La vision algéro-tunisienne pour la Libye «commence à être acceptée à l’international»

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Alger et Tunis poursuivent leurs efforts diplomatiques pour parvenir à une solution politique inclusive en Libye. La démarche s’annonce complexe puisque les deux voisins doivent rassembler toutes les parties libyennes et neutraliser les ingérences étrangères, notamment turque. Malgré tout, cette vision serait promise au succès international.

Le chaos en Libye est plus que jamais une question de sécurité nationale pour l’Algérie et la Tunisie. Groupes terroristes, mercenaires, milices, présence militaire turque… les menaces qui pèsent sur les deux voisins de la Libye sont bien réelles. Sabri Boukadoum, le ministre algérien des Affaires étrangères, s’est rendu ce lundi 13 juillet 2020 à Tunis pour une nouvelle rencontre de concertation avec le Président tunisien Kaïs Saïed.

«La réunion portait sur la situation dans la région, en particulier en Libye, outre les outils pour renforcer la coordination existant entre la Tunisie et l’Algérie à tous les niveaux, afin d’aider les frères libyens à surmonter la crise que traverse leur pays», a annoncé la présidence de la République tunisienne dans un communiqué.

Trois plans de paix

Selon le docteur Rafâa Tabib, maître de conférences en géopolitique et relations internationales à l’université de la Manouba (Tunis), il y a un alignement total de l’Algérie et de la Tunisie sur la même vision de sortie de crise en Libye. «Cette vision commence à être acceptée à l’international», annonce à Sputnik ce spécialiste de la Libye, auteur de La Chamelle d’Allah, aux sources du chaos libyen (éditions le Parchemin bleu) et de Les Légions de sable.

Rafâa Tabib estime que «le plan maghrébin» porté par les deux voisins de la Libye est le plus viable, car il prend en compte la participation de toutes les parties libyennes et assure le respect de l’intégrité territoriale de ce pays. D’après son analyse, le plan algéro-tunisien s’oppose à deux autres visions.

«Il faut comprendre qu’il y a trois plans. Le premier est le résultat de la conférence de Berlin qui prend en compte la vision des grands voleurs de la Libye. Pour eux, il faut que la paix soit imposée dans les régions utiles du pays où se trouvent le pétrole, l’argent et le commandement politico-militaire. Peu importe si la guerre civile se poursuit dans les autres régions. La seconde option est celle de l’Égypte qui pourrait être tentée par une domination de l’est de la Libye, la Cyrénaïque étant la région la plus riche en hydrocarbures et la moins peuplée de la Libye. D’ailleurs, c’est dans une optique de guerre contre la Turquie que le Parlement égyptien a autorisé l’armée égyptienne à intervenir», indique-t-il.

Le fléau à abattre

Pour Rafâa Tabib, le plan «est sérieux car outre l’intérêt auquel commencent à lui accorder l’Italie et la France, il intéresse également les pays du Sahel que sont le Niger, le Tchad et le Soudan». L’ensemble de ces pays s’oppose, selon Tabib, à une présence turque en Afrique du Nord et au Sahel. En janvier 2020, Ankara, allié stratégique du Gouvernement d’union nationale (GNA) dirigé par Fayez el-Sarraj, a officiellement annoncé le début du déploiement de troupes turques en Libye. Des rapports de presse se basant sur des sources diplomatiques ont rapporté, pour leur part, qu’Ankara a dépêché en quelques mois plusieurs milliers de mercenaires et des centaines d’officiers et sous-officiers turcs dans des centres de commandement contrôlant des armes sophistiquées. «La Turquie est considérée par les Occidentaux comme étant le véritable fléau qu’il faut abattre», note Tabib qui prédit une «intervention de milices venant des pays du Sahel en cas de détérioration de la situation».

«Pour soutenir les Toubous, les communautés du Niger, du Tchad et du Soudan peuvent entrer dans l’arène des combats et engager trois fois plus d’hommes armés que les 15 000 mercenaires recrutés par la Turquie», explique le professeur en géopolitique et relations internationales.

Le Président tunisien a parfaitement compris les enjeux sécuritaires régionaux et surtout la menace que représente une hégémonie turque dans la politique interne de son pays. Au mois d’avril 2020, Kais Saïed a neutralisé le duo Rached Ghenouchi-Recep Tayyip Erdoğan de la gestion sécuritaire de la Tunisie. Il avait alors exclu le président de l’assemblée tunisienne et chef du parti islamiste Ennahda, du Conseil supérieur de la sécurité nationale, la plus haute instance sécuritaire du pays.

Neuf ans de retard

De son côté, Assia Bakir, diplômée en relations euro-méditerranéennes, monde maghrébin (Université Paris 8), se veut plus mesurée au sujet de la mise en œuvre du plan de paix algéro-tunisien. Dans une déclaration à Sputnik, elle indique que «l’Algérie a pris trop de retard dans le dossier libyen» en faisant référence au blocage de la diplomatie algérienne durant l’ère Bouteflika. Assia Bakir relève également le silence de l’Algérie et de la Tunisie face à la stratégie hégémonique politico-militaire de la Turquie dans la région.

«La Turquie est installée militairement dans un pays d’Afrique du Nord et contrôle une des plus importantes bases aériennes de la région à El Woutia qui se trouve à 25 kilomètres de la Tunisie et donc très proche du territoire algérien. Il est inconcevable qu’un pays tiers prenne possession d’une base militaire en Libye avec l’accord du GNA qui est un gouvernement provisoire. C’est une menace réelle pour l’Algérie et une atteinte à la souveraineté de la région. Si l’Algérie n’a rien dit à ce moment-là je ne vois pas comment elle peut aujourd’hui hausser le ton».

Selon Assia Bakir, l’un des critères les plus importants pour une démarche réellement inclusive dans la recherche d’une solution politique en Libye consiste à convier «toutes les forces vives des sociétés». «L’Algérie peut jouer un rôle structurant dans cette crise à condition de prendre en compte toutes les forces vives, c’est à dire les Touaregs, les Toubous sont les maîtres du Fezzan dans le sud et les Amazighs du Djebel Nefoussa dirigent la région occidentale du pays. Il ne faut pas se limiter au GNA et Khalifa Haftar», dit-elle.

L’Algérie s’engage diplomatiquement mais il semble que des pays souhaitent l’impliquer militairement dans le conflit libyen.

«Il y a une idée véhiculée par la presse internationale selon laquelle ce sont les belligérants étrangers qui mènent la guerre contre Khalifa Haftar. C’est totalement faux, la vapeur a été retournée lorsque les combattants de Djebel Nefoussa sont entrés dans les combats. Certes, l’aviation turque a joué un rôle important, mais lors de l’offensive de Haftar sur Jadû, en février 2020, ce sont les combattants amazighs qui ont fait la différence.»

Un nouveau chef pour la 4e région militaire

La complexité de la guerre en Libye, les ingérences et les intérêts économiques sont tels que les voisins sont tenus de parer à toute éventualité. «Jusqu’à présent, l’Algérie a engagé des moyens importants pour protéger sa frontière», rappelle Assia Bakir. Cette mission de protection incombe particulièrement à la 4e région militaire, une des plus puissantes de l’armée algérienne. Lundi 13 juillet, au moment où le ministre Sabri Boukadoum rencontrait le Président tunisien, le général de corps d’armée Saïd Chengriha, nommé récemment chef d’état-major de l’armée, installait officiellement le général-major Omar Tlemsani à la tête de la 4e région militaire. Il remplace ainsi le général-major Hassane Alaïmia décédé d’une longue maladie le 5 juillet 2020.


 

    Principaux acteurs étrangers en Libye

       Qui cherche quoi?

La Libye s’est enfoncée dans le chaos depuis la chute du régime autoritaire de Maammar El Gueddhafi en 2011, à la faveur d’un soulèvement soutenu par une coalition militaire emmenée par Washington, Paris et Londres, avec le feu vert de l’ONU. Ce riche pays pétrolier d’Afrique du Nord est déchiré par des violences impliquant notamment milices tribales, jihadistes et mercenaires. Il est également le point de départ de nombreux migrants désespérés qui entreprennent une périlleuse traversée de la Méditerranée pour rejoindre les côtes italiennes et l’Europe. Depuis 2015, deux autorités s’y disputent le pouvoir: le gouvernement d’union nationale (GNA), basé à Tripoli et reconnu par l’ONU, et un pouvoir incarné par le maréchal Khalifa Haftar dans l’Est de la Libye. Plusieurs pays étrangers y ont envoyé des combattants, attisant une guerre par procuration qui reflète les fissures géopolitiques du Moyen-Orient mais aussi les frictions au sein de l’Otan. Voici les principaux acteurs étrangers en Libye:

TURQUIE
La Turquie du président Recep Tayyip Erdogan est en train d’étendre son influence dans la région et en Méditerranée en particulier, avec notamment une implication dans la guerre en Syrie. En Libye, Ankara a fourni des conseillers militaires au GNA et y a également envoyé des miliciens syriens supplétifs de la Turquie, des drones et des systèmes de défense anti-aérienne. Ankara et le GNA ont signé en novembre un accord de «coopération militaire et sécuritaire» et un accord de délimitation maritime qui permet à la Turquie de faire valoir des droits sur de vastes zones en Méditerranée orientale, riches en hydrocarbures et convoitées par d’autres pays.

QATAR
Mis à l’écart par ses voisins arabes du Golfe et l’Egypte qui l’accusent de soutenir des mouvements islamistes radicaux, le Qatar soutient également le GNA. Sur le terrain libyen le riche petit émirat gazier est ainsi en concurrence avec les Emirats arabes unis qui appuient le maréchal Haftar, tout comme l’Egypte.

RUSSIE
La Russie de Vladimir Poutine étend elle aussi son influence dans la région, notamment en Syrie. En Libye, des mercenaires ayant des liens avec la société privée Wagner, considérée comme proche du président russe, sont engagés dans les combats aux côtés du maréchal Haftar. Selon des experts de l’ONU, le groupe Wagner a soutenu les forces pro Haftar avec «des opérations de combat et d’influence», des snipers et un appui technique.
L’armée américaine a accusé Moscou de fournir des avions de combat pour soutenir ces mercenaires. La Turquie et la Russie, qui se sont rapprochées au cours des dernières années, soutiennent des parties opposées en Libye et en Syrie.

EMIRATS ARABES UNIS
Les Emirats arabes unis, riche pays pétrolier du Golfe, a soutenu le maréchal Haftar pendant des années avec des avions de combat, des drones chinois et autres types d’armement moderne.
Les Emirats accusent le GNA d’être proche des Frères musulmans, à l’égard desquels Abou Dhabi a une politique de tolérance zéro. Ils seraient avec d’autres monarchies arabes du Golfe en train de financer l’intervention du groupe Wagner.
Le maréchal Haftar serait, selon un rapport de l’ONU, également soutenu par des combattants syriens pro-Damas et des mercenaires venus du Soudan et autres pays.

EGYPTE
L’Egypte, soucieuse de sécuriser ses frontières poreuses, a longtemps soutenu le maréchal Haftar dans l’Est de la Libye. En juin, après la progression des forces du GNA face à celles du maréchal Haftar sur le terrain, le président égyptien, Abdel Fattah al-Sisi, a proposé un cessez-le-feu. Mais il a averti que Le Caire pourrait intervenir militairement pour stopper toute avancée vers l’Est des forces du GNA. Les relations avec Ankara sont tendues depuis que M. Sissi est arrivé au pouvoir en 2013 après avoir destitué Mohamed Morsi, membre des Frères musulmans, soutenus par Ankara.

FRANCE
La France reconnaît avoir apporté du renseignement au maréchal Haftar mais réfute tout soutien militaire dans son offensive contre Tripoli. La France dénonce les ingérences turques en Libye. Les tensions entre les deux pays sont montées d’un cran, particulièrement après un incident maritime entre deux bâtiments de guerre en Méditerranée. Il est «crucial» que l’Europe s’empare à bras-le-corps des dossiers géopolitiques méditerranéens, et reste maître de son destin, sans le laisser à «d’autres puissances», a déclaré lundi le président français Emmanuel Macron, évoquant sans les nommer la Turquie et la Russie. «S’agissant de la Libye, je veux redire ici combien sa stabilisation est fondamentale pour la sécurité de l’Europe et du Sahel», a-t-il souligné.

ITALIE
Ancienne puissance coloniale jalouse de son influence et de ses intérêts économiques notamment pétroliers, l’Italie elle soutient le GNA en Libye, un soutien qui aurait également pour priorité l’assèchement des flux de migrants.


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