Algérie / Mort de Kamel Fekhar : Le projet de société en question

«Quand ils sont venus chercher les communistes. Je n’ai rien dit. Je n’étais pas communiste. Quand ils sont venus chercher les juifs. Je n’ai pas protesté. Je n’étais pas juif. Quand ils sont venus chercher les catholiques, Je n’ai pas protesté, Je n’étais pas catholique. Puis ils sont venus me chercher. Et il ne restait personne pour protester» Pasteur Niemoller  

Cette citation du Pasteur Niemoller qui eut à se battre contre la nazisme nous met en garde contre l’indifférence qui comme l’écrit si bien Antonio Gramsci est une forme de lâcheté… De compromis en compromis avec les forces négatives nous arrivons à la compromission. Ce qui s’est passé nous interpelle et il ne suffit pas d’une minute de silence et même d’une commission pour, dit-on faire la lumière pour passer à autre chose. Nous ne devons pas passer à autre chose avant une anamnèse de ce qui s’est passé, pourquoi cela s’est passé ? Et comment conjurer le retour pour qu’il n’y ait plus jamais cela La mort du docteur Fekhar nous rappelle celle du journaliste Mohamed Tamalt, condamné pour offense au chef de l’Etat , mort en détention après une grève de la faim. La mort du docteur Fekhar n’est que la partie visible d’un iceberg des non-dits des renvois aux calendes grecques d’un problème récurrent celui du projet de société et de l’idée de Nation qui devait être un héritage indivis et un plébiscite de tous les jours comme l’écrit si bien Renan.

Les faits  

Le militant des droits humains, Kamel Eddine Fekhar, décédé en prison, a été maltraité les derniers jour de sa vie dans la prison de Ghardaïa et dans le pavillon carcéral de l’hôpital de la même ville, M. Kamel Eddine Fekhar qui a été arrêté le 31 mars dernier, où il est resté en garde à vue pendant 48 heures chez la police, il a ensuite été présenté devant le procureur de la République puis le juge d’instruction de la première chambre du tribunal de Ghardaia. Ce dernier avait décidé de l’incarcérer avant de voir son dossier. Selon l’avocat, il y a 14 chefs d’accusations dans le dossier, parmi lesquels la diffamation, atteinte à un corps constitué, incitation à attroupement armé, atteinte à l’unité nationale…

« Ce pack d’accusations est sorti à chaque fois que quelqu’un critique les autorités et que cette critique ne leur plaît pas. Ils pensent que quand on lance des poursuites et quand on utilise la mise en détention provisoire, les gens auront peur et arrêteront de critiquer les autorités. Avant son hospitalisation, il a été incarcéré dans une pièce de 02 m², en compagnie de son co-détenu, Hadj Brahim Aouf. (…) Après la dégradation de l’état de santé de Fekhar et son co-détenu, ils ont été transférés à l’infirmerie de la prison où ils ont passé 10 jours sans traitement. Là aussi les conditions d’hygiènes étaient jugées dégradantes par l’avocat qui a pu rendre visite aux détenus.  Ils ont été, là aussi, très mal pris en charge, aucun confort ne leur a été assuré» (1).

Les réactions  

La nouvelle de sa mort a bouleversé les Algériens et suscité une avalanche d’indignation, à l’internationale. Comment est-il possible de laisser mourir en prison un détenu politique et d’opinion durant l’Algérie de la révolution du Sourire qui a ému le monde? Les réactions furent nombreuses surtout dans ce contexte social propice aux protestations dans la superstructure et ses façons de faire, bien que les chefs ne soient plus là. Il en est ainsi du corps judiciaire qui devrait aussi faire son aggiornamento, notamment, en dénonçant les responsables zélés qui en rajoutent pour plaire aux princes du moment et en recueillir quelques avantages. La question qui se pose est la suivante : Est-ce que les juges sont au-dessus de toute critique ? Qui doit juger les juges en cas de défaillance ? Il faut bien convenir, mise à part quelques individualités dont il faut saluer le courage qui ont eu la dignité de protester de ne pas cautionner et naturellement de compromettre leur carrière pour la vision qu’ils avaient d’une justice impartiale. Il en est ainsi de l’ancien procureur qui a eu le courage de lancer un mandat d’arrêt international contre l’ancien ministre de l’Energie, il fut destitué et jeté aux oubliettes. Il vient d’être réhabilité, la Révolution tranquille étant passé par là !

Les manifestants qui sont sortis à Ghardaïa ont scandé des slogans hostiles au pouvoir. Les mêmes qu’on a l’habitude d’entendre en Kabylie, « Pouvoir assassin ! », et des appels au wali pour quitter la wilaya :

« Le wali, dégage !», une façon pour les protestataires de signifier leur non-reconnaissance de l’autorité de l’Etat dont ils réclament le départ. Les manifestants brandissaient le drapeau berbère. (…) Pour ce 15e vendredi de manifestations, une nouvelle figure fait son entrée parmi les contestataires qui sont nombreux à brandir des photos et slogans, en hommage au militant des droits de l’Homme, le Docteur Kamel Eddine Fekhar. (2)

L’épouse a bien fait observer que le détenu avait perdu réflexes et sens mais n’a pas été entendue. Manifestement, il y a au mieux «non-assistance à personne en danger», au pire, «préméditation» comme n’hésitent pas à le dire les proches du défunt » (3) Me Dabouz avocat du docteur Fekhar accuse aussi, le médecin des deux militants, notamment dans le cas de Fekhar de « non-assistance à une personne en danger, vu que ce dernier refusait de soigner Fekhar et de discuter avec lui, de son cas de santé qui était très délicat ». « Il a commencé à perdre la mémoire. Même sa femme m’a appelé la veille de son décès pour me dire qu’il ne l’a même pas reconnue », révèle Me Dabouz.

Une Commission d’enquête  

La commission a été chargée par le ministère de la Justice d’enquêter de manière «approfondie» sur les circonstances de ce décès constaté à l’hôpital «Frantz Fanon» de Blida.Y prennent part des magistrats, des fonctionnaires des ministères de la Justice, de l’Intérieur et de la Défense. Il semble que l’exécutif ( justice et wilaya ) se partagent la responsabilité de ce qui s’est passé:

« Le procureur général Mohamed Bensalem devra s’expliquer pour la première fois. (…) Trop puissant pour condescendre à écouter les plaintes de deux humains, le haut magistrat n’a rien entendu jusqu’au moment où un cri d’épouvante a jailli du fond de la société, diffusant son écho au-delà des frontières où la mort de Fekhar couvre le pays d’opprobre. Composée de représentants de la présidence, du ministère de la Défense et du ministère de la Justice, elle a déjà entendu le procureur général, considéré comme le principal responsable de la tragédie. »(3)

« Preuve que le pourvoir du procureur Mohamed Bensalem est déjà entamé, il n’a pas empêché la libération de Hadj Brahim Aouf, qui a partagé la cellule de M. Fekhar. À l’heure où le respect de la Constitution est érigé au rang de dogme, le magistrat et ses complices doivent partir comme le demande la population locale qui les accuse de maints dépassements. Comment a-t-il (le pouvoir) permis un tel acte au moment où plus de 22 millions d’Algériens sortent, quotidiennement, se battre pour l’instauration d’un Etat démocratique et de droit et pour reprendre sa liberté, quand on la cote d’un digne fils de ce pays chèrement libéré des griffes du colonialisme, puis de l’islamisme et du régime autoritaire et dictateur.  L’affaire Fekhar restera gravée dans l’histoire algérienne, « lui qui est mort parce qu’il voulait tout simplement vivre libre», (3)

Qui est le docteur Kamel Eddine Fekhar ?

Kamel Eddine Fekhar, né le 1er janvier 1963 à Ghardaïa est un médecin et militant politique algérien. Militant des droits de l’Homme dans la région de Ghardaïa, emprisonné à plusieurs reprises et est décédé à l’hôpital de Blida après une grève de la faim. Il étudie la médecine et travaille dans les hôpitaux algériens en tant que médecin. Licencié par l’administration locale, il ne reprend plus son travail malgré une décision de la justice pour le réintégrer. Le wali actuel affirme qu’il l’a autorisé à ouvrir une cabinet. Il est devenu militant de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’Homme (LADDH), où il a été arrêté et emprisonné plus d’une fois.  Il a rejoint le Front des forces socialistes, en 1999, a assumé des responsabilités pour occuper un poste au Secrétariat national, en plus de superviser la fédération de Ghardaïa, mais il a été expulsé du parti(… » Il n’avait pas caché d’être influencé par l’idée d’autonomie proposée par Ferhat Mehenni.»(4)

Le Collectif des Mozabites d’Europe dénonce le wali de Ghardaïa 

Pour le président du Collectif Abddallah Zekri, le décès de M. Fekhar est «la conséquence directe d’une détention arbitraire orchestrée par le wali de Ghardaïa et une justice aux ordres». «Kamel Eddine Fekhar, militant politique, était un détenu d’opinion. Il n’avait commis ni délit ni crime. Les institutions judiciaires et carcérales du pays portent la pleine et entière responsabilité de son décès. «Les autorités locales méprisantes à l’égard de la population mozabite et notamment le wali Azzeddine Mechri se sont acharnés contre lui, parce qu’il était militant politique et parce qu’il était Mozabite. Il a subi depuis 2001 un véritable harcèlement judiciaire », Aujourd’hui, le procureur général Mohamed Bensalem pour avoir causé la détention arbitraire de Kamel Eddine Fekhar c’est dire que le système porte une lourde responsabilité dans le décès de ce martyr de la liberté », décrit le texte. En conséquence, le Collectif affirme se joindre à la population locale pour « réclamer le départ immédiat du procureur général Mohamed Bensalem, du juge d’instruction et tous ceux qui sont impliqués dans cette triste tragédie, sans oublier Azzedine Mechri, wali de Ghardaïa, accusé de division et de corruption».(5)

Historique des événements de Ghardaïa  

Pour comprendre les fondements de la situation actuelle il est intéressant d’en faire l’archéologie et comprendre comment ces évènements font partie d’un contentieux qui n’a jamais été traité sérieusement. On réagit toujours à chaud. Comme nous le lisons dans la publication suivante, pour la période récente tout commence au début des années 80 : « En 1984, des affrontements causent plusieurs dommages, notamment des magasins incendiés ainsi que des blessés.

De nombreux différends, notamment d’ordre foncier, opposent les communautés Chaâmba et berbères (Mozabites), qui cohabitent depuis des siècles. Des litiges fonciers sont aussi à l’origine d’échauffourées en 1985, en 1991 et en 2004 entraînant des blessés ». En 2008, de rudes confrontations entre deux communautés à Berriane font plusieurs morts ainsi que des blessés En 2009, à Berriane, il est fait état de plusieurs blessés. Depuis 2013, la région connaît régulièrement des heurts entre populations arabophones et populations berbérophones. (…) En 2014, à la suite des affrontements dans la région, 10 mille policiers et gendarmes sont déployés pour contenir les rivalités entre communautés. En juillet 2015, dans la vallée du Mzab, des affrontements font au moins 22 morts et des centaines de blessés . La cause de ces affrontements serait des conflits fonciers entre les deux communautés, conflits exacerbés par les différences religieuses entre Châambas sunnites et mozabites ibadites Après les affrontements, l’armée prend le contrôle de la ville de Ghardaïa » (6)

Les causes profondes.  Les racines de la mal-vie 

C’est un lieu commun pour les boutefeux de caractériser le conflit à Ghardaïa comme étant un conflit ethnique ou religieux ( rite ibadite contre rite sunnite). Pourtant et comme l’écrit en réaction aux événements, l’anthropologue Ahmed Bennaoum, le conflit à Ghardaïa n’est pas ethnique puisque les Chaâmbas sont berbères Zénètes arabisés (7) Par contre ce qui peut être le facteur principal, c’est l’espace qui font que des populations allogènes venues s’installer après le boom pétrolier ont déséquilibré le tissu démographique à la foi, au niveau du nombre mais aussi au niveau social: «La région est confrontée à une lutte pour l’appropriation d’un espace de plus en plus réduit sur fond de libéralisation économique et l’arrivée de nouveaux habitants menace l’équilibre démographique largement favorable aux Mozabites, majoritaires dans la région. Depuis les découvertes pétrolières, à la fin des années 1950, la population de la région a été considérablement modifiée et Ghardaïa est devenue le chef-lieu d’une wilaya. La région a été déstabilisée par des intervenants extérieurs liés aux intérêts économiques (…).  De même, des populations sont venues de toute l’Algérie s’installer dans une région où vivent depuis des siècles des communautés solides, ce qui a engendré des rivalités sociales et économiques entre les migrants pauvres et les Mozabites mieux organisés ainsi que l’introduction récente du wahhabisme.(7) Indépendamment de la manipulation que l’on ne peut pas exclure eu égard, les citoyens de Ghardaïa estiment que l’Etat n’assure pas leur sécurité et que le problème dure depuis trop longtemps.

Les causes classiques sont connues: manque de perspective, manque de projets de développement, propagation des fléaux sociaux. La majorité des jeunes Ghardaouis sont insatisfaits des projets de développement réalisés dans leur wilaya. Les élus et notables dénoncent la drogue. Ce sont les barons de la drogue et du crime qui seraient derrière ces incidents. Est-ce que la morale à l’ancienne est suffisante avec une jeunesse «facebookisée» qui étouffe et qui ne voit pas de perspective. La gestion de la crise par la « tribalisation » de la société, avec des accords avec des chefs qui ont, de moins en moins, de légitimité ne mène pas loin. Car les vrais interlocuteurs devraient être les citoyens, c’est à l’Etat régalien d’affirmer la citoyenneté de chacun.  

Une autre cause tout aussi importante, le docteur Kamel Eddine Fekhar a toujours assumé sa tentation d’autonomie pour la « communauté mozabite » Justement une publication nous parle d’Union Sacrée entre les trois mouvements amazigh. C’est une des facettes du docteur Fekhar qui en est arrivé à cette solution au vue pense-t-il du traitement par l’Etat de la communauté mozabite. Une rencontre controversée a eu lieu, à Paris, en 2014. Nous lisons:

« Union sacrée de la Kabylie, du M’zab et des Aurès. Rencontre historique sur le parvis des droits de l’Homme, à Paris, entre Ferhat Mehenni, le président du gouvernement provisoire kabyle en exil, Kameleddine Fekhar, militant des droits de l’Homme et défenseur de l’identité et de la culture mozabites et de Yella Houha, fondateur du Mouvement autonomiste chaoui (MAC).  Le 20 avril 2014 restera dans les annales de l’Histoire des peuples amazighs. La commémoration des printemps amazigh de 1980 et noir de 2001, événements fondateurs pour l’éveil de la conscience identitaire kabyle, en particulier et amazigh (berbère) en général, a permis aux peuples frères que sont les Kabyles, les Mozabites et les Chaouis de se réunir sur le parvis des droits de l’Homme et de rappeler au monde entier leur droit à la liberté, au respect de leurs langues et cultures respectives et à l’autodétermination pour la Kabylie.»(8)

Le modèle sociologique et de développement des citoyens algériens de rite ibadite   

Le modèle social mozabite est basé sur une forte solidarité entre membres de la communauté. Il est perçu parfois comme un « empêchement à l’adhésion à la nation » dans un pays dirigé par un pouvoir politique centralisé où l’injonction est faite à la renonciation à sa spécificité, vue comme un processus de désintégration.

« Depuis sa création, écrit l’universitaire Rostom Djazaïri, le M’zab est devenu une terre de repli, de paix et une fin en soi. Et les Mozabites s’abstenaient de tout prosélytisme pour leur rite. C’est l’Islam humble, attractif, non démonstratif, serein, et loin de tout positionnement social, politique ou autre. L’attachement sans fin des Mozabites au M’zab n’a jamais été exclusif de leur enracinement profond dans leur Algérie à travers les siècles, durant lesquels leur disponibilité totale pour la servir est indiscutable. Le M’zab venait de faire, généreusement, don au peuple algérien de l’un des symboles de tout Etat indépendant: l’Hymne national.   C’est pour le M’zab, un témoignage es-qualité de son identification à cet être (l’Algérie) qui est le sien.»(9) 

« Sur le plan de l’effort et du sacrifice humain: dans le néant du désert aride où les eaux pluviales sont d’une grande rareté, et les sécheresses se relaient de manière cyclique, atteignant souvent jusqu’à sept ans d’absence de crue, surgit, dans une incroyable aventure de la création humaine, une oasis artificielle, verdoyante et défiante, mettant au pas les ingratitudes des terres et des cieux dans un élan de courage et d’abnégation qui dépassent l’entendement.      Cette oasis, témoin vivant du génie humain, est l’expression conjuguée du labeur, de la persévérance, de la patience, et de l’endurance, fruit de l’amour n’tmourt.[ du pays, ndt] C’est par touches successives, opiniâtrement, plants après plants, lopins après lopins, puits après puits, parcelles après parcelles que les palmeraies du M’zab ont jailli. En outre, le système du partage des eaux, rajoute au génie humain et au travail valeur suprême, l’admirable ingéniosité de l’esprit imaginatif et l’équité du partage du don de Dieu que sont les pluies pourtant rares.»(9) 

Appel à l’unité du pays  

Dans une contribution en 2015 après les évènements de Ghardaîa, l’avait appelé à l’unité du pays: Encore une fois, dans l’Algérie du sud, la situation à Guerrara et Ghardaïa s’est dégradée. Au-delà des motifs qu’il faudra, nécessairement, chercher dans le cadre d’une enquête impartiale, le sang des Algériens a coulé pour un motif que l’on pensait ne pas toucher : l’identité. Pour l’histoire, pendant la période de l’indépendance et jusqu’à la mort de Boumediene il n’y eut pas de problèmes pour le vivre-ensemble, le premier grand clash a eu lieu durant le Ramadhan de 1985 entre les Mozabites de Ghardaïa et les M’dabih. Il est donc malvenu de restreindre ces évènements à seulement ces deux dernières années. La brusque flambée de violences a été déclenchée, mardi peu avant minuit lorsque des hommes aux visages masqués et armés de fusils de chasse ont ouvert le feu sur des habitants, selon une version des faits non confirmée.(10) 

Il est curieux de constater que les intellectuels que nous sommes sont plus enclins à signer des pétitions dans tous les sens – comme celle de protéger la Fac des sciences, objet de la dernière pétition – que de se sentir interpellés par le drame de Ghardaïa. Faut-il rappeler mes multiples mises en garde contre cette bête immonde de la division? Les mêmes causes produisant les mêmes effets, un feu mal éteint depuis 30 ans. Comme dit le proverbe amazigh « Isgharen irqaqen serghayen izuranen ». « Les brindilles mettent le feu aux grosses bûches.»  

Justement nous sommes au XXIe siècle et peut-être les jeunes Algériens de Ghardaïa n’ont pas de problème avec la modernité. Ils sont comme les autres jeunes du pays en contact avec la blogosphère facebook. Je me souviens que pendant la parenthèse de l’ouverture des médias de la libération de la parole en 1990, les autres citoyens algériens découvraient un orchestre de musique des jeunes Mozabites. Nous le voyons aussi avec les universitaires algériens de ce rite quand ils sont dans les grandes villes ils s’adaptent et globalement leur spécificité est diluée dans le vivre-ensemble et ce qu’on appelle la modernité.

De mon point de vue, un aggiornamento de ces citoyens algériens de rite ibadite s’impose. Il est vrai que le challenge est de taille, comment aller vers la modernité et la crainte de la dilution de la spécificité, sans perdre son âme. Il faut bien le dire que l’Etat ne fait rien pour accompagner les citoyens vers l’ouverture de la modernité. Les citoyens algériens de rite ibadite savent ce qu’ils vont perdre en termes de cohésion de solidarité, mais ils ne savent pas ce qu’ils peuvent gagner en larguant les amarres de leur « identité ». D’où la tentation des extrêmes croyant trouver dans l’autonomie et pire la partition une réponse à leurs interrogations. C’est peut-être cela qui devrait être discuté dans le cadre du vivre ensemble chantier du futur président. Les Algériennes et les Algériens de rite ibadite devraient de mon point de vue, dans tous les cas comme les autres concitoyens, rentrer la modernité avant de la subir. C’est un phénomène planétaire qui lamine même les identités que l’on croyait gravées dans le marbre. Cet aggiornamento devra définir un nouveau être ensemble qui préserve l’essentiel.

Qu’est-ce qu’être algérien au XXIe siècle?  

Depuis l’indépendance, le problème du projet de société a toujours été éludé, Pourquoi ? Nous sommes en 2019, il y a encore des Algériens qui s’identifient à leurs tribus, leurs régions, leurs quartiers, mais jamais en tant qu’Algériens. Il y a ceux qui sont encore arrimés, mentalement, à une sphère moyen-orientale au nom d’une arabité de la résurrection (El Baâth), mâtinée de religiosité, Mieux encore. Benbella a clos le débat identitaire d’un véhément: «Nous sommes arabes, nous sommes arabes, nous sommes arabes!». il y a ceux qui pensent qu’il faut en revenir au socle rocheux amazigh maghrébin. Il y a ceux qui pensent qu’il faille s’arrimer à l’ancienne puissance coloniale pour trouver le salut ! On annonce, çà et là, des partitions en cours dans les pays arabes. Nous avons, tous, en tête la partition de l’Irak en trois régions, la partition du Soudan et le chaos qui s’en est suivi; la guerre civile en Libye qui n’a plus les attributs d’un Etat, le calvaire syrien et dit-on, le projet de partition actuel du Yemen en six régions. 

Tout ceci est la conséquence de l’incurie arabe qui a donné lieu au Mepi (Middle East Partenaireship Inititiative). Plus que jamais nous sommes victimes d’un Rapport ,le Rapport Lugano conçu par l’Empire et dont le message global est celui de provoquer l’errance identitaire qui touche, à des degrés divers, tous les pays et d’une façon dangereuse les pays vulnérables. Sommes-nous Algériens par la naissance, par la religion, par l’ethnie ou par la présence lointaine dans le pays? Toutes ces questions attendent d’être résolues. Sommes-nous une nation? Le jeune Algérien dont la conscience est ouverte à tout vent, du fait d’une éducation désastreuse, de médias indigents et d’une sous-culture, s’identifie au gré des vents à son quartier, à sa tribu, à son ethnie, rarement il ne se sent algérien.(11)  

Cette inquiétude serait due au système qui a toujours gardé le flou. Cela c’était avant le 22 février 2019; avènement de la Révolution Tranquille. Tout devrait changer et peut-être que les positions extrêmes auxquelles ont été confrontés certains n’ont plus raison d’être, avec un Etat soucieux d’apaisement un Etat de tous les citoyens sans exclusifs. Comment conjurer les démons de la division et aller vers le vivre-ensemble? Renan formule l’idée qu’une nation repose à la fois sur un héritage passé qu’il s’agit d’honorer, et sur la volonté présente de le perpétuer. L’avènement d’une nation passe par une Histoire assumée par tous.

Les dangers qui guettent l’unité du pays  

S’agissant des nuages qui s’accumulent autour de l’Algérie, les événements de Ghardaïa ne sont pas à minimiser, nous nous souvenons avec douleur de Tiguentourine, nous croyons à tort que nous ne sommes pas concernés, que nous avons payé, que le « printemps arabe » pour nous c’était octobre 1988 et que non satisfaits de cela nous nous sommes étripés à qui mieux mieux, pendant une dizaine d’années sous le regard indifférent de l’Occident qui comptait les points. 200.000 morts plus tard, nous en sommes au même point. Les évènements de Ghardaïa ne doivent pas être minimisés. Ainsi « Le célèbre journaliste palestinien Abdel Bari Atwan avait lancé à l’époque un véritable pavé dans la mare. Dans son éditorial il est revenu sur les événements tragiques et sanglants qui ont secoué l’Algérie à travers la région de Ghardaïa. « Il y a un plan diabolique qui vise à transformer l’Algérie en une autre Syrie », avertit tout simplement Abdel Bari Atwan qui a dirigé pendant des années le célèbre journal arabophone al-Quds al-Arabi, un prestigieux quotidien basé à Londres. « L’Algérie est visée. Et quand nous disons qu’elle est visée, c’est parce que les informations en notre possession sont très fiables. Les promoteurs du scénario sanglant qui est en train de ravager la Syrie veulent l’exporter vers l’Algérie»».(12)

Quelles seraient les solutions ?  

Nous sommes plus que jamais vulnérables. Ainsi en implantant en dehors de toute logique, toute rationalité pédagogique des lycées, dans chaque village, un centre universitaire pratiquement par wilaya, c’est assurément un non-sens pour le vivre-ensemble, on condamne le jeune à naître, à faire sa scolarité, son lycée et ses études « universitaires » ou réputées telles et à y mourir dans la même ville ne connaissant rien de l’Autre algérien L’Algérie se réduit, pour lui, à sa ville à ses traditions, aussi nobles soient elles, mais qui pour certaines tournent le dos à la modernité et de ce fait, contribuent à lui briser les ailes s’il veut s’élancer vers la modernité. Le grand drame des Algériens, c’est qu’ils ne se connaissent pas pour s’apprécier. Il fut une époque où ce type de conflit, peut-être latent, n’avait pas cours. Des institutions comme le Service national outre le fait qu’elles participaient à l’édification du pays, étaient le creuset du vivre-ensemble et ciment de la nation. De plus, le développement des lycées et des écoles ne s’est pas conçu comme une instance à la fois de savoir et de brassage. Résultat des courses, chaque « communauté », ce mot est cependant dangereux, a ses propres écoles et lycées, voire institutions culturelles. Les deux communautés à Ghardaïa ne se rencontrent qu’à l’interface commerciale réduite à sa plus simple expression.  

Les partis politiques ont une mission historique, celle de contribuer à sauver le pays sans rien demander en échange. Le peuple se souvient, le moment venu, de ceux qui jouent les Ponce Pilate alors que le feu est dans la maison Dans ce type de situation, la politique de l’autruche n’est pas une option. Dans les pays démocratiques dans les crises graves du pays, l’opposition est consultée. Pourquoi pas chez nous? Le jacobinisme, hérité de l’ancienne puissance coloniale, a montré ses limites. Il est temps d’innover et d’élaborer un projet de société fédérateur pour le XXIe siècle .Peut-être que l’instauration graduelle d’un État fédéral trouvera sa justification. L’autonomie des régions est une alternative à envisager. Les USA sont formés de 50 Etats. La Suisse est un pays fédéral. Il est composé de 26 cantons (chacun de ces États possède un gouvernement (qui gère l’exécutif), et un Parlement (pour le législatif). La vie politique citoyenne est très décentralisée, les cantons et communes jouant un rôle important. Ajoutez l’Allemagne, l’ Autriche, l’Australie, le Canada, la Belgique, etc. 

Tous ces pays ont une qualité de vie qui atteint la perfection. Seule l’armée, le système éducatif, la monnaie et le drapeau sont des invariants de l’Etat fédéral Peut-être que les centres de recherches universitaires pourraient y contribuer par des recherches pour évaluer les enjeux. Plus que jamais nous devons nous unir pour conjurer les périls. L’effritement identitaire est un projet planétaire, notamment décrit dans le rapport Lugano qui postule en direction des nations faibles; les citoyens de ces pays doivent passer leur temps à se demander ce qu’ils sont, qu’à se mettre au travail, à s’instruire, à s’éduquer. C’est ce qui nous arrive ! Le M’zab, bâti depuis des siècles sur des valeurs arabo-islamiques, fait partie intégrante de l’Algérie. Et à ce titre, tous les citoyens de Ghardaïa, sans discrimination aucune, sont des Algériens à part entière; ils ont le droit imprescriptible d’y vivre dans la sécurité et la paix, sous la protection de la loi et du droit qui garantissent l’inviolabilité de leur vie et de leurs biens. Qu’on prenne garde! Nous devons barrer la route à l’aventure et mais sans nous gargariser de mots – l’Algérie du million de martyrs, nous avons déjà payé…. – La bête immonde de la partition qui a eu raison de civilisations millénaires aussi prestigieuses, comme l’Irak, la Syrie, ne nous fera pas de cadeaux.

Avec des convictions pareilles partagées par le plus grand nombre. Les tentatives de fitna (chaos) n’ont pas d’avenir. C’est assurément l’un des chantiers prioritaires de la deuxième République, le futur président devra proposer aux citoyennes et aux citoyens un projet de société dans le calme et la sérénité de définir le contour d’une identité basée sur un socle rocheux Nous devons prouver, chacun à sa façon, que nous sommes unis dans la diversité et appeler à la concorde et se convaincre que les vrais défis du pays sont, aussi et surtout, d’ordre éducationnel, scientifique et technologique.  

La mort du docteur Kamel Eddine Fekhar est une tragédie. C’est une suite d’erreurs d’appréciation qui puise dans les certitudes du pouvoir de continuer comme avant, comme cela est arrivé au journaliste Mohamed Tamalt et à tous ceux qui se lèvent contre un pouvoir injuste. Le pouvoir judiciaire continue à fonctionner selon un ancien logiciel basé sur la brimade de toutes idées dites subversives comme celles de réclamer la liberté d’expression, la justice l’égalité, le vivre ensemble dans l’égale dignité de chacun. Toutes les valeurs qui continuent à animer la Révolution Tranquille et Juste du 22 février. Ces mêmes valeurs que n’auraient pas reniées le docteur Fekhar qui s’y serait retrouvé, naturellement, et comme chacun de nous, il a l’Algérie unie dans le cœur. Son  sacrifice ne sera pas vain.

Professeur  Chitour Chems Eddine

Ecole Polytechnique Alger

Notes :

1 Lynda Abbou https://maghrebemergent.info/maitre-dabouz-narre-la-lente-agonie-de-kamel-eddine-fekhar/ 

2..https://www.algeriepatriotique.com/2019/05/29/la-mort-de-kamel-eddine-fekhar-risque-denflammer-le-mzab-a-nouveau/ 

3.https://www.elwatan.com/edition/actualite/kamel-eddine-fekhar-une-histoire-31-05-2019 

4..https://fr.wikipedia.org/wiki/Kamel_Eddine_Fekhar 

5.Nidal Aloui https://www.tsa-algerie.com/le-collectif-des-mozabites-deurope-denonce-le-wali-de-ghardaia-et-une-justice-aux-ordres/ 30 Mai 2019 

6. https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89v%C3%A9nements_de_Gharda%C3%AFa 

7.Hebba Selim, « L’anthropologue Ahmed Ben Naoum dénonce un mensonge «construit»: le conflit à Ghardaïa n’est pas ethnique », Huffington Post,ý 13 juillet 2015 

8. https://www.youtube.com/watch?v=Vl8nePVx3c4 

9.https://www.mondialisation.ca/algerie-appel-a-lunite-du-pays-nous-sommes-tous-des-ghardaouis/5461983 

10.Rostom El Djazaïri. De la responsabilité du pouvoir algérien dans la crise du M’zab Ghardaïa, Janvier2015 

11.Chems Eddine Chitour http://www.lexpressiondz.com/chroniques/analyses_du_ professeur_chitour/189581-comment-eviter-la-partition.html 

12.http://www.algerie-focus.com/blog/2015/07/abdel-bari-atwan-avertit-les-algeriensils-veulent-transformer-lalgerie-en-une-autre-syrie/ 

Article de référence : Professeur Chitour Chems Eddine

http://www.lequotidien-oran.com/index.php?news=5277495

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