ENTRETIEN. Nicolas Offenstadt : « On confond encore trop souvent histoire et mémoire »

 

Edward Colston

A la suite du décès de George Floyd, un homme noir étouffé par un policier blanc à Minneapolis le 25 mai 2020, une série de manifestations pacifiques et antiracistes ont émergé un peu partout dans le monde. Ce fut notamment le cas en France, où la militante Assa Traoré, fondatrice du comité Vérité et justice pour Adama, a saisi l’occasion pour remettre sur la place publique la question des violences et du racisme dans la police.


Erigée en 1895 dans une rue qui porte son nom à Bristol, en Angleterre, la statue de bronze  d’un important négrier mort au 18e siècle, Edward Colston; a été arrachée de son piédestal par des cordes tirées par un groupe de manifestants.(c)Mohiudin Malik/viaReuters

Dans la foulée, le déboulonnage des statues d’anciens esclavagistes s’est immiscé dans le débat. Le 23 juin, devant l’Assemblée nationale, la statue de Colbert, principal auteur en 1685 du Code noir qui régissait l’esclavage dans les colonies françaises, a été taguée avec l’inscription : « Négrophobie d’Etat. »

Des collectifs (Conseil représentatif des associations noires, Brigade anti-négrophobie, Ligue de défense noire africaine) demandent qu’on retire les monuments en mémoire à des personnages emblématiques de la colonisation : Bugeaud, Gallieni, Faidherbe… De nombreux commentateurs y ont vu le signe d’une hystérie générale et estiment qu’on transforme l’histoire en tribunal.

    Nicolas Offenstadt, maître de conférences en histoire du Moyen Age à l’université Panthéon-Sorbonne, vient de publier Le Pays Disparu : sur les traces de la RDA (Gallimard 2019), qui étudie justement le traitement mémoriel du passé est-allemand (et ses statues et mémoriaux déboulonnés ou disparus). Pour lui, beaucoup confondent l’histoire et la mémoire. La réflexion sur le choix des monuments publics et sur leur devenir est un travail de mémoire nécessaire et démocratique, qui doit se faire dans un dialogue avec les historiens.

   Aujourd’hui, des groupes antiracistes questionnent l’histoire et la mémoire du colonialisme et de l’esclavage en France. Pourtant, les interrogations citoyennes sur le passé colonial existaient déjà auparavant…

Il existe depuis longtemps, en France comme aux Etats-Unis de nombreux débats sur le passé colonial et esclavagiste, où interviennent des politiques, des représentants de diverses communautés et des historiens. En France, depuis quelques décennies, le débat sur les violences coloniales s’est plutôt concentré sur les guerres d’Algérie, voire les violences à Madagascar : voyez la torture en Algérie, le « rôle positif de la colonisation » avec un projet de loi en 2005, les stèles d’hommage aux membres de l’OAS dans le sud de la France…

Mais les questions actuelles sur le racisme et les violences policières poussent à nouveau à réinterroger le passé – on l’a vu avec les demandes de mise à bas des hommages à Colbert. Il s’agit d’un mouvement d’ensemble, où coexistent des positions extrêmement divergentes. C’est là le signe d’une grande vitalité démocratique.

Les discussions autour du rôle de Colbert dans l’encadrement de l’esclavage avec le Code noir ou de celui de Gallieni, gouverneur et « pacificateur » de Madagascar à la fin du XIXe siècle ne sont pas illégitimes et, bien menées, elles peuvent enrichir les débats sur le rapport au passé de nos sociétés contemporaines.

En outre, le fait de contester le pouvoir dominant en s’en prenant aux statues ne date pas non plus d’aujourd’hui. Cela existait par exemple dans les années 1960 et 1970, en France ou en Allemagne.

Ainsi, à Hambourg en 1968, dans l’ambiance des luttes de l’époque, on a démonté les statues des colonisateurs Hermann von Wissmann et Hans Dominik. Au même moment en France, des monuments aux morts étaient tagués car les jeunes soixante-huitards estimaient qu’ils incarnaient le nationalisme et ses dangers ! Comme quoi, à chaque époque, on ne voit pas les statues de la même façon…

Mais assistons-nous à quelque chose de nouveau ?

A mon sens, une connexion remarquable et inédite s’est faite. D’un côté, les luttes contre les violences policières motivées par des attitudes racistes, à la suite de la mort de George Floyd. De l’autre, une interrogation collective sur le rapport au passé.

Il faut aussi souligner que ce travail de mémoire se fait aujourd’hui de manière mondialisée. Même si les historicités1 de chaque pays sont différentes, le rapport au passé et aux formes de domination coloniales se pose au même moment dans l’ensemble des sociétés occidentales (France, Etats-Unis, Belgique, Espagne, Angleterre…) et même au-delà (en Afrique du Sud).

Le phénomène n’est certes pas complètement nouveau, puisque la mémoire de la Shoah s’était elle aussi mondialisée. C’est aussi le cas pour la mémoire de la Première Guerre mondiale, sans doute plus récemment, après les commémorations de son centenaire, où les expériences des poilus dans les tranchées ont été discutées et présentées dans de nombreux pays.

Mais pourquoi la question du déboulonnage des statues de Colbert ou Gallieni suscite-t-elle des débats si passionnés ?

Depuis les années 2000, on assiste à un retour en force du « roman national » dans l’espace public, ce qui a pour effet de polariser le débat. Le roman national, c’est une fiction qui propose un grand récit vu d’en haut, une galerie de héros de l’histoire de France, qui vise à émouvoir plutôt qu’à développer l’esprit critique.

Les années Sarkozy en ont été le témoin, avec la création d’un ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale et un débat national sur ladite « identité ». Le roman national reste une arme de guerre de la droite identitaire à travers ses journaux et magazines, mais aussi sous des formes en apparence plus ludiques ou culturelles avec les émissions de Stéphane Bern ou Lorant Deutsch.

Le roman national est très régulièrement instrumentalisé par des hommes politiques, de droite comme de gauche. Depuis vingt ans, le récit du passé français se durcit et comporte une orientation idéologique et même mythique, auquel tous les citoyens sont sommés d’adhérer. C’est un moyen, croit-on, de rassurer, dans un monde aux échelles multiples, face à l’Union européenne, face aux grands flux et pouvoirs internationaux.

C’est pourquoi les collectifs antiracistes ou mémoriels, considérés comme défendant des intérêts particuliers, sont perçus comme une menace sur l’identité du pays, qu’ils risqueraient de désagréger, ce qui à mon sens pose bien mal le problème. D’ailleurs, comme cela a été souligné par la chercheuse Sarah Gensburger notamment, quand des communautés veulent intégrer leurs histoires particulières dans le récit national, cela révèle en réalité un langage partagé, et non une preuve de communautarisme voire de séparatisme, comme on a pu l’entendre de la bouche du président Macron.

Les historiens savent bien qu’on peut raconter ou intégrer l’histoire d’une personne ou d’un groupe de personnes, sans sacrifier au récit d’ensemble, ni même à l’histoire nationale. C’est justement là le vrai enjeu, et l’intérêt des débats contemporains.

Ces demandes mémorielles seraient donc l’envers du retour au « roman national » ?

Oui, en partie, il y a là une dialectique. Le roman national est décliné sous des versions plus ou moins dures. D’un côté, une version « hard » sans aucune réflexivité, où il devient un pur objet politique et vise à rejeter les étrangers au nom des « Français de souche ». De l’autre, une vision plus souple, plus ouverte, qu’instrumentalisent les dirigeants modérés de gauche et de droite.

Pour moi, les nouveaux mouvements qui interrogent le passé français sont en effet le miroir de ces différentes versions du roman national, ce sont des groupes attachés à un territoire (les Antilles françaises) ou à un ensemble (les « populations noires »), ou qui luttent contre les inégalités de genre et qui demandent qu’on formule d’autres histoires, d’évidence avec la place des femmes dans l’histoire.

La forme que prennent ces demandes est aussi influencée par la mondialisation, ainsi le débat sur les déboulonnages lié au passé esclavagiste, en particulier de généraux confédérés ont déjà agité les Etats-Unis en 2017

En quoi, selon vous, Emmanuel Macron fait-il une confusion entre mémoire et histoire ?

Ce fut le cas lorsqu’il a dit : « La République n’effacera aucune trace ni aucun nom de son histoire. Elle n’oubliera aucune de ses œuvres. Elle ne déboulonnera pas de statue. »

Aujourd’hui, les tenants du roman national voient ces nouvelles contestations comme une attaque contre « l’histoire », dont la stabilité est supposée garantir celle des institutions républicaines. Ceux qui, comme Boris Johnson ou Emmanuel Macron, s’opposent à l’iconoclasme, affirment qu’il ne faut pas réécrire l’histoire. Or, c’est là une confusion, volontaire ou non, entre la mémoire, qui est une pratique publique de l’histoire, et l’histoire, qui est un récit écrit par les historiens ou des acteurs qualifiés.

L’histoire est un récit, authentifié autant que possible, qui ne peut pas être modifié directement par les enjeux contemporains. Ainsi, la place de Colbert, centrale dans l’histoire de France, n’a pas à être modifiée en fonction de ses positions sur l’esclavage, ni en fonction de la sympathie ou de l’antipathie qu’on peut éprouver à son égard.

Mais la mise en récit n’oriente-t-elle pas systématiquement le regard qu’on a sur un fait historique ? La vérité historique n’est-elle pas un idéal inatteignable ?

Chaque regard sur le passé est bien sûr déterminé par la société qui le porte, par les conditions objectives de celui qui écrit. Mais ce n’est pas une raison pour se dispenser d’un travail de mise à distance. On doit se défaire un peu de soi quand on travaille en historien.

Le récit de l’historien cherche à donner une vue complète de l’événement et, au lieu de sélectionner les éléments qui l’intéressent, il doit viser l’objectivité – je souligne bien « viser » –, en mettant le chercheur à distance de son objet de recherche.

Un tel récit peut être modifié par des nouvelles découvertes (nouveaux documents, relecture critique de documents anciens…), ou bien par un nouveau questionnement lui-même motivé par les enjeux sociétaux contemporains, mais des émotions ne peuvent pas, seules, modifier ni le travail, ni le récit de l’historien, au risque de le périmer quasi immédiatement.

On peut très bien formuler de nouvelles questions sur le rôle de Colbert dans l’établissement du Code noir, à cause du sentiment d’injustice émergeant dans l’espace public. Mais pour que cela affecte l’histoire comme récit, il faudrait des avancées savantes.

Le travail de l’historien est très différent de la façon dont la société souhaite mettre en avant le passé. La sphère publique est le lieu où s’affrontent différentes mémoires, et où se décide le nom qu’on donne aux rues, les choix des statues, les sujets d’exposition. C’est pourquoi la confusion, trop souvent entretenue par les politiques, est problématique. On ne débat pas ici de l’histoire souvent déjà écrite d’ailleurs, mais des choix sociétaux en matière de mémoire.

Pour autant, la mémoire et l’histoire ne peuvent pas être complètement séparées, n’est-ce pas ?

Evidemment car cette séparation a un caractère idéal-typique : tout historien est en réalité situé dans une époque et une histoire personnelle et entre différentes appartenances. Son récit est donc nécessairement formé par ce qu’il est. Et des approches « mémorielles » peuvent s’efforcer de faire un considérable travail de recherche.

Il reste que la mémoire choisit quel élément du passé elle veut mettre en avant ou au contraire oublier. C’est pourquoi le débat sur les statues de Colbert n’a rien à voir avec une réécriture de l’histoire : c’est un débat d’abord mémoriel. Il faut cependant souhaiter que les mémoires s’appuient le plus possible sur les travaux des historiens. Une mémoire qui serait déconnectée de l’histoire serait complètement émotionnelle et du coup peu partageable socialement.

Faut-il nécessairement déboulonner les statues de personnes ayant contribué à l’esclavage et la colonisation ?

Il faut sortir de l’alternative binaire selon laquelle on laisse les statues telles quelles ou on les déboulonne. Il existe beaucoup de solutions qui n’effacent pas ce qui existe et permettent un travail de mémoire intéressant. Quand une statue est critiquée par des personnes qui ressentent une blessure (réelle ou imaginée, peu importe), le mieux serait de créer des forums hybrides – sur le modèle proposé par les sociologues des sciences2 –, composés de citoyens et d’historiens, dans lesquels un véritable débat public pourrait avoir lieu.

Il existe des lieux où dialoguent des médecins et des parents d’enfants ayant développé une maladie rare, ces derniers ayant une expérience et un regard spécifique sur la maladie de leur enfant… pourquoi n’y aurait-il pas l’équivalent : des historiens dialoguant avec des membres de communautés portant une mémoire particulière ?

Pour que de tels forums existent, on pourrait créer une commission d’éthique de l’histoire, composée d’historiens, d’archivistes, de conservateurs, d’associations locales, qui valideraient ou prépareraient les sujets abordés. Ces forums pourraient aider à trouver des solutions adaptées. Pour les cas les plus problématiques, on peut aussi mettre une statue au musée.

Elle peut encore être placée dans un endroit moins exposé aux regards, ou bien réappropriée par un artiste, ou encore insérée dans une œuvre critique, avec par exemple la création d’un contre-monument. Cela existe déjà : à Hambourg, encore, on trouve un monument aux morts de l’époque nazie face auquel on a placé une œuvre artistique antifasciste. On peut enfin ajouter à l’œuvre un travail explicatif (panneau, borne interactive)…

Il existe de nombreuses solutions intéressantes qui peuvent se substituer à la simple destruction de l’œuvre. Car, au fond, n’est-il pas plus intéressant de voir une statue du maréchal Bugeaud avec une œuvre artistique qui interroge la violence coloniale en Algérie, que de ne rien voir du tout ? La question mérite d’être posée…

N’oublions pas que, si on fait disparaître une statue – et je ne dis pas qu’il ne faut pas le faire sous certaines conditions ! –, on supprime la possibilité de discuter du pourquoi de cette présence.

Où placez-vous la limite entre relecture de l’histoire et sa réécriture ? Je songe notamment à cette loi très controversée, ratifiée au Parlement européen, qui dit en substance que la cause de la Seconde Guerre mondiale est le pacte germano-soviétique, et que nazisme et communisme étaient équivalents…

La loi que vous évoquez relève de la mémoire et l’historien a souvent peu de prise là-dessus. Quand l’histoire est réécrite de manière fallacieuse, son rôle se limite à borner le débat public, autant que faire se peut, en rappelant ce qu’il s’est passé mais aussi à décrypter les interprétations (et leurs conséquences) et les fausses évidences.

Il faut cependant distinguer des positions politiques sur le passé que l’on considère comme fallacieuses ou orientées et le négationnisme. Nier un fait historique, en particulier un génocide, n’a rien à voir avec l’histoire. En revanche, retirer une statue ou changer le nom d’une rue fait partie de la vie démocratique normale. La confrontation du savoir historique avec la demande mémorielle devrait justement permettre de poser les questions au mieux. C’est à dire qu’une société choisisse en conscience sa politique du passé.


Nicolas Offenstadt, Maître de conférences en histoire du Moyen Age à l’université Panthéon-Sorbonne et co-fondateur du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (CVUH)


Notes :

  • 1.L’historicité désigne l’inscription dans le temps et le rapport qu’une société entretient avec son passé, ce rapport pouvant changer selon les pays, les cultures et les époques.
  • 2.Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Le Seuil, 2001.

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