Le rêve de révolution ne suffit pas, il faut penser les transitions

 Par Isabelle Garo | 1er août 2019

Comment peut-on encore vouloir la révolution ? L’indignation ne suffit pas à occulter un siècle de révolutions, de passions politiques et d’illusions perdues. La philosophe Isabelle Garo propose de polariser la réflexion sur le noeud du problème : les transitions et les médiations pour passer d’un ordre social à un autre.

Le XXIe siècle s’ouvre sur le paradoxe d’une série de révolutions qui n’ont pas tenu leurs promesses, en même temps que sur le retour de l’idée communiste, notamment sur le terrain philosophique. Il est frappant que les penseurs contemporains opposent très généralement communisme et socialisme. Le durcissement de cette opposition présente, à mes yeux, l’inconvénient majeur de contourner le cœur du problème sur lesquels se sont fracassées les révolutions du XXe siècle, celui des transitions et des médiations. Il ne s’agit pas de revenir à l’idée d’étapes figées, surtout pas. Mais une révolution est un processus long et complexe, et pas le surgissement soudain d’un nouveau monde.

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Aujourd’hui, reconstruire l’alternative est une urgence, en vue de mettre à bas l’ordre social à bout de souffle, dévastateur pour l’humanité et la planète, qui est celui du capitalisme contemporain néolibéral, devenu le nom de sa crise sans fin. Cela passe entre autres par la repolitisation de la réflexion théorique, qui s’esquisse dans ce retour de la question communiste mais qui y reste en suspens.

Retour de la question communiste

Du côté de la gauche radicale, nous avons besoin de revenir sur le passé, de rénover les pratiques, mais aussi de renouer le lien entre la théorie et les mobilisations sociales et politiques, de rebâtir une pensée stratégique qui soit collectivement élaborée et sans cesse ajustée, critiquée. C’est cette réflexion stratégique démocratique qui a fait défaut par le passé, ou plutôt qui, lorsqu’elle existait, a fini par s’enliser.

D’un côté, ce retour présent, même très relatif, de la question communiste est à saluer, car il est le signe du besoin d’alternative globale. D’un autre côté, il me semble que si l’on oublie cette dimension stratégique, le communisme risque de se transformer en une question philosophique, et c’est ce qui est en train de se produire. L’idée de départ est donc simple : afin de discuter certaines de ces approches contemporaines de « l’idée communiste », je crois qu’il est important de revenir sur l’histoire complexe des notions de socialisme et de communisme et sur ce que fut leur distinction première, pour aborder, sous sa lumière et ses ombres mêlées, nos interrogations présentes.

Car la crise finale des États ou partis s’en réclamant tend aujourd’hui à réduire les termes de « socialisme » et de « communisme » à la seule fonction de désigner leurs échecs respectifs, gommant ce que fut la richesse de leur dialectique. Quelques remarques peuvent illustrer le problème. À partir de 1830, au moment de la constitution de ce vocabulaire en France et en Europe (même si le terme de communisme est bien plus ancien), les deux termes qualifient des courants en formation et s’inscrivent en même temps dans le large éventail des alternatives sociales et politiques. Puis alternatives et organisations vont tendre à se dissocier.

Dans un premier temps donc, à travers ce vocabulaire, le mouvement ouvrier naissant va élaborer et porter des revendications sociales et politiques radicales, qui toutes visent une transformation plus ou moins profonde de la propriété, combinées à des revendications démocratiques et parfois à des luttes d’indépendance nationale. Pour leur part, les courants socialistes vont se poser la question de leur alliance avec le courant républicain, aborder la question de l’État, mais sans jamais délaisser celle de la propriété et des inégalités, du droit du travail et des formes de transition.

L’organisation et la stratégie

La mouvance communiste se différencie de la tradition socialiste par sa radicalité supérieure. Le projet communiste a pour cause l’exploitation de classe et l’injustice sociale, et pour condition la conquête de l’État, en vue d’établir la communauté des biens. D’abord lié au babouvisme, ce courant puise ses repères dans la Révolution française et envisage l’action politique sur le modèle de la conspiration et du coup de force, organisés par des sociétés secrètes.

Avant qu’ils ne se rapprochent des organisations ouvrières existantes et participent à leur transformation, Marx et Engels se confrontent aux termes de socialisme et de communisme, tels qu’ils existent à leur époque – confrontation d’abord distante voire méfiante, puis impliquée et militante. Ils contribueront à définir et à redéfinir ces termes, qui resteront complexes et plastiques, parfois divergents, parfois interchangeables.

Quelques jalons. Marx commence par être très critique à l’égard du communisme existant, qu’il qualifie en 1842 d’« abstraction dogmatique », tout en se réclamant d’une transformation politique radicale. Le socialisme lui semble présenter le défaut inverse, le rejet des idées. Il avouera par la suite qu’il connaissait mal, à l’époque, les différents courants français. Il ne cessera de retravailler la question. Deux exemples. En 1843, il inaugure la thématique de la « vraie démocratie » : la critique de la politique n’est en rien sa suppression, mais sa redéfinition, qui intègre au communisme l’épineuse question de la suppression ou du dépérissement de l’État.

En 1847, juste avant le déclenchement de la révolution, il rédige le Manifeste du parti communiste. Or, contre toutes les idées reçues et en dépit de son titre (le mot parti n’a pas alors le même sens qu’aujourd’hui), ce texte s’attache à définir non une organisation séparée, mais une stratégie spécifique : les communistes sont « la fraction la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays ». À bien des égards, la distinction communisme/communiste sous sa plume est plus intéressante à explorer que la distinction communisme/socialisme.

Et c’est aussi la question des idées que souligne Marx, question cardinale car, à ses yeux, la construction du communisme n’a pas pour préalable la survenue d’une Idée communiste qui lui frayerait la voie, faisant de la transformation de la conscience un préalable. En revanche, l’idée communiste – si l’on veut l’appeler ainsi – et la connaissance critique du capitalisme qui en est inséparable sont bien partie prenante du projet révolutionnaire.

Un chantier collectif

Revenir à nos débats contemporains après avoir quelque peu réexploré cette histoire complexe ne vise pas à préconiser un retour aux origines, mais à éclairer certains points. Et en procédant ainsi, en sens historique inverse donc, deux choses m’ont frappée. La première est que toutes les questions abordées par les théoriciens du socialisme et du communisme sont restées ou redevenues des questions actuelles : la propriété, le travail, l’État, le parti, la violence, la théorie, la nation, etc., sont des problèmes contemporains – anciens, mais surtout fortement résurgents ces derniers temps.

La seconde est que ces questions ne sont aujourd’hui plus articulées les unes aux autres mais disjointes, démembrées entre des auteurs et des courants qui ne dialoguent guère entre eux. C’est cette dispersion de la question communiste qui explique, à mon sens, son déplacement sur le terrain de la philosophie (en sens contraire du mot d’ordre de « sortie hors de la philosophie » qui fut celui du jeune Marx) et non l’inverse. Et ce déplacement n’est pas sans enjeux politiques !

Pour le montrer, j’ai sélectionné trois auteurs qui ont en commun de reprendre les termes de socialisme et/ou de communisme, et qui s’arrêtent sur des éléments distincts de cet héritage. Pour le dire schématiquement : Alain Badiou aborde en particulier la question de l’État ; Ernesto Laclau se concentre sur les questions de stratégie ; Toni Negri et les théoriciens du commun s’intéressent aux questions de la propriété. Leurs apports sont extrêmement intéressants et ils sont à discuter en profondeur si l’on veut recréer un espace de confrontation indispensable à la construction d’une alternative.

À ces trois grands axes thématiques, il faut encore ajouter les questions cruciales du genre, de l’antiracisme politique, de l’écologie. Le chantier est énorme et il est nécessairement collectif. Mon but est seulement d’identifier les divers pans de la question communiste pour aider à les réarticuler, si possible. Relier recherche théorique et mobilisations de masse ne se décrète pas, évidemment, mais peut néanmoins se préparer… y compris sur le terrain théorique ! Faute de quoi, l’alternative restera en miettes.

Isabelle Garo


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Algérie / Étape de transition et démocratie

par Djamel Labidi  Les partisans d’une «étape de transition démocratique» avant les élections présidentielles risquent de se heurter en permanence à un écueil: celui de la démocratie. La démocratie, ce sont les élections, c’est le choix, la décision, le pouvoir du peuple qui s’exprime à travers son vote. Toute solution politique à la crise actuelle en dehors de ce cadre serait donc par définition antidémocratique. Les partisans de «l’étape de transition» sentent bien l’écueil et tentent de le contourner en se référant à un choix qu’aurait déjà exprimé le peuple ou au pouvoir discrétionnaire d’une révolution. Concernant le choix du peuple, on vient de voir que, par définition, seul un scrutin démocratique peut permettre de le connaître et autoriser à parler au nom du peuple. Toute autre démarche relève de l’abus de confiance ou de pouvoir. 

Pour ce qui est de l’argument que nous sommes en révolution, seul l’avenir permettra de le savoir. C’est donc un point de vue qui reste théorique. Et de toute façon, il ne résout pas la question des voies et moyens de cette «révolution», à moins de décider qu’une révolution est par définition «antidémocratique». D’autre part, des formes d’action pacifiques ne sont pas en elles-mêmes la garantie d’objectifs démocratiques. 

Pourquoi la période de transition ? 

Les transformations démocratiques qu’a connues le monde depuis les années 80, notamment dans les pays d’Europe de l’Est, n’ont nulle part été obtenues du fait d’étapes de transition. Bien au contraire, partout les forces démocratiques y ont demandé la fin du système du parti unique et le passage immédiat à des élections démocratiques pluralistes législatives ou présidentielles, ce qui s’est fait quasi simultanément. Ce fut le cas aussi en Algérie en Octobre 88. En France, dernièrement, le mouvement des «Gilets jaunes» a été crédité, un moment, par les sondages d’un soutien de la grande majorité de la société. Sa principale demande a été alors la tenue immédiate d’élections législatives, et même présidentielles, pour une solution à la crise politique, outre le recours à d’autres moyens démocratiques, referendum d’initiative citoyenne, etc. Ainsi partout, c’est le scrutin libre des citoyens qui est au cœur des transformations démocratiques durables. Par contre, partout, et toujours, ce sont les pouvoirs en place qui réclament une période de transition. Cela a été le cas dans les pays d’Europe de l’Est, par exemple en Pologne, avant que cette tentative n’échoue vite. 

Chez nous aussi d’ailleurs c’est le pouvoir précédent qui avait proposé une période de transition qui a été refusée par l’opinion. On se souvient d’ailleurs du slogan à ce moment du Hirak concernant les élections:.» pas de prolongation (du mandat présidentiel), pas de report (des élections)». Quelle serait donc, alors, la fonction de l’étape de transition, quelle serait son utilité pour la démocratie. En réalité, ses partisans n’en disent pas grand-chose, à part ce qui semble être à leurs yeux essentiel: le transfert du pouvoir décisionnel des instances exécutives provisoires actuelles ( la présidence d’État et le Gouvernement Bedoui) à de nouvelles instances exécutives provisoires désignées «par consensus». Au cas où cela serait faisable, on serait donc dans le cas d’un transfert de pouvoir, en dehors de tout scrutin, c’est-à-dire en dehors du cadre démocratique. C’est un problème sérieux de démocratie que ne peuvent éluder les partisans de la «transition démocratique». Les arguments donnés sont de mettre fin «aux symboles du pouvoir précédent» et de préparer des élections honnêtes et crédibles. Tout se passe comme si on disait que toute personne ou équipe qui remplacerait celles actuelles seraient par définition meilleures qu’elles. Qui le garantit ? Logiquement, rien. Dans un tel contexte, il ne faut pas alors s’étonner que certains en viennent à donner en exemple ce qui se passe au Soudan. 

Le Soudan 

Et pourtant, là, au Soudan, nous avons une armée qui n’a même pas envisagé d’élections et qui conserve directement le pouvoir pendant une période de transition d’au moins deux ans, et ici, en Algérie, nous avons une armée qui demande la tenue immédiate d’élections présidentielles et qui informe officiellement qu’elle n’a pas d’ambitions politiques. 

Aussi, plutôt que de sautiller les pieds joints sur place, en criant «pouvoir civil, et non militaire», ce qui n’aurait pas alors d’objet, ne serait-il pas plus constructif d’évaluer à sa juste mesure la position républicaine de l’ANP, non pas comme n’étant que la sienne, mais comme étant celle de tous, comme un acquis commun de toute la société, comme un acquis des luttes populaires pour la démocratie, comme un résultat de notre histoire depuis la guerre d’indépendance jusqu’à nos jours, de nos douleurs, de nos épreuves, de nos erreurs, des leçons que nous avons tirées. 

L’accord qui vient d’être conclu au Soudan prévoit un Conseil souverain détenant le pouvoir pendant plus de trois ans, composé pour moitié de militaires et de civils et le monopole de l’Armée sur les ministères de l’Intérieur et de la Défense. Un tel accord serait impensable en Algérie. Il faut souhaiter bonne chance au peuple frère soudanais qui a ses propres réalités, sa propre histoire et qui a, souhaitons-le, progressé dans la solution de la crise en préservant l’essentiel, la paix civile. 

Mais cet accord illustre bien que l’étape de transition a pour fonction d’assurer une forme de continuité au pouvoir en place. Il ne faut pas exclure qu’elle puisse aussi servir à des forces politiques à exploiter la pression populaire pour atteindre leurs propres fins politiques ou sociales. Aussi donc, rien ne remplace le suffrage démocratique universel et direct. Le peuple a intérêt à la démocratie pour la raison bien simple qu’il est l’immense majorité. Vouloir lui indiquer, lui préparer les conditions de la démocratie a des relents de paternalisme. Le transfert, sous quelque prétexte que ce soit, à des élites autoproclamées du principal pouvoir du peuple, celui de désigner lui-même ses dirigeants, n’a jamais rien donné de bon. La meilleure garantie, la seule en vérité à la démocratie, c’est ce moment où le peuple vote, se prononce, choisit. Le peuple existe en réalité, au sens politique du terme, à ce moment-là, ce moment où il est incontournable, souverain. 


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