Maroc / « La politique de dispersion des migrants prolonge leur précarité »

Interview de Sofia El Arabi. La chercheuse marocaine a analysé les politiques de “dispersion » des migrants à Tiznit et Taza.

Par Zaïnab Aboulfaraj

NURPHOTO VIA GETTY IMAGES

MIGRATION – Les déplacements forcés de migrants des villes frontalières vers les petites et moyennes villes intérieures du Maroc ont entraîné une réflexion chez Sofia El Arabi, doctorante à la Sorbonne au Laboratoire de recherche ENeC. La chercheuse marocaine a voulu analyser les politiques de “dispersion” et les relations entre migrants et villes moyennes. En collaboration avec l’association Amoudou, la professeure a mené plusieurs entretiens avec les autorités publiques et les acteurs locaux et les migrants. La native de Taza a présenté les éléments de sa recherche lors de la 3ème édition du “Carrefour de la migration intra-africaine”, le 19 octobre à Rabat. 

Le HuffPost Maroc a rencontré Sofia El Arabi pour discuter de son domaine de recherche, mais également de la fondation “Association de solidarité pour l’appui des migrants”, qu’elle a co-fondée. 

HuffPost Maroc: Pourquoi avoir choisi de traiter le sujet des dispersions des migrants à Tiznit et Taza?

Sofia El Arabi: Ce sujet est encore nouveau dans le champ de la recherche où on a surtout analysé les lieux frontaliers (Tanger, camps à proximité de Ceuta et Melilla, Oujda, Dakhla) ou les grandes agglomérations dotées d’une forte activité économique (Casablanca, Rabat), d’un rôle politique (Rabat) ou d’un rôle culturel (Fès). J’ai choisi cette thématique afin de comprendre les logiques d’accueil et venir enrichir les travaux qui ont été menés à Rabat, Casablanca, Tanger ou Oujda. 

L’émergence récente de ces villes moyennes en tant que points d’accueil et étapes d’un déplacement forcé des migrants majoritairement subsahariens constitue un phénomène ayant le mérite d’être sérieusement analysé dans son développement et ses limites mêmes. Dans ce sens, j’ai pris d’abord comme modèle l’exemple de la ville de Tiznit au sud du Maroc. Cependant, l’étude de la nature du phénomène de dispersion migratoire n’a pu être élucidée à travers une seule étude de cas, d’où l’insuffisance de notre étude à Tiznit. Ceci m’a conduit à décliner le protocole de recherche établi dans cette ville, de tester sa validité en le confrontant à une autre configuration territoriale à Taza. 

J’ai privilégié le suivi de ces deux villes, soit deux chefs-lieux de provinces intérieures du Maroc placés sur les grands axes de circulation du pays. Elles représentent les territoires les plus pertinents pour observer ces dynamiques en étant à la fois des passages historiques sans pour autant avoir connu un important développement économique.

Un match de foot entre une équipe marocaine et une équipe de
Un match de foot entre une équipe marocaine et une équipe de migrants.

Pouvez-vous nous expliquer ce terme de dispersion, qui fait écho aux déplacements forcés?

Avec la dispersion, je fais référence à un processus de relocalisation et de déplacement géographique des migrants par les autorités marocaines de points de fixation situés massivement dans le nord du pays vers des villes moyennes situées plus au sud. Ce processus entraîne la réinstallation des migrants dans un nouveau point d’attache, souvent forcé, qui devient un point d’ancrage où ils s’installent temporairement pour des raisons socio-économiques mais aussi affectives, symboliques et axiologiques. Il s’agit d’une forme de mouvement ponctuel, instable et contraint qui contribue à la mobilité des migrants dans les unités territoriales d’un pays de transit. 

Je souligne la particularité d’une stratégie de gouvernance migratoire fluctuante, qui conduit les migrants à une lutte pour la reconnaissance sociale et l’adoption de stratégies de survie affirmant leur visibilité. La notion de “dispersion” ne présente aucune définition consensuelle mais possède une puissance explicative sur le plan épistémologique. Elle a été appliquée et adaptée au contexte migratoire marocain actuel qui nous invite à la revisiter afin d’en construire une nouvelle approche géographique (confrontée au regard d’autres chercheurs anglo-saxons et italiens). La finalité de cette nouvelle politique consiste, compte tenu du contexte marocain, à atténuer la pression sur les zones frontalières avec l’Espagne, désamorcer les réseaux mafieux, annihiler toute tentative de franchissement de la frontière espagnole à partir de la ville de Tanger notamment.

La chercheuse Sofia El Arabi, en compagnie d'un jeune
La chercheuse Sofia El Arabi, en compagnie d’un jeune migrant.

Lors de votre intervention, vous parliez de ville refuge, que voulez-vous dire par là?

J’entends par ville refuge un espace de transit transformé en refuge et en lieu d’attente pour certains migrants du fait de conditions d’accueil particulières (hospitalité, bienveillance citoyenne, sécurité). La ville refuge est une halte, une étape de réarmement psychique, un point de ravitaillement (via la mendicité et dons des locaux essentiellement) et de redéfinition du projet migratoire pour le migrant dispersé. Il s’agit de villes au visage hospitalier esquissant à l’échelle locale leurs pratiques d’accueil, permettant aux migrants l’accès à l’espace public, notamment, et ce indépendamment des injonctions sécuritaires.

Les enquêtes de terrain menées à Tiznit et Taza ont été symptomatiques des différentes formes de réseaux de solidarité développés et d’un activisme associatif qui règne dans ces villes. Les villes refuges révèlent de multiples facettes; elles sont à la fois une épreuve autant qu’elles constituent une ressource, une expérience fructueuse en termes d’accueil mais non dépourvue de difficultés, de frustrations, de blocages et de tensions. Les villes refuges telles que Tiznit et Taza ne constituent aucunement une trappe à pauvreté car les migrants n’y sont pas piégés et ont la possibilité de s’orienter vers d’autres horizons (Inezgane, Agadir). 

Sofia El Arabi en compagnie des militants
Sofia El Arabi en compagnie des militants d’AlarmPhone.

Pourquoi n’avez-vous pas mentionné les violences subies par les migrants lors de leurs déplacements forcés dans les villes de Tiznit et Taza ?

La politique de dispersion ne se réalise pas forcément par la violence mais peut être précédée par d’autres mesures telles que le démantèlement de camps, une évacuation des endroits squattés dans le nord du Maroc près des enclaves espagnoles, des arrestations dans les commissariats ou gendarmeries et des déplacements forcés et involontaires dans des bus vers des villes éloignées des zones frontalières (Tiznit, Taza, Béni-Mellal…). La violence est minoritaire, territorialisée et concentrée dans des zones précises. Il y a eu une phase de tensions durant l’été 2018 du fait du contexte migratoire et d’une pression sur les forces de l’ordre ayant amené à avoir des débordements de formes de violence. 

Le phénomène de violence n’était pas du tout présent en 2017 et n’est pas généralisable. Les migrants, en situation de grande fragilité, sont affectés psychologiquement par une violence même minoritaire et éprouvent la peur d’être blessés. Cette peur peut compromettre leurs projets et renforcer chez eux un sentiment d’angoisse, vis-à-vis des forces de l’ordre qui se retrouvent dépassées par l’ampleur des flux et localement par la présence de points de fixation de migrants dont découle une pression sur l’espace public. Ceci amène à une situation de dépassement des capacités de régulation des forces de l’ordre n’ayant plus recours aux possibilités de régulation classiques. 

Par ailleurs, le comportement des nouveaux profils de jeunes migrants arrivant au Maroc, ne disposant pas de codes similaires à ceux adoptés par les anciens, crée de l’incertitude et fragilise les modalités de régulation aussi bien au sein des communautés migrantes que dans le rapport entretenu avec les autorités publiques. En effet, les autorités ne parviennent plus à maintenir une situation de consensus marquée par des rapports régulés par l’entente.

D’ailleurs, l’afflux de très jeunes migrants et leurs comportements a remis en question ce consensus. Il y a, toutefois, des situations dénuées de toute hostilité mais il y a une question importante à mettre en exergue, celle de la capacité de prise en charge et d’accueil, dans les villes moyennes, de migrants particuliers qui ne se projettent pas et qui sont en situation transitoire. 

Sofia El Arabi avec des migrants à Oujda, dans le cadre d'activités de
Sofia El Arabi avec des migrants à Oujda, dans le cadre d’activités de l’ASAM. 

Pouvez-vous nous en dire plus sur les conclusions de votre recherche?

L’analyse de la dispersion apporte un éclairage scientifique nouveau sur la question de la vulnérabilité du migrant eu égard à son cloisonnement géographique en tant qu’agent passif mais aussi en tant qu’acteur de son émancipation. Le migrant est engagé dans une lutte pour la reconnaissance qui se décline en trois grandes formes, l’amour, le droit et la solidarité au sens d’Axel Honneth (dans La lutte pour la reconnaissance, éditions du Cerf).

Dans un deuxième temps, il ressort des enquêtes empiriques que la politique de dispersion prolonge la précarité des migrants, leur état de transit et n’améliore pas leurs conditions existentielles (vulnérabilité accentuée). Ces derniers  mènent un parcours migratoire sans linéarité, caractérisé par l’attente, l‘errance, la précarité socio-économique et juridique et l’impossibilité de s’installer définitivement. La dispersion crée également de nouveaux besoins, n’induit pas des gains ni d’investissements productifs susceptibles de satisfaire à plus long terme les besoins primaires du migrant. Elle ajoute un lieu supplémentaire d’arrêt dans le parcours migratoire mais qui n’est pas une opportunité nouvelle alors qu’il pourrait l’être. 

En effet, la dispersion est une politique à caractère éphémère, intrinsèquement liée à la nature des politiques d’urgence et obéit à une logique sécuritaire de contrôle face à des migrants subsahariens. Cette réalité nous permet d’interpréter ce besoin des migrants de quitter leur “Alma mater” mais dont la mobilité demeure conditionnée, au Maroc, par de nouvelles stratégies de contrôle erratiques qui encouragent un continuum de l’insécurité socio-économique.

Les villes moyennes étudiées ne sont pas des lieux propices à tous les profils de migrants enquêtés (pour les femmes et enfants notamment) ce qui traduit la pénibilité de l’espace migratoire comme lieu de transit. La stratégie de dispersion n’offre nullement des perspectives d’intégration du marché de l’emploi. Elle n’assure pas la protection des migrants d’où la nécessité de fonder une politique d’emploi, d’hébergement pérenne permettant un accueil et un traitement éthique du phénomène migratoire par-delà les considérations juridiques et politiques.

Pouvez-vous nous parler de l’association que vous avez créée à Taza et pourquoi cette initiative?

J’ai co-fondé l’association ASAM, dont je suis membre chargé d’alliances internationales, avec Touria Rhoumri (présidente de l’ASAM) le 12 avril 2017 afin de contribuer à créer du lien humain en vue d’améliorer le vivre-ensemble. La création de l’ASAM est une compréhension innovante du phénomène migratoire dans une ville moyenne via un investissement intellectuel et scientifique dans la recherche sur les migrations avec mon implication.

Dans ce contexte, la réalisation de Focus group (ateliers participatifs) et de rencontres fréquentes avec les migrants présents sur le terrain a permis d’observer in situ leur espace de vie, d’effectuer un diagnostic et recueillir leurs besoins et attentes vis-à-vis des citoyens et des autorités publiques. C’est ce qui nous a amenées à fonder cette structure associative qui vient combler les insuffisances des aides étatiques en termes d’hébergement, d’emploi, d’accompagnement juridique et répondre aux besoins sociaux et humains des migrants. 

L’accueil des migrants dans la ville de Taza se traduit par une assistance journalière et un suivi individualisé de chacun sur le terrain (espaces occupés, lieux de rassemblement des migrants). L’Asam assure également un rôle de médiation entre les autochtones et les migrants afin de consolider leur intégration sociale (établir un dialogue entre locaux et migrants, aide pour nouer des liens favorisant leur ancrage professionnel…). Assurer le respect des droits fondamentaux des migrants à Taza est aussi une priorité pour l’association ce qui se réalise via la solidarité, l’accompagnement dans les démarches administratives et juridiques.

ASAM a réalisé, depuis sa création, un ensemble d’événements caritatifs pour soutenir les migrants à Taza (journée animée lors du Ramadan de 2017 et 2018, aide médicale à l’hôpital public et privé, collecte de dons, soirées animées, tables-rondes, petits déjeuners…). Plusieurs visites sont rendues aux migrants de façon journalière, hebdomadaire et mensuelle afin de recueillir leurs besoins, de les approvisionner en biens matériels. Les migrants, à travers les activités de l’ASAM, sont devenus acteurs engagés et procèdent parfois à des actes citoyens afin d’améliorer le quotidien des locaux (campagnes de nettoyage des villes, participation à des fêtes nationales, échange interculturel…). 


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