La paix est-elle de nouveau au centre des préoccupations politiques mondiales?

        par Karl-Jürgen Müller, Allemagne

Le Président russe Vladimir Poutine, le Président de la Confédération suisse Guy Parmelin et le Président américain Joe Biden devant le bâtiment de la conférence à Genève. (photo Keystone, Source: Tass, Sergei Bobylev)

Le 18 juin 2021, à l’occasion de l’inauguration de l’exposition «Dimensionen eines Verbrechens. Sowjetische Kriegsgefangene im Zweiten Weltkrieg» (La mesure d’un crime. Les prisonniers soviétiques pendant la Seconde Guerre mondiale), le président allemand Frank-Walter Steinmeier a prononcé un discours remarquable et d’une grande puissance émotionnelle. L’exposition se tient actuellement au musée germano-russe de Berlin Karlshorst, c’est-à-dire dans le bâtiment même où, le 9 mai 1945, les officiers supérieurs commandants de la Wehrmacht ont signé le document de leur reddition à l’Union soviétique. Le discours du président fédéral a également été le principal discours de commémoration du début de l’invasion allemande de l’Union soviétique, le 22 juin 1941, il y a donc 80 ans.

Le président allemand n’a pas seulement rappelé les souffrances des prisonniers de guerre soviétiques et les crimes contre le peuple de ce qui était alors l’Union soviétique (voir encadré p. 2). Il a également mis l’accent sur l’importance que revêt la mémoire de l’histoire pour notre présent et notre avenir.
A ce jour encore, la guerre et ses conséquences – la division du monde en blocs hostiles – pèse sur nos pensées et affecte nos sentiments, a déploré le président de la fédération allemande, en poursuivant: «La guerre et ses séquelles ont également divisé notre mémoire. Trois décennies après la chute du rideau de fer, cette division n’a toujours pas été surmontée. Cette guerre reste un fardeau pour l’avenir. Il en va de notre devoir de faire évoluer tout cela, et pour mener à bien cette tâche nous devons de toute urgence faire plus d’efforts par-delà les frontières – à cause du passé, bien sûr mais surtout afin d’édifier un avenir pacifique pour les générations futures de ce continent!»

«Il ne faut pas oublier …»

Le président a poursuivi: «Nous devons nous souvenir, non pas pour faire peser sur les générations actuelles et futures une culpabilité qui n’est pas la leur, mais dans notre propre intérêt. Nous devons nous souvenir afin de comprendre comment ce passé peut persister dans le temps présent. Seuls ceux qui ont appris à distinguer l’empreinte que le passé peut laisser dans le présent seront en mesure de contribuer à un avenir qui évite les guerres, rejette la tyrannie et permette la coexistence pacifique au sein de la liberté.»
Malgré tout ce qui a pu advenir par le passé, «les Allemands sont aujourd’hui reçus de manière hospitalière par les habitants du Belarus, de l’Ukraine ou de la Russie et que précisément dans ces pays, ils sont les bienvenus, ils sont accueillis chaleureusement – cela n’est rien moins qu’un miracle.» Pour l’Allemagne et les Allemands, a-t-il dit, cela signifie «qu’en ce jour où nous honorons la mémoire de tant de millions de morts, nous mesurons à quel point est précieuse cette réconciliation qui a fleuri sur les tombes.»

Tout faire pour œuvrer en faveur de la paix

De ce don qu’a été la réconciliation a découlé une grande responsabilité pour l’Allemagne: «Nous voulons et nous devons tout faire pour […] œuvrer en faveur de la paix, la paix avec mais aussi entre les divers pays qui ont succédé à l’ex-Union soviétique. […] Et ce n’est pas en tournant le dos à l’avenir, mais en le regardant en face que nous pourrons contribuer à ce souvenir, en proclamant haut et fort: «Une guerre comme celle-là, plus jamais! […] Ne vous laissez pas, ne nous laissons pas aller à renouveler ces confrontations hostiles, à ne plus reconnaître en l’autre sa part d’humanité. Ne laissons pas le dernier mot à ceux qui n’ont à la bouche que l’orgueil national, le mépris, l’inimitié, l’aliénation. Le souvenir doit nous rapprocher les uns des autres, il ne doit pas nous diviser à nouveau. L’avenir – un avenir meilleur – est entre nos mains.»
Le président allemand a ensuite fait allusion à une question posée par l’ancien prisonnier de guerre soviétique Boris Popov,qui a eu la grande chance de survivre à la captivité de guerre allemande – et qu’il a posée en public, de nombreuses années après la guerre: «Une question s’impose: Ne serait-il pas grand temps que l’humanité toute entière rejette, une fois pour toutes, le principe même de la guerre et qu’elle tente de trouver une solution pacifique, dans une relation de respect mutuel, et ce même aux situations les plus complexes?

Une voie qui s’écarte de la logique de l’escalade

Ce à quoi répond Steinmeier lui-même: «A ce jour, l’Europe n’a jamais été aussi proche de la réponse. Il y a quelques dizaines d’années, malgré les tensions et l’affrontement perpétuel entre les deux blocs, régnait alors un esprit différent, et cela des deux côtés du rideau de fer. Je parle de l’esprit d’Helsinki. En plein dans les menaces mutuelles d’anéantissement nucléaire, on a vu émerger un processus qui a permis d’éviter une nouvelle guerre, basé sur la reconnaissance des principes communs et sur la coopération. Cette voie, qui a conduit aux Accords d’Helsinki, est à présent vieille d’un demi-siècle. Elle n’était ni facile ni simple à emprunter, mais elle prenait ses distances avec la logique de l’escalade et du péril d’anéantissement mutuel.»

Biden et Poutine se sont rencontrés à Genève

Deux jours avant le discours du président allemand, le président américain Joe Biden et le président de la Fédération de Russie Vladimir Poutine se sont rencontrés à Genève – grâce aux bons offices de la Confédération suisse – pour des entretiens qui ont duré près de trois heures. Au cours de conférences de presse séparées, tenues en fin d’après-midi et en début de soirée, les deux présidents ont commenté le contenu de ces entretiens et l’ambiance dans laquelle ils se sont déroulés. Les images, le contenu sonore et le texte de ces conférences sont accessibles au public.1
La rencontre de ces deux présidents s’est déroulée au moment où leurs deux gouvernements étaient plutôt en froid et dans un environnement marqué par des représentations hostiles de part et d’autre. Des impressions négatives, générées et renforcées depuis des années, notamment par les Etats-Unis et leurs alliés occidentaux. Les grands médias occidentaux ont non seulement véhiculé massivement l’image du rôle négatif de la Russie, mais ils ont ainsi jeté de l’huile sur le feu, alors même qu’on ne voyait nulle part de reportages sur la Russie basés sur des faits réels. Il n’est pas facile de se faire une opinion de l’aspect de la situation du côté russe. Comme de temps en temps, je consulte les médias russes en langue allemande, je n’y ai cependant pas observé le genre de propagande hostile pratiqué de la quasi-totalité des grands médias occidentaux.

Il nous faudrait un monde sans compétition ni vainqueur

En tout état de cause, il ne va pas être facile de sortir de cette impasse. C’est ce qui ressort des nombreux commentaires dans les divers médias occidentaux – y compris en Suisse – suite à la rencontre des deux présidents. Un petit exemple parmi tant d’autres, plutôt inoffensif, mais significatif: Le 18 juin, un grand quotidien suisse a titré: «La Russie se prend pour le vainqueur». Pourtant, dans le texte qui suit, on ne trouve rien qui le prouve. Mais ce titre tendancieux ne reflète-t-il pas avant tout le raisonnement des auteurs du journal? Comme si tout le sujet de la rencontre des deux présidents se résumait à déterminer qui était le gagnant – et donc, bien sûr, qui est le perdant. Voilà une façon de penser largement répandue, mais elle est foncièrement opposée à la recherche de la paix. Le fait que les deux présidents, lors de leurs conférences de presse, aient tout au contraire évité d’apparaître comme des «vainqueurs» mais bien plus comme des gens sérieux à la recherche d’une solution pacifique à des problèmes complexes et de graves conflits est en soi un bon signe. Tout comme celui que même un observateur aussi critique que Willy Wimmer ait livré une évaluation positive du sommet de Genève, lors d’une interview accordée à l’édition allemande deRussia Today(RT) le 18 juin.2

La paix – ardemment souhaitée

Il est toujours risqué de faire des prédictions sur l’avenir. Une seule rencontre ne suffit pas à instaurer la paix. Il faut maintenant voir ce que les groupes de travail qui seront mis en place vont proposer. La volonté des dirigeants politiques de parvenir à un accord sera décisive. Il est évident pour toutes les parties impliquées que les calculs géopolitiques implicites (par exemple dans le triangle Etats-Unis, Russie et Chine – c’est-à-dire les questions de pouvoir – joueront également un rôle. Néanmoins, si la réunion de Genève représente un pas de plus vers la paix, elle constitue un grand succès. Le premier résultat de la rencontre entre les deux présidents, une «Déclaration conjointe sur la stabilité stratégique» (voir encadré p. 1), retranscrite sur papier, est certainement déjà un grand pas. Les deux présidents y assurent que, même en période de tension, les deux Etats ont réussi à progresser dans la «réduction du risque de conflit armé et de la menace de guerre nucléaire». Mieux encore: ils réaffirment ensemble le «principe selon lequel il n’existe pas de guerre nucléaire qui se termine sur une victoire et qu’il faut à tout prix l’éviter».
Dans tous les pays du monde, les individus tout comme les peuples n’ont qu’un seul souhait, très ardent: vivre en paix. Jusqu’au 16 juin, cette paix était en grand danger et ce n’est pas la première fois depuis la seconde guerre mondiale. Voilà déjà des années que dans certaines régions du monde, le nouvel affrontement s’est également réglé par les armes – comme pendant la guerre froide. Dans le cadre de la confrontation entre les deux blocs, après la crise des missiles de Cuba de 1962, on était parvenu à une conclusion judicieuse: S’engager toujours plus avant dans une spirale d’escalade menait à l’impasse et mettait le monde au bord de l’anéantissement. Aujourd’hui, une éventuelle recrudescence du conflit entre la Russie et les Etats-Unis n’en constitue pas moins une impasse dans laquelle il ne peut y avoir que des perdants.
Dans un article publié dans l’hebdomadaire allemand Die Zeit, à l’occasion de la commémoration des 80 ans du déclenchement de la guerre contre l’Union soviétique,3 Vladimir Poutine a de nouveau appelé à surmonter ensemble et de manière équitable les divergences qui règnent au sein du continent eurasien, car «nous ne pouvons tout simplement pas nous permettre de perpétuer le poids des malentendus, des griefs et des conflits du passé. C’est un fardeau qui nous empêche de résoudre les problèmes actuels».
Le sommet européen des chefs d’Etat et de gouvernement des 24 et 25 juin a montré combien il est difficile pour les responsables des Etats de l’OTAN et de l’UE de sortir d’une impasse une fois qu’on y est. Plutôt que de renouer le dialogue avec le gouvernement russe après sept ans d’interruption, comme le proposaient le président français et la chancelière allemande, ils se sont «concertés» sur des menaces de sanctions plus sévères à l’encontre de la Russie, ce qui n’est vraiment pas un pas en direction de la détente.
A la fin, nous revoici confrontés à la question de Boris Popov, l’ex-prisonnier de guerre soviétique: Ne serait-il pas grand temps que l’humanité toute entière rejette, une fois pour toutes, le principe même de la guerre et qu’elle tente de trouver une solution pacifique, dans une relation de respect mutuel, et ce même aux situations les plus complexes?  •


Textes en anglais: https://www.whitehouse.gov/briefing-room/speeches-remarks/2021/06/16/remarks-by-president-biden-in-press-conference (Conférence de presse de Joe Biden); http://en.kremlin.ru/events/president/news/65870 (Conférence de presse de Vladimir Poutine)
https://de.rt.com/international/119263-willy-wimmer-gipfel-von-putin/ du 18/06/21 (en allemand)
https://www.zeit.de/politik/ausland/2021-06/ueberfall-auf-die-sowjetunion-1941-europa- russland-geschichte-wladimir-putin/komplettansicht du 22/06/21


  Déclaration commune des présidents des Etats-Unis et de la Russie sur la stabilité stratégique, 16 juin 2021

Nous, le Président des Etats-Unis d’Amérique, Joseph R. Biden, et le Président de la Fédération de Russie, Vladimir Poutine, constatons que les Etats-Unis et la Russie ont démontré que, même en période de tensions, sont capables de progresser dans la ré-alisation de nos objectifs communs, à savoir assurer la certitude de la planification stratégique et la réduction le risque de conflit armé et de la menace de guerre nucléaire.
Le récent renouvellement du Traité de réduction des armes stratégiques Startest un exemple de notre engagement en faveur du contrôle des armes nucléaires. Aujourd’hui, nous réaffirmons le principe selon lequel la guerre nucléaire ne peut être gagnée et ne doit jamais être menée.
Conformément à ces objectifs, les Etats-Unis et la Russie s’engageront conjointement dans un dialogue bilatéral intégré sur la stabilité stratégique qui sera réfléchi et solide dans un avenir proche. Grâce à ce dialogue, nous entendons jeter les bases de futures mesures de contrôle des armements et de réduction des risques.


Source: http://en.kremlin.ru/supplement/5658   (Traduction Horizons et débats)


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