Manifeste sur l’état du Journalisme – par Robert Parry

A l’occasion des 25 ans du site Consortium News, quelques extraits du dernier article rédigé par son regretté fondateur, Robert Parry.

En 2017, à la veille du Nouvel An, moins d’un mois avant sa mort, le fondateur de CN (Consortium News), Bob Parry, a écrit son dernier article, un manifeste sur la vocation de journaliste et le risque de voir disparaître le journalisme, une inquiétante prédiction de ce qui devait arriver.

Le regretté Robert Parry

Il semble que depuis mon arrivée à Washington en 1977, en tant que correspondant de The Associated Press, la dégradation de la démocratie et du journalisme américains soit allée de mal en pis.

D’une certaine manière, les Républicains ont intensifié la guerre de propagande vicieuse qui a suivi le Watergate, refusant d’accepter que Richard Nixon soit coupable de quelque malversation incroyable (notamment le sabotage des pourparlers de paix du président Johnson au Vietnam en 1968 pour prendre l’avantage lors des élections, puis les sales coups politiques et les dissimulations qui ont culminé par le Watergate).

Plutôt que d’accepter la réalité de la culpabilité de Nixon, de nombreux républicains ont simplement renforcé leur capacité à mener une guerre de l’information, notamment en créant des organismes de presse idéologiques pour protéger le parti et ses dirigeants d’un « autre Watergate ».

Ainsi, lorsque le démocrate Bill Clinton a battu le président George H. W. Bush aux élections de 1992, les Républicains ont utilisé leurs médias et leur contrôle de l’appareil des procureurs spéciaux (par l’intermédiaire du président de la Cour suprême William Rehnquist et du juge de la Cour d’appel David Sentelle) pour déclencher une vague d’enquêtes visant à remettre en cause la légitimité de Clinton, ce qui a finalement permis de découvrir sa liaison avec la stagiaire de la Maison-Blanche Monica Lewinsky.

L’idée s’était développée que la manière de vaincre son adversaire politique n’était pas seulement de présenter un meilleur argument ou de susciter un soutien populaire, mais de déterrer un « crime » qui pourrait lui être imputé, à lui ou elle d’ailleurs.

Le fait que le GOP (Grand Old Party, pour parti républicain, NdT) ait réussi à porter préjudice à Bill Clinton a rendu possible la victoire contestée de George W. Bush en 2000, par laquelle il a accédé à la présidence malgré la perte du vote populaire et presque certainement la perte de l’état clé de Floride si tous les bulletins légalement autorisés par l’État avaient été comptés. De plus en plus, l’Amérique – même au sommet de son statut d’uni-puissance – a pris l’allure d’une république bananière, sauf que les enjeux pour le monde sont beaucoup plus importants.

Bien que je n’aime pas le mot « militarisé », c’est le mot qui a commencé à caractériser la façon dont l’ « information » était utilisée en Amérique. Le but de Consortium News, que j’ai fondé en 1995, était d’utiliser le nouveau média moderne qu’est qu’Internet pour permettre aux anciens principes du journalisme d’avoir un nouveau siège, c’est à dire un endroit où approfondir les faits importants et donner à chacun une chance équitable. Mais nous n’étions qu’une minuscule goutte d’eau dans l’océan.

La tendance à utiliser le journalisme comme un simple front de plus dans une guerre politique sans merci s’est poursuivie, les démocrates et les libéraux s’adaptant aux techniques efficaces mises au point essentiellement par les républicains et par les conservateurs les plus influents.

L’élection de Barack Obama en 2008 a marqué un nouveau tournant, les républicains contestant une nouvelle fois sa légitimité avec de fausses révélations quant à sa « naissance kenyane », une insulte raciste popularisée par la star de la télé-réalité Donald Trump. Les faits et la logique n’avaient plus aucune importance. Il convenait d’utiliser tout ce qu’on avait pour diminuer et détruire son adversaire.

Nous avons constaté des tendances similaires lorsque les agences de propagande du gouvernement américain ont développé des arguments pour diaboliser les adversaires étrangers et ensuite pour salir les Américains qui mettaient en doute les faits ou contestaient les exagérations les qualifiant de « faisant l’apologie ».

Cette approche a été adoptée non seulement par les Républicains (pensez au président George W. Bush trafiquant la réalité en Irak en 2003 pour justifier l’invasion de ce pays sous de faux prétextes) mais aussi par les Démocrates qui ont encouragé des représentations douteuses voire carrément fausses du conflit en Libye.

« L’idée s’était développée que la manière de vaincre son adversaire politique n’était pas seulement de présenter un meilleur argument ou de susciter un soutien populaire, mais aussi de déterrer un crime qui pourrait lui être imputé ».

De plus en plus, je rencontrais des décideurs politiques, des militants et, oui, des journalistes qui se souciaient moins d’une évaluation minutieuse des faits et de la logique que de l’obtention d’un résultat géopolitique préétabli – et cette perte de normes objectives s’est profondément répercutée dans les salles les plus prestigieuses des médias américains.

Cette perversion des principes – la déformation de l’information pour l’adapter à une conclusion souhaitée – est devenue le modus vivendi de la politique et du journalisme américains. Et ceux d’entre nous qui insistaient pour défendre les principes journalistiques que sont le scepticisme et l’impartialité ont été de plus en plus rejetés par leurs collègues, une hostilité qui est d’abord apparue à droite et parmi les néoconservateurs, mais qui a fini par être également adoptée par le monde progressiste. Tout est devenu « guerre de l’information ».

L’approche des médias américains vis à vis de la Russie relève pratiquement maintenant de la propagande à 100 %. Y a-t-il un être humain sensé qui lise la couverture de la Russie par le New York Times ou le Washington Post et qui pense que cette dernière est traitée de façon neutre et les faits de façon impartiale ? Le simple fait de suggérer qu’il pourrait y avoir une autre version de l’histoire fait de vous quelqu’un qui « fait l’apologie de Poutine » ou un « valet du Kremlin. »

« L’Amérique – même au sommet de son statut d’uni-puissance – prenait toutes les apparences d’une République bananière, sauf que les enjeux pour le monde sont bien plus élevés. »

Il est ironique de constater que de nombreux « libéraux » qui se sont fait les dents sur le scepticisme concernant la Guerre froide et les fausses justifications de la guerre du Vietnam insistent maintenant sur le fait que nous devons tous accepter tout ce que la communauté du renseignement américain nous donne à gober, même si on nous dit d’accepter aveuglément ces affirmations.

Sur un plan personnel, j’ai été durement critiqué, même par des amis de longue date, pour avoir refusé de m’engager dans la « Résistance » anti-Trump. L’argument était que Trump constituait une menace tellement unique pour l’Amérique et le monde que je devais me rallier pour trouver une justification à son éviction. Certains ont vu comme une sorte de trahison mon insistance fondée sur ces mêmes normes journalistiques que que j’avais toujours suivies.

Pour moi, le journalisme n’était pas seulement une couverture pour l’activisme politique ; c’était un engagement envers le peuple américain et le monde consistant à dire les informations importantes aussi exhaustivement et fidèlement que je le pouvais ; à ne pas biaiser les « faits » pour « coincer » un « mauvais » dirigeant politique ou « guider » le public dans une direction souhaitée.

Je croyais en fait que le but du journalisme dans une démocratie était de donner aux électeurs des informations impartiales et le contexte nécessaire pour que ceux-ci puissent se faire leur propre opinion et utiliser leur bulletin de vote – aussi imparfait soit-il – pour faire en sorte que les politiciens prennent des mesures au nom de la nation. La réalité désolante que j’ai comprise grâce à l’année dernière est qu’un nombre scandaleusement faible de personnes du gouvernement de Washington et des principaux médias d’information croient en réalité en une véritable démocratie ou à la nécessité d’un électorat informé.

Qu’ils l’admettent ou pas, ils croient en une « démocratie dirigée » dans laquelle les opinions « approuvées » sont mises au pinacle – indépendamment de leur absence de fondement factuel – et les preuves « non approuvées » sont écartées ou dénigrées, quelle que soit leur qualité. Tout devient une « guerre de l’information » – que ce soit sur Fox News, la page éditoriale du Wall Street Journal, MSNBC [chaîne d’information en continu du câble diffusée aux États-Unis et au Canada, NdT], le New York Times ou le Washington Post. Au lieu de fournir au public des informations de manière impartiale, celles-ci sont rationnées, découpées en morceaux destinés à susciter les réactions émotionnelles souhaitées et à obtenir un résultat politique.

« Les faits et la logique n’ont plus d’importance. Il fallait utiliser ce qu’on avait pour diminuer et détruire son adversaire. »

Comme je l’ai dit précédemment, une grande partie de cette approche a été initiée par les Républicains dans leur désir malavisé de protéger Richard Nixon, mais elle est maintenant devenue omniprésente et a profondément corrompu les Démocrates, les Progressistes et le journalisme traditionnel. Paradoxalement, les ignobles caractéristiques personnelles de Donald Trump – son mépris personnel des faits et son comportement personnel grossier – ont jeté le masque de l’Amérique officielle dans son ensemble.

L’attaque dont j’ai été victime à la veille de Noël fait que j’ai maintenant du mal à lire et à écrire.

Tout prend beaucoup plus de temps qu’autrefois – et je ne pense pas que je puisse maintenir le rythme effréné que j’ai connu pendant de nombreuses années.

Mais – à l’aube de la nouvelle année – si je pouvais changer une chose au sujet de l’Amérique et du journalisme occidental, ce serait que nous renoncions tous à la « guerre de l’information » au profit d’un respect suranné des faits et de loyauté – et que nous fassions tout ce qui est en notre pouvoir pour arriver à un électorat véritablement informé.

Le défunt journaliste d’investigation Robert Parry a publié de nombreux articles sur l’Iran-Contra pour The Associated Press et Newsweek dans les années 1980. Il a fondé Consortium News en 1995, celui-ci fête aujourd’hui ses 25 ans en tant que premier site d’information et d’analyse indépendant.

Source : Consortium News, Robert Parry, 15-11-2020
Traduit par les lecteurs du site Les Crises


 

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