Le problème du droit international

Par Lawrence Davidson

Les institutions modernes qui freinent la montée de la barbarie s’affaiblissent, écrit Lawrence Davidson.

Plusieurs événements récents suggèrent que le réchauffement climatique n’est pas la seule chose qui menace notre avenir. Comme si elles fonctionnaient sur des voies parallèles, certaines des institutions modernes qui contribuent à la stabilité des sociétés – celles qui freinent la montée de la barbarie – sont fragilisées alors même que l’atmosphère se réchauffe et que les océans gonflent. Dans la poursuite d’intérêts étatiques ou personnels à court terme, certains dirigeants nationaux violent ou ignorent le droit international et, ce faisant, nous mettent tous en danger à long terme.

Le premier exemple est la subversion de la Cour pénale internationale.

Cour pénale internationale à La Haye, Pays-Bas. (Vincent van Zeijst via Wikimedia)

L’un des développements les plus prometteurs qui a suivi la catastrophe de la Seconde Guerre mondiale – celle qui a provoqué l’Holocauste, la guerre éclair, les bombardements intensifs de l’Europe et l’utilisation des bombes nucléaires contre de grandes villes – a été l’extension et le renforcement du droit international. En 1948, l’Assemblée générale des Nations Unies, cherchant à donner à ces lois une force réelle, a demandé la création d’une cour pénale internationale. Cet appel a déclenché une résistance parce qu’un tel tribunal empiéterait nécessairement sur la souveraineté de l’État-nation. Il a fallu 54 ans pour que le tribunal soit enfin convoqué et fasse appliquer les lois contre la perpétration de crimes de guerre et autres maux, tels que le génocide.

Pourtant, il y a des pays qui refusent de reconnaître la compétence du tribunal. Il s’agit souvent des États les plus adeptes du comportement barbare qui a failli détruire une bonne partie du globe au cours du XXe siècle. Ces gouvernements menacent maintenant la viabilité même du tribunal. Ainsi, le 28 janvier, il a été rapporté qu’« un juge de haut rang a démissionné de l’un des tribunaux internationaux de La Haye » en raison d’interférences et de menaces venant à la fois des États-Unis et de la Turquie. Le nom de ce juge est Christoph Flügge.

Dans le cas des États-Unis, le problème a commencé lorsque la Cour pénale internationale de La Haye a décidé d’enquêter sur les accusations de crimes de guerre, notamment l’utilisation de la torture, commis par les forces américaines en Afghanistan.

John Bolton : Le Savonarole de l’étatisme. [Jérôme Savonarole est un frère dominicain, prédicateur et réformateur italien, qui institua et dirigea la dictature théocratique de Florence de 1494 à 1498, NdT]

À ce moment-là, le conseiller à la sécurité nationale du président Donald Trump, John Bolton (qui rappelle un Savonarole moderne en matière d’application idéologique), a publiquement menacé les juges de la cour. « Si jamais ces juges s’immisçaient dans les affaires intérieures des États-Unis ou enquêtaient sur un citoyen américain », a-t-il déclaré, « le gouvernement américain ferait tout son possible pour s’assurer que ces juges ne soient plus autorisés à se rendre aux États-Unis – et qu’ils soient peut-être même poursuivis au pénal. »

Il faut dire que : a) torturer les Afghans n’est pas une « préoccupation intérieure des États-Unis ». Et b) de toute évidence, Bolton est un penseur mono-dimensionnel déplorable. Fermement ancré dans une idéologie de droite toute sa vie, il n’a jamais réussi à dépasser le concept de suprématie de l’État-nation. Cela signifie que son approche est insensible aux leçons de l’histoire qui ont montré que l’État-nation est une menace pour la civilisation elle-même. Ainsi, lorsqu’en 2005, le président George W. Bush a nommé John Bolton ambassadeur auprès des Nations Unies, c’est avec la certitude préalable que cet homme ne ressentait que mépris pour cette organisation internationale et la dénigrerait à tout moment. À l’heure actuelle, Bolton s’avère être le genre d’homme qui s’intègre parfaitement dans la Maison Blanche réactionnaire dirigée par Donald Trump.

La Turquie ignore l’immunité diplomatique

Les dirigeants des États-Unis ne sont pas les seuls à pouvoir délibérément saper les tribunaux internationaux. Christoph Flügge raconte un autre incident au cours duquel le gouvernement turc a arrêté un de ses propres ressortissants, Aydin Sefa Akay, qui était juge à la Cour internationale de La Haye. À l’époque, Akay jouissait de l’immunité diplomatique en vertu de son poste, un fait que le gouvernement de plus en plus étatiste d’Istanbul a ignoré.

Le crime d’Akay devait être jugé pour manque de loyauté envers le président turc Recep Tayyip Erdogan. Flügge et ses collègues juges ont vivement protesté contre les actions turques, mais ils n’ont pas été soutenus par l’actuel secrétaire général des Nations Unies, António Guterres (qui est un ancien Premier ministre du Portugal). Et, sans ce soutien, Akay a perdu son poste de juge et a été, pour ainsi dire, jeté en pâture aux chiens de l’arrogance des États-nations.

Recep Tayyip Erdogan, 2014. (Hesabi via Flickr)

Lors de sa démission, Flügge a eu quelques mots d’avertissement prémonitoires sur le sort du droit international. « Tout incident où l’indépendance judiciaire est violée est un incident de trop ». Les cas d’ingérence de la Turquie et des États-Unis dans la Cour pénale internationale ont créé un précédent fatal, a-t-il poursuivi, « et chacun pourra l’invoquer à l’avenir. Chacun pourra dire : “Mais vous avez laissé la Turquie faire ce qu’elle voulait”. C’est un péché originel. Ça ne peut pas être réparé. »

Commentant la menace proférée par Bolton, Flügge a déclaré : « Les menaces américaines contre les juges internationaux montrent clairement le nouveau climat politique. … Les juges de la cour ont été stupéfaits ». Pourtant, ce comportement était tout à fait en accord avec l’expansion de l’État-nation et l’exceptionnalisme américain ; la souveraineté nationale l’emporte sur le droit international.

Subornation d’Interpol

Ce ne sont pas seulement les lois internationales et la Cour internationale qui sont minées, mais aussi Interpol, la force de police internationale du monde. Les dirigeants des États-nations, en particulier les dictateurs qui placent leurs intérêts et leurs préférences au-dessus même de leur propre droit national, cherchent maintenant à suborner Interpol et à l’utiliser comme une arme pour faire taire ceux qui les critiquent.

Le dernier exemple en date est celui de Bahreïn, une riche dictature monarchique dans le golfe Persique. Elle est dirigée par une élite minoritaire sunnite qui réprime systématiquement la majorité chiite du pays. Ce faisant, sa principale « réalisation » à ce jour a été de donner une mauvaise réputation à la religion islamique. C’est aussi un allié loyal des États-Unis, et la 5e flotte américaine est basée dans ce pays. Si vous voulez savoir d’où vient une grande partie des forces navales américaines qui soutiennent la destruction saoudienne du Yémen, c’est de Bahreïn.

Le Coastal Command Boat de la marine américaine est mis à l’eau dans son port d’attache de Bahreïn, en 2014. (Spécialiste de la communication de masse 1ère classe Felicito Rustique).

Alors, comment la dictature de Bahreïn corrompt-elle la police internationale du monde entier ? L’un des joueurs de l’équipe nationale de football de Bahreïn, Hakeem al-Araibi, a exprimé sa dissidence sur la manière dont Bahreïn est dirigé. Il a ensuite été accusé de « vandalisme d’un poste de police » alors qu’il jouait dans un match de football, diffusé à la télévision, au moment de l’incident. Il a été arrêté, tabassé en prison, mais a quand même réussi à s’échapper en Australie, où il a obtenu l’asile.

Bahreïn a alors réussi à obtenir d’Interpol un mandat d’arrêt frauduleux. Lorsque al-Araibi s’est présenté en Thaïlande pendant sa lune de miel, il a été arrêté et attend maintenant d’être éventuellement extradé vers Bahreïn, où il risque fort d’être torturé. Soit dit en passant, c’est une violation du droit international que d’extrader une personne vers un pays où elle risque d’être torturée. Jusqu’à présent, la Thaïlande n’a pas profité de cette raison juridique et morale pour défier la monarchie de Bahreïn.

Il ne s’agit pas d’un problème isolé. L’organisation de surveillance Fair Trials a documenté de multiples cas de corruption et d’abus d’Interpol par des « gouvernements » qui ne se sentent pas liés par la primauté du droit.

Agressions au XXIe siècle

Il ne fait guère de doute que le XXIe siècle a commencé par une attaque contre les conditions climatiques et juridiques qui sont à la base de la stabilité du monde.

Avant 1946, le monde était en désordre : guerre chaude après guerre chaude, récessions et dépressions économiques, impérialisme, colonialisme et racisme à profusion. Tout cela a été fondé sur l’État-nation et sa revendication de souveraineté sacrée. Le monde a connu une sorte d’apogée à ce spectacle d’horreur sous la forme du racisme nazi et de l’Holocauste, de l’utilisation des armes nucléaires, des purges staliniennes de la Russie, des famines de masse et des exilés du Goulag.

Troupes de la Compagnie E, 16e Division d’infanterie, 1ère Division d’infanterie marchant sur la plage d’Omaha (Calvados, Basse-Normandie, France) le 6 juin 1944. Au cours du premier débarquement, les deux tiers de la compagnie E ont été tués. (Wikimédia)

Après la Seconde Guerre mondiale, les choses se sont améliorées lentement. Le traumatisme du passé récent a stimulé la formation de lois internationales, de tribunaux internationaux, d’une déclaration universelle des droits de l’homme, de mouvements de défense des droits civils, etc. Nous avons aussi eu la guerre froide, qui, malgré toutes ses tensions, a été une grande amélioration par rapport aux guerres sur le terrain.

Aujourd’hui, les choses se délitent à nouveau, et soyez assurés que les dirigeants américains et leurs alliés les moins recommandables à l’étranger font leur part dans la distribution de la paix et la justice. Devrions-nous citer quelques noms américains ? Il y a Donald Trump et son serviteur Bolton. Ils deviennent complètement gaga devant des voyous qui se font passer pour des présidents dans des États-nations comme l’Égypte, les Philippines et cette pseudo-démocratie qu’est Israël. Il y a aussi le sénateur Marco Rubio de Floride, qui est devenu la version américaine du cardinal Richelieu en ce qui concerne la politique étrangère de Washington en Amérique du Sud. C’est lui qui pousse au renversement du gouvernement légitime au Venezuela tout en appelant à des relations étroites avec le nouveau président fasciste du Brésil.

Et la liste continue. Comment nous infligeons-nous ça à nous-mêmes ? Est-ce parce qu’il ne nous reste que des bribes de souvenirs d’un passé misérable ou n’avons nous pratiquement pas de mémoire historique du tout ? Est-ce une sorte de goût pervers pour la violence en groupe ? C’est une question importante et éternelle. Mais maintenant, avec le réchauffement de la planète et les modes de vie qui seront bientôt menacés, les choses vont devenir encore plus chaotiques et les situations sociales et économiques catastrophiques sont en général de bonnes nouvelles pour les barbares. Plus que jamais, nous aurons besoin de lois internationales, de tribunaux et de police non corrompus.

Lawrence Davidson est professeur émérite d’histoire à la West Chester University en Pennsylvanie. Depuis 2010, il publie ses analyses sur des sujets liés à la politique intérieure et étrangère des États-Unis, au droit international et humanitaire et aux pratiques et politiques israéliennes et sionistes.

Source : Consortium News, Lawrence Davidson, 11-02-2019

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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