LIVRES / «DINGUES» DE VIE !

07.05.2020

   par Belkacem Ahcene-Djaballah

                        Livres

Le fou de Marilyn. Roman de Rabia Djelti (traduit de l’arabe par Amina Mekahli). Editions Dalimen, Alger 2019, 168 pages

Zoubir ‘La Crevette’ n’est pas beau, mais alors pas du tout avec sa grosse tête posée sur un corps bien frêle et des mains aussi larges que des feuilles de cactus,… Il est fils unique, petit-fils d’un illustre moudjahid (chahid) ayant son propre appartement (il loge pourtant chez papa-maman) enseignant, une vieille voiture, un Qi élevé, des copains de lycée (qui, bien sûr se rencontrent fréquemment dans l’appartement…pour réviser et discuter ) et, surtout un grand et fidèle ami Abbas Che Guevara… «un homme libre». Zoubir est affublé par ses copains d’un surnom. Heureusement pour lui, il a une «crevette» (pas besoin de vous faire un dessin !) qui ressemble bien plus à un mérou de bonne taille qu’à une petite sardine. L’arme fatale qui laisse coi ses copains qui, désormais, le regarde d’un autre œil. Hélas, il n’a pas d’amie car trop timide et enfoncé dans son complexe. Le temps passe, les copains s’éparpillent… sauf Abbas qui, à chacun de ses retours de mission (il est dans la marine, dit-il) retrouve son ami et loge dans l’appartement.

Le temps passe… Zoubir a une aventure avec une «collègue» qui aime le gros poisson… une aventure qui ne dura pas. Elle le quitte brusquement sans l’avertir.

Le temps passe et Zoubir, réfugié dans le logement de ses parents décédés, s’enferme dans le monde des posters de belles actrices dont Marilyn Monröe, sa préférée.

Le temps passe et, en plus de son physique qu’il pense très ingrat, la calvitie avance. Il veut (et va) se marier. Tout est bien qui finit bien puisqu’il a tout ce qu’il faut : deux logements, un travail, une petite voiture et un ami fidèle…

Pas si sûr ! On ira de surprise en surprise… en lisant le roman qui raconte la vie (et la mort) d’un solitaire vivant pourtant dans une grande ville, bien vivante… mais peut-être «trop plate» pour bien apercevoir les bonheurs «d’à côté» et qui, soudain, «découvre», lors de la cérémonie de mariage de son ami, à Alger, une autre vie. Alors, il dansera… pour Malika et Abbas, les mariés et copains de lycée, et aussi pour tous ses amis de classe, pour Sakina la rousse, qui fut sa maîtresse aimante, pour Nebia sa future épouse… sa plus belle danse… celle toujours endiablée, qu’il effectuait, seul, dans son logement, avec… Marylin.

L’Auteure : Née en août 1954 à Bouaânani. Etudes primaires au Maroc, secondaires à Oran, universitaires à Oran (littérature arabe). Magister et Doctorat d’Etat en littérature, à Damas. Enseignante universitaire (Université d’Alger). Poétesse, romancière et traductrice, auteure de plusieurs œuvres (recueils de poèmes, romans)… et Prix de la Création littéraire arabe pour l’ensemble de son œuvre (Abu Dhabi, 2002). Elle est l’épouse d’Amin Zaoui, l’écrivain et chroniqueur.

Extraits : «Si tu savais combien nombreux sont les corps en décomposition, une multitude de cadavres se promènent dans les villes en respirant, sur cette terre, l’air confiné des tombes à ciel ouvert. Des corps assis, des corps debout sur leurs jambes, des corps qui marchent et leur odeur insupportable qui monte jusqu’au ciel n’est autre que l’odeur de la mort. Ces innombrables cadavres qui respirent encore !» (pp 32-33), «Si mes parents m’ont mis au monde, c’est pour qu’ils puissent vivre à travers moi après leur mort. Que leur mémoire soit autant entretenue que les endroits où ils ont vécu et les objets qu’ils ont laissés après eux» (p 120), «Alger est très différente d’Oran. Chez nous, la ville semble construite sur une planète d’apparence plate… A Alger, le paysage semble différent, elle semble construite sur une planète bosselée, crantée, on dirait une pièce montée. A Alger, tout est penché, escarpé, circulaire, bosselé,…» (p 147)

Avis : Un roman d’amour ? Plutôt un roman de vie banale d’un solitaire à la recherche éperdue d’un bonheur… raté… car trop proche.

Citations : «Quand une femme décide de quelque chose, il est difficile de la lui refuser et, quand c’est une mère qui est déterminée à faire le bonheur de son enfant, rien ne lui est impossible» (p 19), «Nous ne sommes pas seulement à l’image de ce que nous disons, mais nous sommes également à l’image de ce que nous taisons !» (p 37), «Nous avons tous un point fort qui nous aide à continuer de vivre. Personne, sinon, ne pourrait survivre sans cela… L’être humain raisonnable est celui qui se penche sur lui-même pour connaître son point fort mais aussi son point faible» (p 65), «Les gens ne lisent plus. Le monde ne lit plus. Le temps de la littérature et des romans est définitivement révolu, il ne reviendra plus. Il est remplacé par le temps de l’argent et des affaires, celui des comptes en banque et des réseaux fructueux. C’est le temps des guerres et de la vente d’armes. C’est le temps de l’art de la trahison, de l’hypocrisie et de l’opportunisme galopant» (p 100), «La première fois est l’œil de la découverte et de l’étonnement… La vieillesse n’est pas une question d’âge mais une question de rareté jusqu’à l’extinction de ces «Premières fois» (p 114)

LES AILES DE DAOUYA, roman de Rabia Djelti (traduit de l’arabe par Mohamed Sehaba), Editions Barzakh, Alger 2019, 201 pages, 800 dinars (déjà présenté. Pour rappel)

Elle est jeune, elle est belle, elle est riche, elle est généreuse… si jeune, si belle, si riche (très à l’aise matériellement), si généreuse… qu’il se met à lui pousser des ailes. Et pourtant, sa grand-mère Hanna Nouha, l’avait moult fois mise en garde : «La beauté est à la fois, une bénédiction et un châtiment»… «La beauté fatigue, même si elle possède des ailes»… «Quand Dieu veut châtier une fourmi, IL lui fait pousser des ailes»…

Paroles prémonitoires que celle-ci, car Daouya, la bien-nommée avait bel et bien des ailes qui lui poussaient. Sans savoir, au départ, le pourquoi du phénomène physique qui lui paraissait assez handicapant au départ. D’où sa manie de toujours s’envelopper d’un manteau marron.

Elle voyage beaucoup à partir de sa ville natale, Oran. Alger… Damas surtout, là où elle y a pris, aussi, des cours, parallèlement à ses études à l’Université, la danse, le ballet et la valse… «pour apprendre à maîtriser le moindre muscle du corps, pour ne plus être soumise à ses injonctions» ; Damas ville d’entre-toutes bénie des arts, des lettres et de la culture arabe… et, bien sûr, Paris, autre rendez-vous mondial…

Les voyages forment certes mais ils permettent surtout des rencontres de toutes sortes. Entre autres des femmes, presque toutes non accompagnées et combatives : Oum El Kheir, connue et appréciée de tous les douaniers et les personnels des compagnies aériennes, qui «fait des affaires» (trabendiste ?) en s’approvisionnant d’abord en Syrie, puis à Paris… Ibtissem, la jeune et belle Syrienne réfugiée à Paris et qui ne fait que penser à sa famille… Nezha, l’intellectuelle au grand cœur, ayant fui, pour Paris, les menaces terroristes à Alger… Sapho, l’Iranienne, qui pratique le «plus vieux métier du monde» et qui peste (son fiancé avait été pendu… parce qu’il croyait seulement profondément en la démocratie) contre les «barbus» qui prolifèrent… à Paris.

Heureusement, il y a Ibrahim… rencontré par «hasard» lors d’un voyage, dont elle tombe assez vite amoureuse. Enfin !

Mais hasard, dites-vous ?

En fait, Daouya fait partie des «Ailés». Au départ, inquiète… pour son dos et ses épaules où poussent des ailes… elle découvre que les «Ailés» sont une communauté secrète formée de tous les génies produits depuis des siècles par l’humanité et vivant, pour ceux et celles «qui ne sont plus» dans un sixième continent en dehors de la planète Terre… Réunis en Ag extraordinaire (celle ordinaire se tient tous les cinq siècles) à laquelle Daouya y est conviée comme nouveau membre de plein droit, ils doivent décider de la «mise à mort» (un grand déluge) de la planète, trop longtemps maltraitée et lourdement meurtrie par les conflits et les guerres… La faire disparaître du système solaire définitivement… et ne rétablir l’équilibre que bien plus tard. Quelques milliards d’années. Crimes (trop nombreux) et châtiment… mérité !

Quelques surprises : Ibrahim et Oum el Kheir sont des «Ailés»… et Daouya, ayant gardé toute son humanité terrestre a le droit de choisir un(e) non-ailé(e) le jour du «grand départ». C’est Saint-Augustin lui-même qui avait donné l’avis favorable. Alleluia !

L’Auteure : Voir plus haut

Extraits : «L’esprit humain, capable de bâtir, est celui-là même capable de détruire, de brûler, de raser la Terre entière si des intérêts sont à préserver» (p 50),«Si Damas possède le chant et l’odeur de la «sobya» fumante, Oran a pour elle la joie de la mer et des cafés. Ce par quoi elle se distinguait autrefois a maintenant disparu» (p 61)

Avis : Roman du réel, roman d’anticipation, un savant mélange que l’écriture que l’on ressent délicate, musicale même – surtout si on se met à la penser, parallèlement, en arabe- (l’âme est profondément poétique) rend aisé à lire. Prenant jusqu’à la dernière ligne.

Citations : «La beauté est à la fois une bénédiction et un châtiment. Elle est souffrance et jouissance. Toute femme, aussi belle fut-elle, verra, avec le temps, la vérité dans son miroir. Elle se verra, nue. Tel sera alors le lot de son apparence»» (p 13), «L’immobilisme invite à la destruction, aux malversations, aux atteintes physiques, à la barbarie, à la tuerie, en un mot, à la négation de tout ce qui réfère à la civilisation humaine» (p 124), «Le temps chez les Arabes est comme un vieux gardien d’immeuble à la vue basse. Sa présence est de pure forme. Il dort la bouche ouverte…» (p 170)

Nedjma. Roman de Kateb Yacine. Editions du Seuil, Paris 1956, puis avril 1996 (avec une préface de Gilles Carpentier), 275 pages, 980 dinars (pour rappel. Déjà présenté).

De Constantine à Bône, de Bône à Constantine, avec un détour par Sétif… voyage une femme, Nedjma (fascinante «métisse» bel et bien née en Algérie, fille de la tribu, par un père qu’elle ne connaît pas et fille d’une étrangère, née de l’adultère et du crime… )… et nos héros avec, la suivant, la poursuivant, la devançant, l’attendant, l’espérant… et elle, insaisissable, s’offrant, échappant… Ils sont quatre jeunes hommes à la courtiser (Lakhdar, Mourad, Mustapha et Rachid), descendants de tribus berbères, dont celle des Keblout (la tribu de l’auteur), totalement dépossédée puis décimée par la violence coloniale. Ils errent à travers le pays (nord-est), servant comme manœuvres sur des chantiers…

Le dur labeur, le mauvais vin, le haschich, les femmes «faciles», les insultes racistes, le chômage, les marchands de sommeil, la prison et les coups… dans une patrie occupée, détournée et violée et pas tendre pour ses propres enfants. Une Algérie tragique. Une Algérie déjà (nous sommes en 1956) en guerre !

L’Auteur : Il n’est plus à présenter. Né à Constantine en 1929. Poète, romancier, journaliste, homme de théâtre, militant politique (il a participé aux grandes manifestations de Sétif en mai 1945 alors qu’il n’avait que 16 ans, encore lycéen… emprisonné durant quatre mois). Grand voyageur. Grand défenseur de l’amazighité et de l’utilisation de l’arabe algérien. Auteur de plusieurs ouvrages et détenteur de plusieurs Prix et Distinctions. Décédé en 1989 à l’âge de 60 ans… à peine.

Extrait : «Oui, oui, je vous comprends, j’approuve votre présence à la mosquée ; on ne peut pas rêver avec les mégères et les gosses, on ne peut pas être sublime au domicile conjugal, on a besoin de se prosterner avec des inconnus, de se subtiliser dans la solitude collective du temple ; mais vous commencez par la fin ; à peine savez-vous marcher qu’on vous retrouve agenouillés ; ni enfance ni adolescence : tout de suite, c’est le mariage, c’est la caserne, c’est le sermon à la mosquée, c’est le garage de la mort lente» (p 83)

Citations : «Le recueillement et la sagesse, c’est bon pour les braves, ayant déjà livré combat» (p 82), «N’y a-t-il que le crime pour assassiner l’injustice ?» (p 91), «L’enterrement des vérités est la cause des calamités» (p 132)


Voir aussi : >> PLAN DU SITE  « Tribune Diplomatique Internationale »


 

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