LIVRES / IL ÉTAIT UNE FOIS… DANS L’OUEST

          par Belkacem Ahcene-Djaballah 

                                                                                 Livres

Tu es plus libre que tes geôliers. Roman de Jamila Rahal. Casbah Editions, Alger 2022. 478 pages, 1.100 dinars

Un simple roman ? Non. C’est un roman historique et non un livre d’histoire ou une autobiographie; tous les personnages sont fictifs mais… et ce, même s’ils évoluent dans un contexte historique bien déterminé, qui est celui de l’Algérie coloniale (1890-1954). La matière historique évidemment, c’est le matériau essentiel, le fil conducteur pour construire ce récit romanesque.

En fait, le volet réel consiste en des évènements très importants survenus à l’époque, comme la conscription obligatoire des musulmans en 1912, les Guerres mondiales 1ère et 2ème, avec leur sinistre épilogue du massacre des Algériens du 8 mai 45, le crash boursier de Wall Street, la montée du mouvement national avec toutes ses couleurs jusqu’à l’explosion finale du 1er Novembre 1954. Tous ces évènements ont impacté les personnages de trois familles, les Hassar, les Lassaci et les Senhadji, décrites certes avec sympathie mais tout en restant critique à l’endroit de certains comportements.

Ces familles -du moins les membres les plus impliqués dans le combat anticolonialiste- ont elles-mêmes «croisé» ou «connu», ici et là, à Tlemcen, à Nedroma, au Maroc, en France, et au «Cham» souvent lors d’exils forcés, les personnages politiques nationales de l’époque dont Messali, Abbas, Ben Badis… L’autrice précise que ce travail «colossal» et l’écriture lui ont pris trois ans dont une bonne partie a été consacrée à la recherche documentaire. On la croit à la lecture du livre.

L’Auteure : Née à Berkane (Est marocain). Etudes à Saïda et à l’université d’Oran. A touché plusieurs secteurs de la culture et de la communication : l’organisation d’événements, le journalisme, l’édition, l’écriture pour la jeunesse… Premier roman.

Extrait : «La France savait cacher ses actes les plus infâmes par des termes passe-partout» (p 346), «Il paraît que c’est pour avoir le contrôle sur les FFL que de Gaulle a décidé de les intégrer dans l’armée régulière. Contrôler, mais aussi flatter l’amour-propre des Français non ? C’est mieux pour leur ego de se dire que leurs libérateurs sont des soldats bien blancs et non des noirs et des basanés» (pp 346-347).

Avis : Un «pavé» de 478 pages et un titre qui pourraient rebuter et/ou prêter à confusion, l’ouvrage étant, surtout, chargé d’Histoire, les sagas familiales qui s’entrecroisent et se mêlent servant de «carburant».

Une formule assez nouvelle et que le public pourrait apprécier. Surtout lorsque le texte est écrit avec grâce et clarté. On sent l’amour de l’écriture et de la précision.

Citations : «Dépossédés de leur bien le plus précieux (note : la terre), ils devinrent une poussière d’individus» «(p 59), «Lorsqu’on a tout juste vingt ans et que la vie n’est encore qu’une promesse, comment consentir au don de soi si le sens des choses se perd ?» (p. 71), «Il y a eu plein de petits pas, petites demandes, petites pétitions, petites protestations… nous avons donné nos vies pour demander quoi ? Un peu de justice pour nous, un traitement, un peu moins inégalitaire, une représentation parlementaire, un peu plus conforme à la réalité démographique.

Qu’avons-nous obtenu ? Rien» (p.176), «Si l’amour et la bonté irradient de façon naturelle, la noirceur, elle reste tapie dans les recoins les plus secrets» (p 215), «Comme toujours, ce ne sont pas les héritiers qui posent problème mais ceux qui se tiennent derrière eux» (p.445).

Les Nadis de Tlemcen. Des noms et des lieux à l’aube du XXe siècle. Essai de Benali El Hassar, Anep Editions, 2019, 239 pages (dont un cahier photos de 14 pages. (non indiqué en p 4 de couverture) (Fiche de lecture déjà publiée. Pour rappel)

C’est un peu l’histoire de Tlemcen, mais c’est aussi l’histoire de toute une région, de tout un pays à travers le mouvement des «Jeunes» politisés -à Tlemcen, peut-être bien plus qu’ailleurs- lesquels, dans leurs nombreux cercles ou nadis de la ville, porteurs d’idées neuves, épris de connaissances, au cœur de problématiques modernes, ont permis -s’opposant parfois sinon souvent aux «anciens», mais en toute démocratie- la libération de la parole.

Les « Nadis» : des refuges presque effacés de notre histoire, alors qu’ils représentent un moment clef de la politisation et de l’apport des idées nouvelles des «Jeunes».

Rien qu’à Tlemcen, il y en eut plusieurs au début du XXe siècle: du salon littéraire au nationaliste et au progressiste en passant par le néo-conservateur, l’identitaire, le communiste, le religieux conservateur, le libéral, le patriotique… retrouvés parfois dans d’autres villes du pays (exemples de Constantine, Alger…), tous encore aux noms flamboyants. Bien sûr, cela avait été facilité par l’existence d’un circuit ancestral, celui des «masriya», lieux mythiques séculaires, îlots au cœur de chaque quartier de la vieille médina où l’on se réfugiait entre soi offrant traditionnellement le cadre de rencontres où le moindre fait du jour, la moindre parole est traquée, le soir, à l’instar des autres lieux mythiques comme les «fondouks» et les petites sociétés de groupe dans les cafés.

Plusieurs fortes personnalités vont émerger, prenant une part active à la création des premières cellules de l’ENA puis du PPA, premiers frémissements du mouvement révolutionnaire. De la politique, toujours sous couvert de littérature, d’art, de sport, d’actions caritatives car, toujours sous l’œil vigilant de l’administration coloniale prête à la répression et à l’interdiction au moindre faux pas détecté. La représentation d’une véritable société civile indépendante. Tout un art perdu au début des années 60, balayé par la «pensée unique» du parti unique.

A noter que l’ouvrage met en relief l’action d’un personnage culturellement et journalistiquement flamboyant de la première moitié du XXe siècle, Benali Fekar (juriste, économiste, politologue…, bardé de diplômes), ainsi d’ailleurs que son frère Larbi (instituteur) qui créèrent à Oran (le 3 juin 1904) le premier journal Jeune Algérien, «El Misbah» (La Lanterne ou Le Flambeau), un organe de presse défendant les libertés comme un symbole de la libération des peuples. Un journal qui fut, peut-être, le premier non «officiel», non «indigénophile», non un «instrument» du pouvoir colonialiste, et surtout le premier à revendiquer le nom d’ «Algériens», avec une ligne éditoriale axée sur «l’instruction, fer de lance pour la libération de l’homme algérien». Il cessera de paraître le 17 février 1905 après trente quatre numéros.

L’Auteur : Né à Tlemcen en 1946. Journaliste, ancien responsable du bureau Aps de Tlemcen. Auteur de plusieurs essais politiques et historiques. Nombreuses contributions dans la presse.

Extraits : «Le temps des «Jeunes» avait ses similitudes partout dans les milieux de la nouvelle génération post-colonisation en Egypte, en Tunisie… Les cercles faisaient partie du quotidien, des vieilles médinas. Le temps des cercles fut considéré partout comme un grand moment de résurrection dans les pays arabes sous hégémonie occidentale, c’est-à-dire interdits d’institutions représentatives permettant l’accès à la parole politique» (p.59), «La chronique des «nadis» a marqué de son sceau un stade d’évolution dans la société. Elle créa une atmosphère politique et intellectuelle donnant la chance à de nombreux talents d’émerger dans les domaines de l’art et de la littérature» (p.77), «Cette génération nouvelle, autrement formatée, qui avait l’obsession du temps, de la rigueur morale et de la rationalité, commençait à avoir un nouveau regard sur l’islam, desserrant l’étau des conformismes et réinventant l’esprit critique. Au milieu d’un puritanisme ambiant, elle était favorable à une réinterprétation des principes juridiques fondamentaux à la lumière des temps modernes» (p 95).

Avis : Un travail de recherche et d’investigation minutieux et riche qui recrée toute une atmosphère, qui redonne vie à toute une époque et qui rend justice aux efforts culturels et à l’engagement politique de toute la jeunesse d’alors. Ecriture un peu difficile, mais ne pas se décourager.

Citations : «Dominant la langue, les concepts à forte connotation idéologique : «assimilation», «émancipation» n’ont cessé de changer de sens, installés progressivement dans l’argumentation idéologico-politique coloniale. Transformés en symboles, ces thèmes ont été utilisés pour donner des habits à la colonisation» (p.9), «La mouvance des «Jeunes» dans les cercles n’était pas une force organisée, mais une sensibilité innovante, un peu révolutionnaire, par rapport à l’esprit encore trop conservateur de l’époque» (p.53), «La modernité recherchée est celle qui libère l’homme et lui donne une identité nouvelle à travers l’expression de sa dignité, son savoir, son humanité orientée vers le progrès, dans le paysage contemporain novateur» (p.154), «La religion musulmane ne s’oppose pas au progrès, le seul et unique obstacle consiste en l’ignorance profonde dans laquelle sont plongés les musulmans depuis plusieurs siècles. C’est cette ignorance qui est la source de tous leurs maux» (p 188). Benali Fekar cité, in «L’usure en droit musulman», Lyon 1908).


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