Noureddine Melikechi : « N’achetez pas un billet aller-retour Terre-Mars… » (entretien)

   Noureddine Melikechi, physicien algérien qui travaille à la Nasa, participe à la mission Mars 2020. Dans cet entretien, il explique en détails en quoi consiste cette mission, la possibilité d’envoyer des humains sur Mars, les bénéfices d’envoyer un rover sur la planète rouge, le rôle que peut jouer l’Algérie dans la conquête spatiale.

  Pouvez-vous présenter la mission Mars 2020 ?

La mission Mars 2020 a pour buts scientifiques : (1) de rechercher des signes de vie ancienne qui aurait existé sur Mars, (2) de préparer des échantillons qui seraient intéressants d’analyser sur Terre, (3) de mieux comprendre le potentiel d’’habitabilité de la planète par des humains et (4) de préparer une future mission sur Mars.

Pour accomplir sa mission, le rover Perseverance, l’astromobile de la mission Mars 2020, a sept instruments à son bord. L’un d’entre eux sera utilisé pour préparer des échantillons martiens qu’une mission prochaine aura à ramener sur Terre.

Ces échantillons, sélectionnés, car particulièrement intéressants, seront mis dans des tubes ultra stériles pour analyse approfondie dans des laboratoires terrestres, analyses au moyen d’instruments spécifiques qui n’ont pas été embarqués sur Perseverance.

Ce rover fera la jonction entre deux missions spatiales qui ont comme but principal la recherche de signatures de la vie dans un environnement extraterrestre.

Perseverance a, à son bord, un instrument qui a pour but d’exploiter l’atmosphère de Mars, composé à 96 % de CO2, pour étudier la possibilité de produire de l’oxygène.

Cet oxygène sera crucial pour les besoins futurs, notamment pour d’ éventuels explorateurs humains, mais aussi pour la propulsion de vaisseaux spatiaux sur la planète elle-même.

En plus de ces aspects, Perseverance a permis à plusieurs disciplines de l’ingénierie de développer de nouvelles technologies. Le lancement depuis la Terre, le parcours dans l’espace, la communication, la navigation, et l’atterrissage sur le sol de Mars sont de véritables prouesses.

Perseverance a également à son bord un petit hélicoptère, Ingenuity, dont les performances seront évaluées dans l’environnement martien. Cet hélicoptère contribue également à préparer une future exploration de la planète par des humains.

Un autre objectif, pas immédiatement visible, mais néanmoins important concerne l’implication et l’intéressement des générations futures à ce projet, c’est-à-dire les enfants.

En effet, depuis le début de la préparation de cette mission Mars 2020, bien avant le lancement depuis la Terre, plusieurs sujets ont été proposés aux enfants pour le débat, pour la réflexion et pour le rêve.

C’est une opportunité pour impliquer et intéresser les enfants aux sciences et technologies et pour leur permettre de développer leur imagination, leur esprit d’innovation, voire susciter des vocations en eux.

Cela représente un investissement et une capitalisation très importants pour la préparation de l’avenir. Ces enfants seront les ingénieurs, les scientifiques, les innovateurs et/ou les gestionnaires de demain.

« C’est une opportunité pour impliquer et intéresser les enfants aux sciences et technologies »

Quelle est la différence entre cette mission et les précédentes effectuées sur la planète rouge ?

Depuis sa création en 1958, la Nasa s’est intéressée à l’exploration spatiale au-delà de la Lune. Mars était particulièrement intéressante pour, entre autres, la possibilité d’unifier l’exploration humaine et celle basée sur la robotique.

Un des buts recherchés est de répondre à une question fondamentale que l’Homme se pose depuis la nuit des temps : sommes-nous seuls dans le cosmos ? Depuis lors, la Nasa a eu des missions sur Mars qui sont complémentaires les unes aux autres en commençant par le survol de la planète rouge dans les années 60 par Mariner, jusqu’à plus récemment l’atterrissage de Curiosity en 2012 et de Perseverance il y a de cela quelques jours.

À titre d’exemple de complémentarité, pour reprendre mon propos pour votre première question, Mars 2020 a pour but de rechercher une forme de vie microbienne et de recueillir des informations pour préparer les prochaines missions sur Mars, y compris humaines.

La mission de Curiosity, qui est toujours en cours, se concentre sur la caractérisation de l’environnement martien et sur la recherche d’éléments de vie tels que l’eau.

Les deux astromobiles, Curiosity et Perserverance, sont sur deux sites différents, à quelques milliers de kilomètres d’un de l’autre, sites choisis en fonction de leurs objectifs respectifs. Les deux missions scientifiques sont complémentaires.

Mars 2020 est pensée pour contribuer à cette fascinante aventure scientifique et technologique, qui faut-il le rappeler est une opportunité pour donner naissance à des technologies de pointe avec des applications dans plusieurs domaines, non limités à l’exploration spatiale.

On peut citer le cas du développement de technologies de la navigation et de la robotique. Tout cela devrait, in fine, nous permettre d’accroître nos connaissances sur Mars et notamment sur la composition de sa surface et son environnement atmosphérique, mais également d’en tirer profit dans plein d’autres secteurs de notre vie, … sur Terre.

Comment l’astromobile Perseverance est-il piloté ?

Perseverance est un rover conçu pour être grandement autonome. Il a à son bord une batterie nucléaire qui l’approvisionne en énergie et deux ordinateurs pour opérer et contrôler le rover.

Un de ces ordinateurs contrôle certaines opérations quant au deuxième, il reste « sur le banc de touche » et n’entrera en fonction que pour remplacer le premier si nécessaire.

Le tout est suivi et mis sous la responsabilité d’équipes opérationnelles. Ces opérations comprennent la surveillance des paramètres vitaux du rover, le cas échéant l’apport de correctifs à certaines fonctions, et la mise en route de la communication avec l’infrastructure basée sur Terre et avec les orbiteurs spatiaux se trouvant autour de Mars.

De plus, l’équipe de scientifiques et d’ingénieurs de Mars 2020 transmet, suivant un protocole prédéfini, des commandes pour le fonctionnement des divers instruments embarqués à bord de Perseverance.

Ces commandes dépendent, en grande partie, des expériences scientifiques programmées et à effectuer, évidemment, en toute sécurité. Pour des raisons de besoins de puissance et de bande passante (communication), tous les instruments et toutes les fonctions du rover ne sont pas activés au même moment. La coordination est assurée par des équipes d’ingénieurs et scientifiques.

Quel est le coût de cette mission ? Qui la finance ?

D’après les chiffres communiqués publiquement, le budget de la mission Mars 2020 pour la Nasa est d’environ 2,8 milliards de dollars dont un peu moins de 80 % ont servi pour le développement du rover Perseverance et de l’hélicoptère Ingenuity.

Le reste du budget concerne le lancement ainsi que les opérations de suivi de la mission. Il serait naïf de voir cette mission uniquement sous l’angle du coût ; l’histoire du développement de certains pays montre que les retombées de la recherche scientifique et du développement technologique, notamment dans le domaine spatial, sont nombreuses, variées et positives.

Cette mission, tout comme celles qui l’ont précédée, produira des opportunités pour le développement de technologies et des innovations dans des domaines tels que la recherche de l’eau sur Terre, l’environnement, l’agriculture, la santé humaine et planétaire, la recherche et l’exploitation minière, les nouveaux matériaux, la navigation, les télécommunications et la sécurité informatique pour n’en citer que ceux-là.

Quel rôle avez-vous joué dans cette mission ?

Je suis un physicien qui s’intéresse aux questions liées à l’interaction de la lumière avec la matière. Depuis quelques années, je suis particulièrement intéressé par la recherche sur les signatures spectrales qui proviennent de telles interactions mais dans des environnements relativement complexes, tels que celui de Mars ou des échantillons biomédicaux. Les signatures spectrales sont, si je puis dire, des empreintes digitales de la matière. Ces environnements sont formés fondamentalement d’atomes et d’ions, et bien sûr, de molécules bien plus complexes. Pour mieux les comprendre, il est utile que certaines de leurs études se fassent par des techniques qui touchent au fondamental de la matière : l’atome. L’une de ces techniques est justement utilisée par un des instruments à bord de Curiosity et qui s’appelle ChemCam. Mon rôle dans la mission Curiosity consiste à contribuer à l’analyse des signatures spectrales acquises par cet instrument. Pour la mission Mars 2020, j’ai contribué, avec une cinquantaine d’autres chercheurs, à développer le plan de recherches des analyses des spectres qui seront acquis par le nouvel instrument basé sur ChemCam, et qui s’appelle SuperCam.  Je contribuerai à l’analyse des données spectrales qui nous parviendront de Perseverance et en particulier à l’étude de l’impact de la variabilité de la distance entre le laser et les échantillons martiens sur les spectres mesurés et leurs compositions géochimiques.

Pour mon profil : https://mars.nasa.gov/people/profile/?id=23253

Quel rôle peuvent jouer les entreprises privées, comme SpaceX, dans la conquête de Mars ?

Des sociétés américaines privées telles que SpaceX et d’autres ont déjà réalisé des opérations spatiales en orbite terrestre. Il me semble que les sociétés spatiales privées seront à l’avant-garde de projets spatiaux, y compris les missions sur Mars.

Des sociétés non américaines feront très probablement partie de cette « course ». Si cela se réalise, l’humanité, et pas seulement l’occident, aura plus d’opportunités pour influer sur la manière de penser l’avenir de l’exploration spatiale humaine, et en particulier de la présence – que je préfère au terme « colonisation » – humaine sur la Lune ou sur Mars.

« En somme, n’achetez pas un billet aller-retour Terre-Mars, du moins pas tout de suite »

Quels sont les risques d’envoyer des humains sur Mars ? Est-il possible d’envoyer et de faire revenir des astronautes depuis Mars ?

Les risques sont grands et même énormes à cause, entre-autres, des radiations bien plus intenses que celles que l’on a sur Terre, des températures extrêmes, et de l’absence d’oxygène nécessaire pour les humains et bien sûr les risques du voyage de la Terre à Mars.

Ceci dit, ces risques sont aussi des opportunités pour le développement de nouvelles technologies. Comme toute expédition, l’essentiel est de bien se préparer.

Les risques sont identifiables, mesurables en termes de probabilités d’occurrence et de sévérité. En dessous d’un certain seuil, les risques sont assumés. Aujourd’hui, la technologie ne permet pas de faire revenir un humain depuis Mars. Une des raisons est la mince couche de l’atmosphère de Mars.

Il y a des défis scientifiques et technologiques très importants qui doivent d’abord être relevés. En d’autres termes, et à ma connaissance, cette éventualité n’est pas d’actualité pour les quelques décennies qui viennent. En somme, n’achetez pas un billet aller-retour Terre-Mars, du moins pas tout de suite.

Pourquoi explorer une planète à priori inhabitable ?

Dans cette question, presque tout est dans « à priori ». Le fait qu’une opinion soit partagée par un grand nombre de personnes pendant longtemps ne veut pas dire qu’elle soit vraie.  On explore Mars justement pour en savoir plus sur cette question. Lorsque l’on cherche des réponses à des questions bien posées en utilisant la méthode scientifique, ce processus conduit généralement à de nouvelles découvertes qui elles-mêmes peuvent produire de nouvelles technologies.  C’est pour cela que certains pays ont choisi d’investir des milliards de dollars dans l’exploration de Mars. De telles missions génèrent des « gains » massifs en connaissances, en inspirant leur jeunesse à découvrir, à créer et à innover, et en créant de nouvelles perspectives pour le développement de nombreux domaines technologiques qui peuvent avoir des apports intellectuels, sociétaux et économiques positifs. Je dirai, en plus, que quand on fixe un objectif, aussi lointain soit-il, c’est bien de l’atteindre, mais le chemin qui nous y emmène n’est pas moins intéressant.

Qu’est-ce qui aura lieu en premier selon vous : le premier humain sur Mars ou le retour de l’humain sur la Lune, notamment dans le cadre du programme Artemis ?

La Nasa prévoit de faire atterrir la première femme et le prochain homme sur le pôle sud lunaire d’ici 2024, autant dire bientôt. L’objectif est d’y établir une présence durable en orbite et à la surface pour faciliter une présence sur et autour de la Lune.

Ceci dit, Mars est la prochaine frontière pour les explorateurs de l’espace. Toutefois, il y a de nombreux problèmes qui doivent d’abord être résolus avant que les humains ne puissent s’y établir.

De plus, il y a le développement de la robotique qui rend la présence humaine sur Mars de moins en moins attractive, c’est du moins mon avis.  Nous avons donc plus de chances de voir des humains sur la lune avant de les voir sur Mars. À titre d’information, en 2017, le gouvernement de Dubaï a annoncé son intention de créer le premier établissement humain sur Mars … d’ici un siècle.

« L’Algérie peut jouer un rôle dans le domaine spatial »

Les Émirats sont le premier pays arabe à envoyer une sonde sur Mars. L’Algérie peut-elle un jour jouer un rôle dans la conquête spatiale et comment ?

J’ai eu le privilège de visiter le Mohamed bin Rashid Space Center à Dubaï et d’apprécier l’excellent travail que les ingénieurs émiratis font. Je saisi cette opportunité pour les féliciter pour avoir mis Hope sur orbite autour de Mars. C’est un grand succès car ce n’est pas une mince affaire.

Cette prouesse technologique fait déjà des Émirats arabes unis un acteur dans la conquête de l’espace et va ouvrir, pour ce pays, de nouvelles opportunités aussi bien scientifiques que technologiques.

De plus, tout comme les missions spatiales des autres pays, Hope va inspirer plusieurs générations et aura des retombées positives sur le pays lui-même et probablement sur sa région.

Je tiens aussi à féliciter mes collègues Chinois pour leur excellent travail. Ils ont réussi à mettre la sonde Tianmen 1 en orbite autour de Mars. Je leur souhaite beaucoup de réussites pour l’atterrissage de Tianmen 1 sur le sol martien.

Quant à notre pays, il recèle de nombreux atouts et surtout un riche capital humain dans beaucoup de domaines y compris le spatial. Je tiens d’ailleurs à féliciter les jeunes du groupe « ActinSpace-Algeria » qui font un travail remarquable et à les remercier de m’avoir invité à participer à quelques-unes de leurs activités.

Notre pays peut jouer un rôle dans le domaine spatial, d’ailleurs il le fait déjà par le biais de l’Agence spatiale algérienne. Il va sans dire que tous les pays, y compris l’Algérie, ne doivent pas nécessairement avoir un programme sur Mars pour jouer un rôle dans ce domaine.

Il serait peut-être plus judicieux que le programme spatial serve le développement économique, scientifique et technologique de notre pays. Il peut servir, par exemple, au développement de l’agriculture et à la surveillance et à la protection du territoire.

Quant à comment, il est nécessaire d’abord d’avoir une vision, des priorités, et des données fiables et précises sur, justement, nos ressources notamment humaines. Un ingrédient de taille, en sciences et technologies et dans bien d’autres domaines, l’ouverture sur le monde est aujourd’hui nécessaire plus que jamais.

En effet, des études montrent que plus une nation est ouverte et engagée au niveau international en termes de collaborations et de mobilité des chercheurs, plus l’impact de son travail scientifique et technologique est significatif sur sa société.

Il ne faut pas se contenter de transfert de technologies, qui souvent n’a de transfert que le nom, mais de faire partie des équipes qui développent les nouvelles technologies.


 

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