New York et le miroir de l’épidémie de polio de l’été 1916

par Thomas Andrei

Un siècle avant de devenir l’épicentre du Covid-19 aux États-Unis, la ville avait fait face à une vague dévastatrice de poliomyélite.

New York en 1916. | Irving Underhill / United States Library of Congress via Wikimedia Commons

Dans la soirée du lundi 24 juillet 1916, le petit Paul Hughes tombe malade. Le bambin de 5 ans vit à Great Kills, dans le borough de Staten Island, avec ses deux parents. En quelques heures, son état s’aggrave. Aux premières lueurs du jour, son père décide de solliciter une assistance médicale de toute urgence.

«Incapable de trouver un médecin, il plaça le garçon dans son automobile avant de conduire jusqu’à la Smith Infirmary. Mais le garçon mourut en chemin. À l’hôpital, les docteurs refusèrent de placer le corps à la morgue.»

Probablement en larmes, le père endeuillé dut conduire des heures durant avant qu’une maison de pompes funèbres ne daigne accepter la dépouille de son petit.

Ce terrible récit est issu d’un article du New York Times daté du mercredi 26 juillet 1916. Comme chaque jour, le quotidien dresse le bilan des nouvelles victimes de l’épidémie de poliomyélite enclenchée début juin: «quarante-deux nouveaux cas, contre seulement dix-huit lundi.» Nombre de cas total: 3.098. Nombre de morts: 647.

Hôpitaux débordés

Le pourcentage d’adultes succombant à la maladie est faible; les enfants sont les plus touchés. Épuisée à la fin de l’été, l’épidémie aura finalement ôté la vie à quelque 6.000 personnes à travers les États-Unis, dont plus de 2.000 dans la ville de New York.


Bilan provisoire de l’épidémie de polio de 1916 à New York. | Capture d’écran via archives du New York Times

Pourquoi le corps médical refusa-t-il le corps de Paul Hughes? «De peur que la paralysie infantile soit la cause de la mort et se répande au reste de l’hôpital.» La journée de son père est d’autant plus tragique qu’une contamination de ce type aurait été impossible.

La polio se transmet en réalité par ce que l’on appelle la voie oro-fécale. «C’est un virus gastroentérologique, complète Gareth Williams, auteur de Paralysed with Fear: The Story of PolioIl vit dans le tube digestif, et l’infection prend trois à quatre semaines pour le traverser.»

Mais de tout cela, en 1916, on n’en sait encore rien. À l’époque, on ne connaît que peu de choses de cette maladie qui, d’après l’interprétation de certains hiéroglyphes, aurait déjà fait rage durant l’Antiquité, mais dont la première description médicalene fut rédigée qu’en 1789.

Jusqu’à présent, les épidémies n’ont fait qu’un nombre limité de victimes: 132 cas de paralysies dans le Vermont en 1894 et 1.031 en Scandinavie en 1905.

Le grand public n’est pas averti de l’existence du virus, qui ne révèle l’étendue de son pouvoir destructeur que lors de l’été meurtrier de 1916. New York est alors le phare de l’Amérique; son service de santé est à la pointe de ce qui se fait dans le pays.

«Mais quand la polio est arrivée, il a été dépassé très rapidement, assure Gareth Williams. Les hôpitaux ont vite été débordés. Si un enfant arrivait avec des problèmes respiratoires, il mourrait.»


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Immigration accusée

L’épicentre de l’épidémie se situe dans le quartier italien –que l’on n’appelle pas encore Little Italy, tant l’immigration est récente. Autrice de plusieurs ouvrages sur le sujet, dont Polio Wars: Sister Kenny and the Golden Age of American Medicine, l’historienne Naomi Rogers développe: «La première idée formulée par les autorités étaient que les immigrés dans leur ensemble étaient hygiéniquement irresponsables. On publiait donc des brochures, en plusieurs langues, expliquant aux familles quoi laver chez eux. On leur intimait d’ouvrir les fenêtres pour faire rentrer de l’air frais.»

Les mères italiennes sont scandalisées: l’idée de laisser s’immiscer un air potentiellement toxique dans leurs foyers les dépassent. Des travailleurs sociaux viennent ouvrir des fenêtres qui se referment systématiquement une fois la visite terminée.

«Jusqu’aux années 1950, les Italiens étaient vus comme ceux qui avaient amené les maladies à New York.»

Gareth Williams, professeur de médecine

Dans la rue, il devient dangereux d’être Italien·ne. Des pères de famille sont pris pour cible, battus au hasard par des groupes d’hommes dont la bêtise n’a d’égal que le sentiment de peur injecté par la maladie.

«La majorité de ces gens n’étaient là que depuis deux ans, reprend Gareth Williams. Ils étaient passées par l’immigration à Ellis Island, où ils n’avaient présenté aucun problème de santé. Jusqu’aux années 1950, les Italiens étaient vus comme ceux qui avaient amené les maladies à New York. En fait, ce sont les WASP qui furent les plus touchés.»

Personne ne sait d’où la polio est arrivée; personne ne sait comment la traiter. Un charlatan suggère la strychnine, un poison pouvant à très faible dose servir de stimulant respiratoire. Quelques semaines plus tard, un article prévient qu’elle ne doit être utilisée en aucun cas.

Le professeur de médecine sourit: «Beaucoup de médecins expérimentaient, parce que faire quelque chose était mieux vu que ne rien faire –même si ce quelque chose pouvait s’avérer dangereux.»


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Chats crevés

Personne ne sait, non plus, comment la maladie se transmet. Les théories les plus folles sont formulées. Parmi les coupables pointé·es du doigt, on recense donc la population immigrée, mais aussi les livres, le lait, le sucre ou encore les myrtilles.

«L’une des mesures décrétées par les autorités fut de déclarer la guerre aux mouches, s’amuse le spécialiste. Chaque maison devait se munir de moustiquaires, les portes et fenêtres devaient, finalement, être toujours fermées.»

«Je suis le tueur de bébés!» | Dessin paru dans le Newark Evening News du 12 juin 1916

Cet été là, la chaleur est étouffante. En confinement, on meurt de chaud. Dans la rue, on tue quelques chiens, avant que ne soit orchestré un véritable génocide de la population féline new-yorkaise.

Selon une rumeur, pour tout chat crevé, la prime reversée par les autorités serait d’un dollar. Fin juillet 1916, 40.000 félins ont déjà été massacrés.

«Il a ensuite été révélé qu’aucune prime n’existait, mais ça a continué. C’était un carnage. Les artères de New York étaient remplies de chats morts. Au moment où l’on tuait le plus de chats, l’épidémie était à son sommet. Donc clairement, ce n’était pas ça.» Au total, les chiffres du carnage grimpent à plus de 70.000 victimes –pour rien.

La ville se gratte la tête et accuse alors la saleté de tuer ses enfants. Les rues sont récurées à l’aide de vingt millions de litres d’eau par jour. Les maisons où des cas sont confirmés sont aspergées de désinfectant.

Distanciation sociale

Écrasé par le poids de son ignorance, le corps médical panique. Les mesures mises en place sont celles utilisées par le passé pour endiguer des maladies que l’on a su vaincre.

Dans les quartiers d’immigré·es, des familles sont d’abord placées en quarantaine. Dans le foyer, la personne contaminée est elle-même isolée du reste des siens, comme de nos jours. Si les autorités n’ont pas confiance en une famille, un enfant malade peut lui être retiré. Pour prévenir les voisins, une marque jaune ou blanche est peinte sur la porte d’entrée.

Quand l’épidémie se répand dans les beaux quartiers, la mairie décide «d’élever la conscience hygiénique de toute la ville». C’est à partir de ce moment que les enfants n’auront plus le droit à grand-chose: plus de cinéma, plus de piscine, plus de camp d’été, plus d’aire de jeu. On ne boit plus aux fontaines, et on ne fréquente plus d’autres gamins. Un cirque débarque en ville et donne une représentation bien triste, devant une foule famélique composée d’une poignée d’adultes.

Les parents continuent d’aller travailler, mais en suivant les précautions administrées via des fascicules ou des films diffusés en début de séance. Dans les transports en commun, on évite de s’accrocher aux barres métalliques.

«On n’utilisait pas le terme de distanciation sociale, mais les familles essayaient de s’éviter les unes des autres, relate Naomi Rogers.Le département de la santé publique était très à l’aise à l’idée d’avoir recours aux forces de police –bien plus qu’aujourd’hui. Des gens se faisaient arrêter. Ce n’était pas des conseils, c’était des ordres.»


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Exode à la campagne

Les enfants les plus aisés ont un jardin dans lequel jouer; les autres suent dans leurs appartements. Telles des CSP+ fuyant Paris pour gagner leurs villas en Bretagne, les familles fortunées se réfugient sur la côte de Long Island ou dans les montagnes Catskill.

«Des policiers se positionnaient à toutes les sorties de New York, indique Gareth Williams: sur les routes, les chemins de fer, les cours d’eau. Si les gens n’avaient pas le permis adéquat, ils étaient renvoyés chez eux.»

«Comme avec le coronavirus, on pouvait ne présenter aucun symptôme, être quand même porteur du virus.»

Gareth Williams, professeur de médecine

Délivré par des médecins,ce permis assure qu’au moment de la consultation, le sujet ne présentait aucun signe de polio. Seuls les enfants issus des classes supérieures y ont accès, pas les gamins d’immigré·es.

En s’éloignant de la ville, on pense sauver toute la famille. «Sauf que la polio était beaucoup plus répandue que ce qu’on pensait. Beaucoup de gens l’avaient, mais peu en souffraient. Comme avec le coronavirus, on pouvait ne présenter aucun symptôme, être quand même porteur du virus et très contagieux. Laisser qui que ce soit sortir de New York à ce moment était une mauvaise idée.»

À la campagne, des panneaux de type «From New York? Keep Going!», intimant les citadin·es à continuer leur chemin, fleurissent en bord de route. Le conseil est peu suivi. «Ces gens emportaient l’infection avec eux et déclenchaient des foyers d’infection ailleurs.»

Ces grandes migrations se répétèrent pendant des décennies juste avant «la saison de la polio». Ponctuelle, la mort se pointait pour le Memorial Day, le dernier lundi de mai, avant de se retirer à l’approche d’un autre jour férié, le Labor Day, le premier lundi de septembre.

Chaque mesure pensée par les autorités de 1916 s’avéra inutile, et la maladie s’installa de manière durable dans la vie américaine. Le vaccin contre la poliomyélite ne sera découvert qu’en 1955.


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