Les élites algériennes menacent-elles la révolution en cours ?

par Adlene Mohammedi
Les élites algériennes menacent-elles la révolution en cours ? par Adlene Mohammedi
Manifestant dans les rues d’Alger, le 19 Juillet 2019. Crédits : RT France

La révolution algérienne en cours est une révolution avant tout populaire et certainement pas bourgeoise. Pour Adlene Mohammedi, géopoliticien, les élites algériennes multiplient toutefois les initiatives qu’il lui semble urgent d’évaluer.

Il n’est question ici ni d’être injuste ni d’être indulgent avec les élites algériennes. Quelques mois après le déclenchement de la révolution algérienne, le 22 février dernier, un certain nombre d’acteurs de la vie politique et intellectuelle ont cru devoir prendre en main ce Hirak, l’encadrer, l’institutionnaliser, peut-être même le domestiquer. Assoiffés de respectabilité, ils se réfugient derrière des notions aussi vagues que «société civile» et «forum pour le dialogue» en prenant bien soin de ne jamais se faire l’écho des revendications des Algériens.

Certes, les manifestations ne peuvent suffire et un travail politique rigoureux s’impose pour faire face au régime en place – qui tient bon, en dépit de l’éviction d’Abdelaziz Bouteflika. Mais ces élites autoproclamées sont-elles les mieux placées pour l’accomplir ? Essaient-elles de l’accomplir ? Non et non.

N’oublions pas que les milieux populaires sont les principaux acteurs de cette révolution – le concéder implique une certaine humilité – et qu’ils ne sont pas sortis sous les harangues d’opposants charismatiques

D’abord, osons rappeler que le bilan politique des élites algériennes est particulièrement désolant depuis le début de l’ère Bouteflika, et depuis l’émergence d’une classe moyenne relativement aisée. Il faut dire que les islamistes aussi bien que le pouvoir algérien les avaient rudoyées durant la décennie 1990. Depuis, certaines personnalités ont combattu sans relâche ce régime, mais il faut bien admettre qu’elles étaient seules et que la collaboration était la règle.

Ensuite, n’oublions pas que les milieux populaires sont les principaux acteurs de cette révolution – le concéder implique une certaine humilité – et qu’ils ne sont pas sortis sous les harangues d’opposants charismatiques. Ce sont les classes populaires qui ont libéré les élites, et non l’inverse. Les thèses de Christopher Lasch (La Révolte des élites et la trahison de la démocratie, 1995) se vérifient : ce ne sont pas les masses qui dédaignent la démocratie et les devoirs, mais les élites.

Enfin, il faut bien admettre que les élites algériennes n’ont pas construit de projet politique alternatif. Dire que les masses ont libéré les élites (dont les partis politiques dits d’opposition) ne suffit pas. Elles les ont surprises. Peut-être les ont-elles dérangées. Il semble même que la témérité des Algériens, toujours aussi déterminés malgré les mois qui passent et les ruses du pouvoir, les lasse aujourd’hui.

Dans ces conditions, la méfiance est plus que justifiée. La situation est aujourd’hui plus préoccupante que jamais. L’état-major contrôle le pays. Il utilise une justice aux ordres pour régler ses comptes, distraire les Algériens avec une propagande judiciaire faite d’arrestations spectacles et multiplier les prisonniers politiques (enfermés pour un drapeau, pour une pancarte ou pour des idées exprimées un peu trop fort). Il utilise une police de plus en plus aguerrie pour réprimer les manifestants. Il utilise les médias – publics et privés – pour désinformer, diviser et désorienter.

Cette bourgeoisie – car il faut appeler les choses par leurs noms – a des intérêts à défendre. Elle méprise profondément les demandes des classes populaires 

Face à cet épisode contre-révolutionnaire que vit l’Algérie, les élites dont nous parlons (celles qui se mettent en avant pour prendre en charge le mouvement révolutionnaire, comme a voulu le faire le chef d’état-major) ne semblent pas résolues à offrir leur concours aux classes populaires qui continuent le combat malgré tout. Bien au contraire, elles tergiversent, rusent (comme le pouvoir) et font les yeux doux au chef d’état-major Ahmed Gaïd Salah.

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Lorsque les conférences, les forums et autres réunionsn’aboutissent pas à un consensus sur des choses aussi élémentaires que la solidarité avec les prisonniers d’opinion, la nécessité de promouvoir la primauté du civil sur le militaire et de montrer du doigt l’action de l’état-major, le caractère préoccupant de la répression actuelle et de l’action de la justice (moins indépendante que jamais), comment ne pas se poser des questions sur les intentions de leurs initiateurs ? De même, quand des constitutionnalistes ultramédiatisés passent leur temps à faire peur aux Algériens en leur promettant l’Apocalypse en cas de sortie du cadre constitutionnel (seul moyen de se débarrasser d’un gouvernement clandestin et d’un président par intérim qui réussit l’exploit d’être aussi absent que son prédécesseur), comment ne pas penser à une connivence avec le régime en place ?

Cette bourgeoisie – car il faut appeler les choses par leurs noms – a des intérêts à défendre. Elle méprise profondément les demandes des classes populaires (en raillant régulièrement, par exemple, l’idée d’une constituante) et n’a aucun intérêt à chasser un pouvoir qui l’a relativement bien servie. Elle se bat pour des élections, pour des prébendes, mais certainement pas pour un nouveau régime politique. Si celui-ci devait advenir, ce serait en dépit de ces élites pusillanimes et certainement pas grâce à elles./

Adlene Mohammedi est docteur en géographie politique et spécialiste de la politique arabe de la Russie et des équilibres géopolitiques dans le monde arabe.


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