L’islamisme politique : 1. Situation algérienne

Débats

par Kaddour Naïmi

En Algérie, l’islamisme politique a fait débat, il a coûté dix années de tragédie et environ 200.000 morts. À l’occasion de l’actuel Mouvement populaire algérien, le débat revient. Oui ou non, l’islamiste politique en Algérie ? Dans cette première contribution la situation algérienne est examinée ; dans une seconde, complémentaire, sera exposée la problématique générale dans les pays à majorité musulmane.

Des balbutiements occultes à l’affirmation publique.

Au cours de l’actuel Mouvement populaire, l’islamisme politique a, d’abord, au début, commencé très timidement à se manifester, par quelques slogans genre « Allah akbar ! » (Dieu est grand !). Ensuite l’exigence d’unité du mouvement l’a fait pratiquement disparaître. Il est revenu notamment avec la mort de l’ex-président égyptien Mohamed Morsi, un représentant important de l’organisation mondiale des « Frères Musulmans », notamment par les hommages rendus par des manifestants. Enfin, avec le temps, constatant que le Mouvement populaire ne s’auto-organisait pas pour disposer de sa structure autonome le dotant de ses authentiques représentants (Lahouari Addi est allé jusqu’à affirmer que le Mouvement populaire « n’a pas vocation à s’organiser », et on découvrira ci-dessous le vrai motif de cette affirmation), l’islamisme politique s’est de plus en plus manifesté, notamment à travers l’organisation islamiste « Rachad », et son représentant le plus actif sur les réseaux sociaux, Mohamed Larbi Zitout. Avec le point d’orgue que fut la rencontre de Paris, où, avec stupéfaction, on a constaté la présence d’un personnage se définissant intellectuel universitaire démocrate : Lahouari Addi.

En outre, tout le long du Mouvement populaire, on constate l’action de la chaîne de télévision « Al Magharibia ». Le propriétaire est l’un des fils de Abassi Madani, ex-dirigeant du FIS (Front du Salut Islamique), mais on ignore la provenance du financement de cette télévision. Ce qu’on voit, toutefois, ce sont des débats où participent des personnalités qui se définissent démocrates.

L’ultime fait à relever est la rencontre de quatre personnalités : chez Ali Belhadj, en présence de Benlarbi, étaient présents Mustapha Bouchouchi et Lakhdar Bouregaa. La photo de cette rencontre a suscité deux très vives réactions opposées. Les uns ont exprimé des interrogations perplexes, se résumant ainsi : comment des démocrates confirmés comme Bouchouchi et Bouregaa ont accepté de rendre visite à un ex-instigateur de l’assassinat des démocrates algériens, notamment intellectuels, journalistes, étudiants, des deux sexes ? D’autres ont approuvé cette rencontre, avec deux genres d’arguments. Les uns déclarèrent que le passé est désormais à oublier pour ne considérer que le présent sous forme d’unité des Algériens contre le régime à éliminer ; les autres vont plus loin : épousant la thèse des islamistes du FIS et de « Rachad », sans oublier certains « intellectuels démocrates », ils affirment, – sans preuves convaincantes -, que les massacres de civils durant la décennie noire sont tous à imputer à l’armée. Pourtant, il suffit d’aller voir des vidéos sur internet pour constater que l’un des dirigeants de l’ex-FIS, Mourad Dhina (et actuellement membre de « Rachad »), justifiait ouvertement l’assassinat des journalistes.

Principe et réalité.

Voici la position défendue par un courant de l’islamisme politique, avec le soutien de personnalités se déclarant démocrates : au nom des droits de l’Homme et de la démocratie, le courant de l’islamiste politique a droit de cité en Algérie, et, donc, à la compétition électorale.

Essayons d’examiner ce principe, non pas en étant motivé par la passion (partisane idéologique, donc par des intérêts individuels de caste), mais uniquement par la raison (au service du peuple).

Par principe, un vrai démocrate n’exclut l’expression d’aucune opinion, d’aucune forme d’association, dans la participation à la gestion d’une nation.

Toutefois, ce principe est sujet à une condition fondamentale et non discutable : que cette opinion, que cette association n’emploient pas, de manière ouverte ou occulte, le fonctionnement démocratique pour parvenir au pouvoir étatique, afin d’éliminer le fonctionnement démocratique, d’une manière « soft » ou violente, pour établir une théocratie, laquelle ne peut être, par nature, qu’une dictature.

Il s’ensuit cette conséquence : les représentants d’un islamisme politique qui nieraient la valeur de la démocratie, pour évoquer la seule « volonté divine » comme référence, cet islamisme là, est-il admissible dans un système démocratique ?… Non, car il instaurerait une dictature. Elle serait même pire que celle de militaires laïcs. En effet, ces derniers tireraient leur légitimité uniquement de leur prétention à être les « meilleurs » représentants de la nation, en s’appuyant, naturellement, sur la force armée. Tandis que les partisans d’un islamisme politique, prétendendant représenter la volonté divine, tireraient leur légitimité d’une notion supérieure à celle laïque des militaires, la volonté divine ; cependant, comme islamistes et militaires imposeraient leur conception à partir de la violence armée.

Dès lors, dénoncer l’illégitimité d’une dictature militaire, c’est remettre en question uniquement une volonté d’êtres humains. Par contre, dans le cas d’une dictature religieuse, ce serait remettre en question la volonté de Dieu. On comprend, alors, où se trouve la dictature la plus totalitaire, et, donc, la difficulté de la contester par un peuple dominé. En effet, comment faire raisonner un être humain qui s’auto-proclame dépositaire de la volonté divine ?

Voilà donc le motif pour lequel un islamisme politique qui a comme référence la volonté divine, et la prétention unilatérale de la représenter, cet islamisme politique est incompatible avec un système démocratique, donc pas acceptable, dans le cadre d’un fonctionnement démocratique. Dans ce cas là, ce ne sont pas les démocrates qui excluent l’islamisme politique de la règle démocratique, mais c’est lui-même qui s’en exclut. Dès lors, quel droit aurait-il d’agir dans un système démocratique, sinon pour le détruire ? Et, dans ce cas, est-il démocratique de le laisser faire ?

Considérons des exemples concrets. En Algérie, dans les années 1990, le FIS déclarait publiquement, par la voix de l’un de ses deux co-fondateurs, Ali Belhadj, que la démocratie est « kofr » (blasphème), qu’en cas de victoire électorale, le FIS éliminerait la démocratie pour établir la « charia », autrement dit le système théocratique (donc dictatorial), dont, évidemment, lui, Ali Belhadj et ses partisans s’auto-proclament représentants, indiscutables et infaillibles. On sait ce que cela signifie pour les citoyens qui seraient en désaccord : l’Afghanistan des Talibans a donné l’exemple. En Algérie, la « décennie noire » vit l’assassinat de journalistes, d’intellectuels, d’enseignants, d’étudiants, d’artistes parce que démocrates.

Un cas est plus grave encore. En Iran, des démocrates ont soutenu l’imam Khomeiny dans sa conquête du pouvoir étatique. Une fois celui-ci et ses partisans parvenus au pouvoir, ils firent assassiner tous les démocrates qui avaient eu l’illusion de croire que l’idéologie de Khomeiny leur aurait permis d’exister encore dans un système théocratique.

Se pose, alors, une autre question.

Un islamisme politique démocratique est-il concevable ?

Commençons par examiner une autre religion. En Italie, notamment, un parti politique s’inspirant de la religion a existé et dirigé le pays pendant une période. Toutefois, ce parti prit le soin de désigner son nom de manière claire : Parti démocrate-chrétien. Et, de fait, son action a respecté le système démocratique (1).

À ma connaissance, dans les pays musulmans, jusqu’à présent, aucun parti d’idéologie islamiste n’a considéré opportun de se nommer en prenant la précaution d’ajouter le terme « démocrate ». Cela aurait donné, au moins, une garantie formelle d’acceptation du système démocratique.

Arrivons à la question : peut-il exister un islamisme politique se concevant dans le système démocratique ?

La démocratie, répétons-le, signifie considérer la volonté du peuple comme valeur suprême, dans le choix d’un système social. Or, une idéologie se réclamant de l’Islam, normalement, considère la volonté de Dieu comme valeur suprême. Dès lors, comment cet islamisme politique peut-il considérer comme suprême la volonté du peuple, et non celle de Dieu ?… Là est la réponse qu’un islamisme politique doit donner, de manière claire et sans aucune ambiguïté, pour démontrer et convaincre qu’il peut fonctionner dans un système démocratique. Question : en Algérie, est-ce les partis politiques d’obédience islamiste, est-ce que l’association « Rachad », également islamiste contiennent, dans leur programme, les éléments fournissant la conviction que la volonté du peuple est prioritaire par rapport à la volonté divine ? N’est-ce pas là l’unique manière d’accepter la règle démocratique ?

Autre question. En Algérie, toutes les personnalités, politiques ou intellectuelles, qui affirment le droit à l’existence de l’islamisme politique, davantage encore, qui fréquentent et se font photographier en bonne compagnie avec des représentants de l’islamisme politique, ces personnalités ont-elles reçu la garantie claire et sans ambiguïté, et d’abord à travers les programmes, que les représentants de cet islamisme politique considèrent la volonté du peuple prioritaire par rapport à celle de Dieu ?… Autrement, de quelle garantie disposent ces personnalités démocrates pour accorder à cet islamisme politique le droit à l’existence, en ayant en vue le principe démocratique et celui des droits de l’homme (sans oublier celui de la femme) ?… En considérant les faits historiques, quelle garantie ont ces personnalités démocrates pour penser que, dans le cas où cet islamisme politique parviendrait au pouvoir étatique dans un cadre d’élections démocratiques, il n’agirait pas comme les Talibans en Afghanistan, comme Khomeiny en Iran, et comme Ali Belhadj, co-fondateur du FIS, voulait publiquement dans ses déclarations publiques dans les années 1990 ?

Tant qu’à ces questions les personnalités se déclarant démocrates ne donnent pas des réponses claires et sans ambiguïté, n’est-on pas en droit de rester vigilants, et de contester à ces démocrates la qualité qu’ils prétendent avoir ?

Voici une autre preuve de la nécessité de cette vigilance. En Égypte, Morsi est, certes, parvenu au pouvoir par des élections régulières. Cependant, une fois au pouvoir, ses actes révélèrent clairement son programme : islamiser la société de manière à favoriser l’établissement d’une théocratie, donc une dictature. L’explication de ce comportement est claire : Mohamed Morsi est un éminent représentant de l’organisation des « Frères Musulmans ». La connaissance des écrits et programmes de cette organisation montrent clairement leur stratégie ; pratiquer l’entrisme dans les institutions étatiques, en profitant du principe démocratique, dans le but de conquérir le pouvoir étatique, pour établir leur idéologie : une théocratie religieuse.

Deux exemples. En Égypte, ce processus a été stoppé par l’armée. Les pro-Morsi déclarent que le coup d’État fut une action unilatérale des militaires. C’est occulter les manifestations monstres populaires qui, durant le règne de Morsi, dénonçaient déjà ses actions visant à transformer l’Égypte en théocratie.

Second exemple : il est en cours actuellement en Tunisie, sous forme de pénétration de l’islamisme politique dans le parlement, par l’intermédiaire d’élections démocratiques régulières.

Certains objecteront : « Mais tu es, alors, pour la dictature militaire ? »… Ce serait ne pas comprendre mes propos. Ils ne sont pour aucune forme de dictature, ni militaire ni théocratique ; mes propos se proposent de défendre le principe démocratique, tout en sachant qu’il est le moins mauvais des principes de fonctionnement social.

Problème fondamental.

Certes, oui, le peuple algérien a besoin de l’union la plus large de toutes les bonnes volontés, quelques soient leur idéologies, pour construire un système social libre, égalitaire et solidaire. Mais la condition n’est-elle pas que la volonté du peuple soit la volonté suprême ?… Comment y parvenir si l’on ne sépare pas le domaine politico-social de celui de la conviction religieuse individuelle ? Comme individu, on a le droit légitime de considérer la suprématie de la volonté divine, et d’y conformer le comportement personnel. Mais, dans le domaine politico-social, la suprématie de la volonté doit appartenir au peuple, autrement on est hors de la démocratie, mais dans la dictature théocratique.

En Algérie, il faut que des personnes (comme Lahouari Addi), s’ils sont réellement des démocrates :

1) cessent de répéter l’accusation de Larbi Zitout et de « Rachad » : que toute critique de l’islamisme politique émane d’ « agents du DRS » ;

2) cessent de charger uniquement l’armée des crimes de la « décennie noire », mais évoquent également ceux des islamistes, sans se contenter de les disculper en disant qu’ils étaient infiltrés par le DRS ; en effet, en quoi une infiltration par l’adversaire élimine la responsabilité des infiltrés ? Et, par exemple, en quoi les déclarations d’un Mourad Dhina ou d’un Ali Belhadj, clairement anti-démocratiques, s’expliqueraient par l’infiltration du DRS ?… Clarifions un point. Ces mêmes politiciens ou intellectuels démocrates ont le droit (et le devoir) d’émettre des critiques sur le comportement de l’armée durant la « décennie noire ». Mais n’ont-ils pas, aussi, le devoir éthique d’être objectifs, à savoir évoquer également le comportement des islamistes dans la tragédie ? Autrement, n’est-on pas dans la vile propagande partisane d’imposteurs manipulateurs, c’est-à-dire prétendre combattre contre une dictature militaire, mais, en réalité, défendre une dictature théocratique ?

3) avouent publiquement soit d’ignorer (dans ce cas quelle est leur crédibilité d’intellectuels universitaires ou de politiciens démocrates ?), soit d’occulter (alors, ils seraient des imposteurs manipulateurs) ce qu’on constate facilement sur des documents et des vidéos sur internet : Larbi Zitout et son organisation « Rachad » font partie de « Mou’tamar al Oumma » (Congrès de la Communauté, sous-entendu islamique) ; cette organisation fait partie des « Frères Musulmans » ; le président de Turquie Erdogan en est membre ; et, – voici le comble ou plutôt l’imposture démasquée -, que fait Erdogan ?… Son armée soutient les organisations terroristes qui opèrent en Syrie, et dont certains, vaincus par l’armée syrienne, ont été déplacés, dans les avions de l’armée turque, en Libye, d’où ces mêmes terroristes menacent publiquement l’Algérie, en s’adressant à leurs partisans dans le pays (les vidéos sur internet en font foi)… Alors, démocrates, politiciens ou intellectuels universitaires, vous qui fréquentez Larbi Zitout, vous qui vous présentez avec lui à la rencontre de Paris, vous qui osez même lever avec lui le « V » de la victoire, vous qui vous faites photographier dans la maison de Ali Belhadj, n’avez-vous pas un devoir ? Celui de démontrer au peuple, que vous déclarez défendre, ceci : est-il vrai ou faux que l’organisation des « Frères Musulmans », dans ses écrits et programmes, vise, dans tous les pays à majorité musulmane, la conquête du pouvoir étatique, par l’entrisme dans les institutions étatiques, sous prétexte de combattre la dictature militaire, mais, en réalité, afin d’établir la « loi » musulmane, autrement dit la dictature théocratique ? Si telle est la réalité, quel est votre but en fréquentant des personnalités de cet islamisme politique ? Le principe démocratique ne vous oblige-t-il pas à dire au peuple la vérité, toute la vérité et rien d’autre que la vérité ?

Le problème fondamental, donc, n’est pas d’être pour ou contre l’islamisme politique, mais que ce dernier fournisse les preuves concrètes et convaincantes qu’il n’utilisera pas la démocratie pour l’éliminer. La seule manière de convaincre n’est-elle pas dans le fait que le programme et les déclarations publiques de l’islamisme politique doivent affirmer, clairement et sans équivoque, la priorité de la volonté du peuple sur toute autre volonté, précisément celle divine ?

La question s’adresse, d’abord, aux représentants de ce courant politique, s’ils veulent avoir le droit d’existence dans un cadre démocratique. La question s’adresse, ensuite, aux démocrates, – s’ils le sont réellement -, qui les légitiment, leur donnant ainsi une crédibilité démocratique. Ces démocrates n’ont-ils pas le devoir de fournir au peuple, dont ils se réclament les défenseurs, une garantie convaincante ? À savoir que leur fréquentation de représentants de l’islamisme politique n’est pas un opportunisme illusoire où, prenant leur désir pour réalité, ils sont les dindons de la farce, et entraînent le peuple dans une future dictature théocratique ?… Ou, peut-être, parce que ces démocrates ignorent les écrits d’une personnalité soigneusement occultée ?… Ce sera l’objet de la prochaine et complémentaire contribution.

Kaddour Naïmi

[email protected]

__________________________ _________________________________ __________________________

(1) N’entrons pas dans les détails, notamment certains liens avec la mafia locale, durant les compétitions électorales.



Lire aussi :

>> « Islamisme algérien : Source et évolution » par Troudi Mohamed,

chercheur associé à l’IIES, Paris.


>> Le Hirak : un processus révolutionnaire algérien


Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *