation de Mouammar Kaddhafi.

Sans le soutien de Kaddhafi au duo Bülent Ecevit et Necmettin Erbakan, la Turquie n’aurait probablement pas été en mesure de contrôler Chypre en 1974 pour devenir, aujourd’hui, un facteur clé dans toutes les équations de la Méditerranée et de son gaz, lequel pourrait donc allumer toute la région et cette fois-ci, Israël aussi.

Hosni Mhali

Chercheur et Relations internationales, journaliste et spécialiste de la Turquie

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Notes :

[1] Libye: le gouvernement d’union nationale signe un accord militaire avec Ankara]

[2] La Turquie et la Libye délimitent leurs frontières maritimes

Traduit de l’arabe par Mouna Alno-Nakhal 

Source : Al-Mayadeen

http://www.almayadeen.net/analysis/1364782/


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