LIVRES / Mémoires vivaces

par Belkacem Ahcene-Djaballah

Livres

Le soleil sous le tamis, récit autobiographique(enfance) de Rabah Belamri. El Kalima Editions, Alger 2019 (Publisud – avec une préface de Jean Déjeux – Paris, 1982), 352 pages, 1200 dinars.

Lafayette… Bougâa. Deux noms, l’un sentant le terroir et bien de chez nous, l’autre (un «illustre» inconnu pour les habitants), apporté dans les bagages des colons et sentant le sabre sanglant. Des maisons exiguës aux façades grises et des portes d’entrée étroites donnant rarement sur les lieux de fréquentation masculine. Plus bas, la «route du beylik»… synonyme, pour les enfants, de liberté et de fantaisie…Une route rarement empruntée par les voitures, mais accueillant tous les enfants du quartier, sitôt délestés de leurs langes.

Quelques habitants d’origine européenne (une dizaine de familles au maximum), un seul colon («une créature aussi horrifiante et monstrueuse que les ogres qui hantaient les contes de la tante Zouina»…Il paiera de sa vie ses exactions et ses crimes plus tard, abattu par un fidaï) possédant un immense domaine agricole…la révolte du 8 mai 45 ayant fait le vide…et les inévitables pasteurs (un couple d’Anglais), «aux faces épanouies et au regard empreint de douceur».

Une famille relativement peu nombreuse pour les mentalités de l’époque (deux filles et deux garçons) au sein de laquelle le petit dernier règne en maître, protégé par une mère-poule et surveillé de près par un père, un éternel bougon mais tendre bien qu’assez souvent à la main leste. Un père qui gérait une petite épicerie au «filadj», avec les hauts et les bas du très petit commerce.

Un café maure.

Un écrivain public.

Une petite mosquée.

Une petite église.

Et, des chiens de toutes races qui vagabondent à longueur de journée le long de la grande rue assurant le spectacle lors de leurs ébats amoureux.

Et, bien sûr, les habituels «fous du village». Nombreux, car on y rangeait, dans la catégorie, tous ceux qui n’entraient pas dans le moule de la normalité rassurante.

Heureusement, il y avait les jeudis, toujours «féeriques», car grands jours du souk hebdomadaire, d’autant que tous les paysans venant de l’ouest à pied et à dos d’âne et de mulet devaient transiter par la «route du beylik» pour atteindre le centre du village. Tout un monde…dont les mendiants itinérants. Tout un spectacle avec des marchands de toutes sortes de marchandise. Sans oublier le «meddah», les méharistes guérisseurs, les cartomanciennes…

L’auteur nous fait voyager à travers son temps, notre réalité, assez dure pour l’époque, mais presque toujours douce pour les enfants. On jouait aux petits soldats («jusqu’en 1954, on jouait rarement à la guerre»). Il y avait les «jeux interdits». On observait les «autres», les «roumis». On s’aventurait au «filadj», un «endroit auréolé de magnificence». On rêvait d’aller au souk du jeudi. On suivait les «Bousaâdia». On guettait le croissant lunaire du Ramadan. On découvrait, assis par terre, le cinéma. On rêvait, déjà, d’épousailles avec la petite cousine. On entendait les plaintes de la femme qui accouche. L’importance du «zizi». Ah ! les (bons ?) souvenirs du hammam ; l’hiver ; la «smala» familiale ; le voisinage ; les charlatans ; les relations mère-enfant (gâté) ; le poids du père ; l’épicerie, une «drôle de baraque» ; le jardin de Baba Aïssa (le père) ; la demeure familiale («Bitna») ; l’école coranique ; l’école communale, dite le «Coulidj»… On ne s’arrête plus… car l’auteur n’a rien raté. Toujours avec un langage d’adulte, mais resté enfant. Le rêve, quoi ! Et la nostalgie d’un «paradis» perdu. Celui de l’enfance et de la prime jeunesse.

L’auteur : Né le 11 octobre 1946 à Bougâa (Sétif). Il perd la vue en 1962… Après des études au lycée de Sétif, à l’École des jeunes aveugles d’El-Biar (Alger), à l’École normale d’instituteurs de Bouzaréah et à l’Université d’Alger, il arrive en 1972 à Paris où il soutient un doctorat sur «L’œuvre de Louis Bertrand, miroir de l’idéologie coloniale» qui fut publié par l’Office des Publications Universitaires (OPU/Alger), en 1980. Auteur de plusieurs recueils de poèmes, de contes et de romans inspirés par son enfance algérienne. Il fut touché par l’œuvre de Jean Sénac à qui il consacra un essai et qu’il considérait comme un guide. Il meurt le 28 septembre en 1995 à Paris à la suite d’une intervention chirurgicale, laissant son œuvre inachevée.

Extraits : «Avec la précipitation des événements – bombardements des douars, rafles, disparitions- nous comprîmes très vite qui étaient les fellagas, et les soldats français, autour desquels nous nous pressions admirativement au début de leur installation au village, commençaient à nous paraître monstrueux et détestables» (p. 36), «Le petit Algérien du monde rural montre un éveil sexuel précoce et cela en dépit du rigoureux tabou dont le sexe fait l’objet au sein de la famille. En fait, un tabou à sens unique, car si les adultes font très attention de ne pas tenir des propos épicés devant les enfants, entre eux, ils s’adonnent, à huis clos, à la licence verbale de la façon la plus débridée» (p. 37) «En vérité, ce n’est rien moins qu’un rite phallique (la circoncision). En débarrassant l’enfant de son prépuce, organe flasque plus féminin que masculin, les hommes révèlent au grand jour sa virilité balbutiante et souterraine» (p. 147), «Faire l’automne, se régaler de l’automne, c’est manger du fruit le plus délicat de cette saison et aussi le plus abondant dans nos jardins : les figues» (p. 185), «L’école française ne nous parlait jamais de nous-mêmes : elle nous dispensait un enseignement sans rapport avec la réalité de notre vie et de notre terre… Tout ce que nous apprenions, tout ce que nos livres nous montraient, nous tournaient vers le monde et les habitudes des Européens» (p. 341)

Avis : Un enfant, une famille, un village d’Algérie avant l’indépendance : un véritable ethnologue (anthropologue social) de terrain avec un style pas académique pour un sou mais si alerte et si clair…et qui fait le tour de la question. Un langage vrai, réaliste. On commence et on ne s’arrête plus. Les plus de 60 ans (de l’Algérie profonde mais aussi des villes) s’y retrouveront très facilement, mais aussi les tout jeunes, la société n’ayant pas beaucoup évolué dans ses profondeurs et ses relations sociales intimes.

Citations : «Quand vous êtes sur la route du beylick, qui n’appartient à personne, vous n’avez de compte à rendre à personne» (p. 15), «Quand on se rend au café maure, on a tout son temps» (p. 61), «Le mariage consanguin était privilégié au douar. Une cousine, c’est moins cher qu’une étrangère ; elle sait supporter la misère, elle en a l’habitude» (p. 129), «Aucune femme n’est en bons termes avec l’ensemble de ses voisines, tant s’en faut» (p. 191), «Y a-t-il une chose au monde que les djinns craignent autant que le feu, le feu des armes ? Ce n’est pas un hasard si, pendant les sept années de guerre, on ne rencontra plus de djinns sur pattes. La mitraille crépitait de partout et il n’était pas l’heure de parader» (p. 265)

Tiaret. Les platanes de la place Carnot. Ouvrage mémoriel de Abdelkader Belarbi et Pierre Pradel (Préface de Madeleine Quéré, militante Cgt des Ptt). Dar Khettab Editions, Budouaou 2014, 126 pages.

Dimanche 8 juin 1958, trois patriotes algériens (Ali Maachi, Mohamed Djahlene et Jilali Bensotra) arrêtés, puis «promenés» à travers les rues des quartiers «arabes», sont fusillés (sans procès) après avoir été torturés. Leurs corps martyrisés sont pendus par les pieds aux platanes de la place «Carnot» (Place des Martyrs aujourd’hui). Deux gamins «assistent» à la «mise en scène». Devenus adultes, s’étant rencontrés grâce à… internet plus d’un demi-siècle plus tard, ils racontent… la barbarie coloniale et les souffrances de Tiaret.

Les auteurs : Pierre Pradel, originaire de Tiaret (membre de l’Association nationale des pieds noirs progressistes et leurs amis, employé des Ptt du Val de Marne (France), 11 ans en 1958, et militant de la Cgt). Abdelkader Belarbi, médecin tiaréti…

Avis : Pour ne pas oublier

Citation : «Nous vivions à côté des Arabes mais pas avec eux. Le système colonial nous dictait sa «normalité» (Pierre Pradel, p. 68)

Skikda de mon enfance (1955-1970). Témoignage. Ouvrage mémoriel (Témoignage) de Rabah Toubal (Préface de Ali Laib). Editions Les Presses du Chelif, Chlef 2018, 209 pages

Le «roman» d’une enfance, d’une ville et de ses quartiers (dont les fameux Haoumet Ettaliane et Z‘qaq Aarab), d’une population et d’une société. Skikda qui, aujourd’hui,… après avoir vu le patrimoine immobilier et foncier dilapidé par une mafia locale vorace et insatiable, «sombre dans un marasme profond du fait de l’absence de perspectives rassurantes pour sa population juvénile…», ne survivant que grâce (?) au complexe pétrochimique.

L’auteur : Né en 1953 à mechta Ouled Amor (El Ancer/Jijel). 1955-1975, études primaires et secondaires à Skikda. Diplômé de L’ENA, fonctionnaire au MAE (1979-2013)

Avis : La vie trépidante d’une ville décrite de l’intérieur. Une vie à l’image de la topographie de la ville : une ville de côtes, de pentes et de descentes, parfois abruptes et escarpées. Une ville où l’escalier («Drouj») est roi. Récit passionnant… pour les Skikdis… et les «Jouajla»… de Skikda. Un peu trop de détails… souvent gênants. Mais, quelle mémoire !

Citation : «Souvent, les gens deviennent les otages de leurs habitudes. Ils développent un instinct grégaire, corporatiste, clanique, tribal ou trivial, en fréquentant pratiquement les mêmes lieux, en quête d’une assurance, une sécurité et certaines commodités matérielles et morales, nécessaires à leur équilibre» (p. 168)


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