LIVRES / LE «MAUVAIS SANG» D’OCTOBRE

    11.06.2020

   par Belkacem Ahcene-Djaballah

                                            Livres

Octobre. Dossier de Abed Charef. Editions Laphomic, Alger 1989. 270 pages, 87 dinars.

C’est vrai, le mouvement du 22 février 2019 («Hirak») fait oublier bien des événements passés tout aussi importants. Pourquoi ? Ils ont eu bien moins de moyens d’expression publique, donc moins de retentissement durable. Et pourtant ! On a eu les émeutes de Constantine (et d’autres villes) en novembre 86. On a eu, aussi, le «Printemps Berbère» qui a réussi à bouleverser le paysage éducatif et culturel du pays, en ce sens qu’il a imposé à des politiciens aveuglés par un nationalisme plus que sourcilleux, la réalité de la pluralité culturelle… et, surtout, de faire découvrir les racines profondes du peuple algérien. D’autres révoltes et d’autres émeutes ont suivi. Mais, les «vases ayant débordé», on a eu Octobre 88 qui, à mon avis, a été le tournant politique le plus important de l’histoire contemporaine du pays. Une véritable Révolution en ce sens qu’elle fut d’une spontanéité (bien sûr exploitée au passage par les uns et les autres) et d’une violence inouïes (des centaines de morts : 169 ? 176 ? 400 ? 1.000 ? pour la plupart des jeunes et des dégâts matériels immenses)… mais, surtout, elle a réussi à détruire un système politique…mono-partisan (celui du Fln…se prétendant et se voulant héritier du Fln-historique.), ayant dominé sans partage la scène depuis près de trois décennies.

Une Révolution qui, par la suite, comme toutes les révolutions d’ailleurs, a connu des hauts et des bas, des bas plus que des hauts, a traversé une décennie, rouge de sang et de terreur, suivie de deux décennies de dictature «rose».

Octobre reste non pas l’événement clé, mais bel et bien l’évènement phare…à revisiter pour bien comprendre les réalités sociopolitiques du pays et surtout tout ce qui suivra. Revisiter comment ? En lisant et en relisant l’ouvrage commis «à chaud» par le journaliste Abed Charef…

Tout a commencé avec une «folle rumeur» : «Grève générale mercredi». D’où est-elle sortie ? Qui l’a choisie ? Qui l’a lancée ? Qui l’a véhiculée ? Qui a réussi à la rendre aussi convaincante ? Quels réseaux a-t-elle empruntée pour se répandre de manière aussi rapide, aussi générale dans la semaine qui a précédé le 5 octobre ? Comment, sans tract, sans mot d’ordre, sans banderoles (ndlr : et alors que les réseaux sociaux n’existaient pas encore. Tout juste pouvait-on capter les radios et quelques chaînes de télé étrangères), des milliers de personnes peuvent-elles sortir le même jour dans la rue pour manifester et saccager tout ce qu’elles trouvent devant elles ? Comment un mouvement aussi violent, aussi radical, a-t-il pu se développer alors qu’aucun mouvement politique, y compris ceux de l’opposition les plus radicaux, ne peut s’en attribuer la paternité ?

Des questions et encore des questions que l’on se pose aujourd’hui encore. La plupart restées sans réponse, laissant place à mille et une hypothèses, de la plus raisonnée à la plus fantaisiste, de la manipulation interne à la «main étrangère» en passant par le soulèvement spontané…

Abed Charef, en bon journaliste, tente de déblayer le terrain ne serait-ce que pour voir plus clair dans un paysage politique en apparence uniforme mais, en réalité, assez complexe tant les multiples groupes, se trouvant au sein du même système politique de l’époque, la crise économique et sociale aidant, se livraient à une bataille pour le pouvoir… oubliant, bien souvent, le peuple qu’ils gouvernaient. Un oubli fatal !

Cependant, pour lui, même si «des détails restent dans l’ombre», il en arrive à une explication générale cohérente : les événements du 5 octobre sont le résultat d’un conflit au sommet, dans lequel les opposants au Président Chadli exploitant une situation sociale aiguë, ont tenté de s’appuyer sur la rue… une rue qui, avec ses débordements, a tenté, à son tour, de tirer profit des événements…

L’auteur : Journaliste ayant travaillé au sein des rédactions de plusieurs titres, écrivain.

Sommaire : Les fondements de la crise / Les émeutes / Tortures et droits de l’homme / Les conséquences politiques / En guise de conclusion.

Extraits : «Un simple regard sur l’histoire d’Algérie, depuis 1954, montre que le pouvoir a toujours fonctionné par les crises, selon une constante soulignée par la plupart des chercheurs» (p. 9). «Le verrouillage politique et économique s’accompagne d’un verrouillage policier et culturel, avec pour résultat une espèce de vide culturel et d’idées, provoqué par la généralisation des tabous et des interdits, ainsi que par les tracasseries dont sont victimes ceux qui les outrepassent» (p. 17). «Pourquoi la rumeur est devenue aussi efficace en Algérie : la plupart des spécialistes soulignent qu’elle est due à l’absence de crédibilité du système de l’information algérien» (p. 69). «Les événements d’octobre ont révélé une «dérive» qui a atteint un degré que peu de gens pouvaient imaginer. C’est le prolongement logique d’une situation qui existait depuis plusieurs années» (p. 129).

Avis : Un ouvrage écrit en décembre 1988… un livre écrit «à chaud», avec toutes les conséquences que cela implique, avertissait l’auteur, avec des événements peut-être trop amplifiés, d’autres méritant plus de place, alors que certaines analyses étaient à revoir. Faute reconnue est à moitié pardonnée… N’empêche ! Un ouvrage à lire et/ou à relire (si vous le trouvez) pour comprendre les sens et les tragédies vraiment compliquées de notre Histoire contemporaine.

Citations : «Une cause est perdue dès lors qu’elle se défend par la torture» (p. 157). «En six jours, l’irruption de la «rue» sur la scène politique algérienne a brutalement transformé le paysage politique, faisant fleurir cette formule : «plus rien ne sera comme avant». Désormais, il y a l’avant et l’après-5 octobre» (p. 163).

Octobre 88. Evolution ou rupture ? Essai de M’hamed Boukhobza, Editions Bouchene, Alger 1991, 237 pages.

L’événement ? Connu par les principales villes du pays, au cours de plusieurs journées de la première semaine d’Octobre 88… avec, d’abord, une violence destructrice dirigée vers tout ce qui symbolisait le secteur et les institutions publics. Une attitude qui va constituer le point de départ de l’analyse sociopolitique des émeutes, de leur fondement, de leur portée et des conséquences ultimes générées.

Trois axes principaux :

– Mettre à jour certains facteurs qui ont historiquement structuré les rapports en l’Etat en tant que centre de pouvoir et la société… avec une préférence : donner quelques repères sur le vécu des relations Etat-citoyen.

– S’interroger sur le sens et la portée de la démocratisation de la vie politique dans un pays comme le nôtre. Avec cette réflexion : il semble que ce concept ne soit pas aussi neutre qu’on le pense, et n’importe quelle démocratie ne peut être instituée par une simple volonté n’importe où et n’importe quand.

– Porter la réflexion sur la problématique de l’Etat… «En situation de sous-développement, redoublé par l’histoire particulière de notre pays, la construction d’un Etat fort devrait précéder une démocratisation de la vie politique à l’occidentale. Mais l’Etat est-il suffisamment puissant pour protéger cette démocratie née précipitamment à la suite des événements d’octobre ?»

Trois axes suivies de réflexions écrites entre novembre 88 et juillet 90 (donc bien avant que ne surgisse la vague verte puis rouge qui allait compromettre et même détruire tout ce qui lui paraissait d’une autre couleur). L’une d’entre elles assez prémonitoire : certes les émeutes d’octobre (88) auraient pu tourner à la révolution, c’est-à-dire à la rupture violente remettant en cause le système institutionnel en place… Certes, l’ouverture politique immédiate a évité cette révolution… mais «la question qui se pose aujourd’hui est de savoir si cette révolution n’a pas seulement été mise momentanément en veilleuse et qu’elle est inscrite dans la logique des réformes en cours». Trois décennies après… 2020… le hirak… il n’avait pas totalement tort.

Il avait en conclusion esquissé les (deux) cas de figure pouvant se présenter… soit l’exploitation des crises par des «élites» qui les exploiteront à des fins politiques (prise de pouvoir), ce qui aboutira à des turbulences… soit privilégier la nécessité du consensus social axé principalement vers la valorisation de toutes les potentialités en veilleuse dans la société pour faire du pays un Etat fort, respecté et de la société algérienne une collectivité développée et solidaire qui s’assume dans ses différences, dans ses aspirations et dans sa communauté de destin.

L’auteur : «Le sociologue qui connaissait l’Algérie par cœur». Né en 1941 à Brézina, dans la wilaya d’El Bayadh . Ingénieur en statistiques et économie appliquée, chercheur en sociologie économique (thèse sur «les transformations de la société algérienne traditionnelle» soutenue en avril 1976, à Paris V avec Pierre Bourdieu). Plusieurs fonctions supérieures au sein des institutions de l’Etat. Très longtemps à la tête du premier (et fameux) organisme national de recherche dans les domaines démographique, économique et social, l’Aardes (Association algérienne pour le développement de la recherche en sciences sociales) de 1967 à 1981.

En mars 1992, il est choisi par le président Mohamed Boudiaf pour siéger au sein du Conseil consultatif national. Le 16 mars 1993, Djilali Liabès, qui occupait alors le poste de directeur de l’INESG, est assassiné en bas de chez lui, à Kouba. Trois mois plus tard, M’hamed Boukhobza, qui lui avait succédé à la tête de cet institut, subira le même sort. Il sera assassiné par les terroristes islamistes le 22 juin 1993 à son domicile, au Télemly (Alger-Centre). Peu avant son assassinat, M’hamed Boukhobza travaillait sur un rapport rédigé par une commission d’experts qu’il présidait, et intitulé «Algérie 2005».

Sommaire : Trois parties : La convergence des causes des événements d’octobre 88 / L’après-octobre : la nouvelle Constitution et ses impératifs / La démocratisation en œuvre : éléments pour un débat.

Extraits : «Une brève rétrospective, que nous commençons à partir de l’époque coloniale, nous montre une société qui avance par sauts successifs après des années, parfois des décennies de somnolence apparente» (p. 19). «Au plan de la perception sociale, l’Etat est rendu responsable de deux situations aussi graves l’une que l’autre. La première c’est d’avoir promis beaucoup par rapport à ce qu’il offre effectivement ; la seconde est d’avoir porté atteinte, voire facilité la remise en cause de l’échelle des valeurs qui constitue la base de la cohésion sociale» (p. 51). «La question n’est pas de choisir entre la démocratie et la dictature mais quel type de démocratie compatible à un niveau de développement donné» (p. 78).

Avis : Un ouvrage oublié ? Peut-être. Une analyse dépassée ? Pas si sûr. Mais qu’il est conseillé de lire ou de relire pour mieux comprendre le présent.

Citations : «Les institutions ont la sagesse de leur âge et les nôtres sont encore fragiles» (p. 15). «La société développe la haine de l’Etat lorsque ceux qui l’incarnent perdent leur légitimité» (p. 21). «Octobre a été le moment où tous les ingrédients se sont trouvés réunis pour mobiliser les tensions latentes et leur donner une expression violentée» (p. 64).

Octobre. Ils parlent. Recueil de témoignages conçu et dirigé par Sid Ahmed Semiane. Editions Le Matin, Alger 1998, 287 pages

«Le feu a duré cinq jours, cet octobre-là. Cinq jours d’enfer, d’émeutes et de répression dure, sanglante. Alger sentait la bombe lacrymogène. Toutes les villes de l’intérieur du pays avaient basculé dans la plus grande agitation qu’a connue l’Algérie depuis l’indépendance. Ici, le récapitulatif de ces événements, avec un retour sur leur détonateur que fut le fameux discours de Chadli du 19 septembre. Des émeutiers et torturés racontent, dix ans après, la tornade d’octobre…». Mais, aussi, des acteurs et des observateurs (on pouvait difficilement n’être que spectateurs quel qu’était notre statut ou l’endroit) de la tragédie.

L’auteur : Ancien enfant terrible de la presse algérienne dont il a signé, quoi qu’il dise, l’une des pages les plus exaltantes comme chroniqueur S.a.s. pour ceux qui ont très longtemps apprécié ses chroniques soit dans «Le Matin» soit dans «Liberté». Un artiste protéiforme difficile à enfermer dans une case. Ecrivain, cinéaste, photographe, parolier, il a plus d’une corde à son arc.

Sommaire : Préface (Mohamed Benchicou) / A propos du témoignage de Mohamed Betchine («Lettre au Matin», 29 août 1998) / Les événements :«Les dix jours qui ébranlèrent l’Algérie» par Abdelkrim Djilali, «chronologie de l’année 1988», «le discours du Président Chadli du 19 septembre 1988», «L’invention du courant réformateur» par Mustapha Hammouche / «Les enfants d’octobre» : Témoignages, «Octobre 88. Plus jamais ça ! par Dalila Morsly, «Un immense ratage» par Miloud Brahimi, «Annexes : textes de la LADH» / Le Pouvoir (Contributions, entretiens et/ou témoignages : Khaled Nezzar, El Hadi Khediri, Larbi Belkheir, Lakehal Ayat / L’opposition : Mohamed Boudiaf à travers une «Lettre à un ami» du 27 décembre 1990), Abdelhamid Benzine, Said Sadi, El Hachemi Chérif, Noureddine Boukrouh, Louisa Hanoune / Les Islamistes : Par Mohamed Issami (journaliste et sociologue spécialiste de la question) / Les médias : Lazhari Labter, Abdou B., Hamid Kechad, Mohamed Balhi, Khaled Mahrez / Les artistes et les intellectuels : Mostefa Lacheraf, Kateb Yacine, Waciny Larej, Jean-Pierre Lledo, Ali Silem, Idir, Sadek Aissat.

Extraits : «Octobre, c’est la haine des jeunes à l’égard de la police… Nous avions pourtant tout tenté pour la rendre populaire… Nous avions relativement réussi à améliorer l’image de la police, mais cela restait insuffisant. Il manquait quelque chose. Une carence dont la police n’était toutefois pas l’unique responsable…» (El Hadi Khediri, p. 101). «Dis-leur à tes journalistes de ne plus parler de la jeunesse : elle n’existe plus ! Quel jeune m’a dit ces mots, et où ? N’importe» (Sadek Aissat, p. 285). «Chez nous en 1988, le chef de l’Etat s’est arrêté au milieu du gué et n’a pas été au bout de la logique du scénario. Il fallait dissoudre le Fln et la Dgps, du moment qu’on associe les deux responsables lors de leur limogeage. C’est-à-dire qu’il n’y a plus de parti unique ni de police politique et qu’on ouvre en conséquence la voie au multipartisme» (Lakehal Ayat, p. 133). «La responsabilité du pouvoir d’avoir permis aux islamistes de tenter de récupérer la colère populaire des journées d’octobre 1988 restera à mettre en lumière. Mais il est important de noter que cela ne fut que l’aboutissement logique des compromissions qui avaient commencé à la fin de la décennie antérieure et quel qu’aurait été le machiavélisme du système pour ne pas dire le choix délibéré de son camp» (Mohamed Issami, p. 212).

Avis : A-t-il fait le tour de la question ? Pas si sûr… les réponses apportées par les uns et les autres, et celles qui ont suivi, nous laissant encore aujourd’hui sur notre faim… de vérité(s)… 287 pages chargées d’informations, de quelques révélations et surtout d’émotions, ce qui en fait un ouvrage de référence historique de première main !

Citations : «Réveiller Octobre 88, c’était dévoiler de secrètes alliances entre le mal et le pire» (Mohamed Benchicou, p. 8 / Préface).


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