Le philosophe sans maître d’Ibn Tufayl : Une traduction inédite d’Etienne-Marc Quatremère

      par Faris Lounis

  Après avoir adapté dans une nouvelle langue, limpide et revivifiée, la célèbre épître d’Ibn Tufayl (1116-1185), le contemporain d’Averroès, Vivant fils d’Eveillé ou Hayy ibn Yaqzan, écrite au XIIe siècle, sous le titre de Robinson de Guadix (2020), Jean-Baptiste Brenet revient aujourd’hui pour exhumer la première traduction, en langue française, de Vivant fils d’Eveillé, réalisée par Etienne-Marc Quatremère (1782-1857), illustre orientaliste des deux premiers tiers du XIXe siècle. Il fut titulaire de la chaire des langues hébraïque, chaldaïque et syriaque au Collège de France. Après cent soixante ans, Jean-Baptiste Brenet donne le document exceptionnel qu’est Le philosophe sans maître 1, traduction restée totalement inédite du chef-d’œuvre de la philosophie arabo-andalouse, «Hayy ibn Yaqzan».

La parution du Philosophe sans maître offre l’occasion ultime pour faire (re)connaître une œuvre, tant citée et profondément méconnue.Une naissance entre Adam et Moïse

Dans une île située dans la mer des Indes «où les hommes naissent sans pères ni mères», Ibn Tufayl rapporte qu’à propos de l’existence mystérieuse de Hayy Ibn Yaqzan sur cette île, les avis divergent entre deux factions : l’une rapporte que Hayy est né d’une «génération spontanée» ; l’autre infirme cette hypothèse et défend l’idée que Hayy a bien eu un père et une mère.

Les premiers rapportent l’histoire d’une naissance similaire à celle de Moïse : dans l’île située dans la mer des Indes, «il en est une autre fort étendue, très fertile et très peuplée. Cette île était gouvernée par un prince fier et jaloux qui avait une sœur d’une rare beauté»2. Ce même prince, fier et jaloux, avait pour parent proche un certain Yaqzan. Ce dernier épousa secrètement sa sœur, après lui avoir longuement fait la cour. Yaqzan et la princesse donnèrent naissance à un fils dont, rapidement, la mère sentit l’urgence de le mettre hors de l’atteinte de son frère. «Craignant qu’il ne fût découvert, elle le prit un soir, et après l’avoir allaité, le mit dans un petit coffre qu’elle ferma exactement et le porta sur le bord de la mer, accompagnée de quelques-unes de ses suivantes et de ceux de ses amis auxquels elle put se confier» 3. Comme Moïse qui fut porté par le fleuve et recueilli par la famille de Pharaon, Hayy, lui aussi, fut porté généreusement par le flux de la mer qui le fit rejoindre les côtes de l’île située dans la mer des Indes. Là-bas, une chèvre le couvrit de tendresse, après avoir entendu ses cris. «Elle l’allaita et prit soin de lui» 4. Ainsi parlaient ceux qui ne croient point qu’un homme puisse venir au monde sans père ni mère.

Les seconds, quant à eux, rapportant la naissance de Hayy dans une sa version «philosophique», exprimant ainsi la complexité du syncrétisme philosophique, théologique et mystique d’Ibn Tufayl. Comme Adam, Hayy est un enfant sans père ni mère. Il est «généré spontanément », à partir d’une «substance» dans les terres émergées de la fameuse île, comme Adam est créé à partir d’une glaise, avec «la volonté de Dieu». La tradition islamique rapporte qu’Adam est le premier Prophète de Dieu, le premier à avoir reçu l’islam comme religion innée (bil fitra). Sa création n’est pas fortuite : elle est orientée vers l’adoration de Dieu et la création de l’humanité, elle a son télos. «La génération spontanée» de Hayy, comme celle d’Adam, possède son propre télos aussi : celui d’orienter les hommes sur le «droit chemin» de l’ «Etre suprême» 5. La structure du récit de la naissance miraculeuse est islamique, et de surcroît monothéiste, mais les concepts avec lesquels ce récit s’exprime sont aristotéliciens et avicenniens : la «génération spontanée» de Hayy commence avec Aristote qui, dans De l’âme, explique «que, partout dans la nature, une chose fait office de matière pour chaque genre et représente ce à quoi s’identifie l’ensemble des objets potentiels du genre en question, alors qu’une autre chose tient le rôle de responsable et de producteur, du fait qu’elle produit tous ces objets, à la manière de l’art par rapport à la matière»6 ; une fois cette «génération spontanée» expliquée, Ibn Tufayl convoque Avicenne pour livrer, sous forme symbolique, la rencontre de l’âme humaine avec l’ «intellect agent» – lui-même tenant sa cause dans l’Etre supérieur – afin d’atteindre sa perfection ultime. Vivant, l’«intellect agent», est fils d’Eveillé, l’Etre suprême, éternel et infini. Comme Avicenne qui, dans La Sagesse orientale, s’attèle à présenter la vérité de toute chose, Ibn Tufayl, dans son épître, se donne pour objectif de communiquer un secret, voire les secrets de la sagesse éternelle, pour ceux qui sont enclins à se hisser au niveau des «vérités ineffables».

De la physique à la métaphysique

Le roman philosophique d’Ibn Tufayl est polyphonique. Il est l’illustration parfaite de sa bibliothèque et de ses lectures. Nombreux sont les philosophes qui s’y trouvent. Parmi eux, Al-Farabi. Ce dernier écrit dans sa Lettre sur l’intellect : «C’est lui <l’intellect agent> qui fait de cette essence qui était intellect en puissance un intellect en acte ; lui encore qui fait des intelligibles qui étaient intelligibles en puissance, des intelligibles en acte. Son rapport à l’intellect en puissance est semblable au rapport du soleil à l’œil, qui est vision en puissance, tant qu’il demeure dans l’obscurité. <En effet>, la vision est en puissance tant qu’elle est dans l’obscurité, et ce qu’il faut entendre par obscurité, c’est le diaphane en puissance et la privation du diaphane en acte. Quant au diaphane, c’est l’illumination par la contiguïté de quelque chose de lumineux» 7. L’histoire de Hayy est aussi l’histoire de l’intellect en puissance devenu intellect en acte, par la médiation de l’intellect agent.

Depuis son enfance jusqu’à l’âge de cinquante ans, Hayy, seul sur son île, chemine vers la vérité, degré par degré, jusqu’à que son être intérieur appréhende la lumière de l’Etre suprême. Tout d’abord, il médite le monde d’en bas : il examine la nature, fait l’expérience de la mort, dissèque le corps de la chèvre qui était sa nourrice, apprend à s’habiller, découvre le feu, cuit les aliments ; en suite, il contemple le monde d’en haut, celui des spéculations supraterrestres : le monde inaltérable des sphères et des Intelligences qui les meuvent 8. Suivant une stricte discipline de vie et une pratique orthodoxe de la contemplation mystique du divin, de l’Etre suprême, Hayy, dans une extrême euphorie, parvient à rentrer en communication, en connexion, avec la Lumière de l’Etre premier. Par son intuition, il a pu parvenir à l’expérience de l’Absolu. Son être intérieur est devenu «un miroir parfaitement poli orienté du côté de l’Etre véritable», afin de pouvoir faire rayonner Sa Lumière au profit des «hommes faibles» en religion, ayant laissé derrière eux l’autorité du Livre sacré et des prophètes : «Cette lumière n’est point augmentée par la présence de ce corps ni diminuée par son absence. S’il y a un corps disposé à la réception de cette lumière, il la reçoit ; si ce corps est absent, il ne se fait point de réception de lumière et n’y a rien du tout […]. Celui qui a la connaissance de cette Essence a l’Essence même ; / Or j’ai la connaissance de cette Essence ; / Donc j’ai l’Essence même» 9.

Sortant de sa connexion extatique avec l’Absolu, Hayy, en revenant à la considération du monde sensible, perd de vue le monde divin. Rapidement, il éprouve du dégoût pour le monde d’en bas, monde dans lequel il n’éprouve point de satisfaction. La matière est corrompue, le monde aussi. Le corps est un immense fardeau, lourd à porter. Pour l’âme, il est tentation : il détourne l’être intérieur de l’adoration de l’Etre véritable et du chemin de son Livre précieux. «Dans ces exercices, il souhaitait que Dieu le délivrât de son corps qui l’en détournait, afin de n’avoir rien autre chose à faire qu’à se livrer entièrement aux délices qu’il y trouvait et ne plus ressentir cette peine qui l’affligeait, toutes les fois qu’il était obligé de détourner son esprit de cet état pour satisfaire aux besoins de la nature» 10. Il faut voir en Hayy un encratite, un gnostique et un néo-platonicien de coloration soufie.

Le modèle et la copie

Ibn Tufayl rapporte que, selon les dires des anciens, proche de l’île dans laquelle Hayy était né, il y en avait une autre dans laquelle est apparu une religion de bon aloi – l’islam qui n’est pas nommé. Cette religion, qui avait pour auteurs des prophètes anciens, comporte des textes qui décrivent la gloire du Dieu très Haut, de ses anges, de la résurrection, des récompenses et des peines de l’état futur, le monde divin, le Paradis, l’Enfer, la Balance et le Chemin. Dans cette même île, deux hommes, Azal (Absal) et Salaman, ont vu le jour. Doués d’une intelligence et d’un talent extraordinaire, ils embrassèrent la nouvelle religion de bon aloi, alors apparue sur leur île. Rapidement, ils «s’obligèrent à l’observance exacte de toutes et à l’exercice journalier de ce qui s’y pratiquait. Ils se lièrent, pour cet effet, d’amitié» 11. Malgré leur amitié, Azal et Salaman divergent quant à la pratique de leur religion : le premier va se livrer tout entier à la retraite spirituelle et la profonde contemplation de Dieu ; le second, au contraire, va préférer la vie commune et une pratique de la religion centrée sur le dialogue. Pour Azal, le salut est dans l’annihilation avec le l’Etre premier, l’Etre véritable. La vie doit être consacrée à l’adoration de Dieu ; tandis que pour Salaman, on peut parfaitement profiter de la vie et obtenir le salut, en empruntant le chemin de l’éthique qui consiste à vivre de manière juste au sein de la société.

Ayant entendu parler de l’île dans laquelle Hayy avait été nourri par une chèvre, Azal, révulsé par son peuple qui ne comprenait guère l’essence de la Révélation, part dans une embarcation à la rencontre de l’homme né sans père ni mère. Il le rencontre et prend le soin de faire sa connaissance. A cinquante ans, Hayy, avec Azal, apprend à parler. Une fois le langage en sa possession, il livre à Azal la joie qu’il a pu ressentir, dans son union avec Dieu, lors de ses expériences mystiques. De son côté, Azal présente à Hayy la nouvelle religion de bon aloi qui a vu le jour dans son île. Il lui décrit ses prescriptions et sa Loi Véritable (le Coran). Ensemble, ils réalisent que l’essence de la religion est Un, et que seulement son habillage culturel change à travers le temps et l’espace. La connexion avec Dieu est la même et les chemins de cette connexion sont nombreux. «Hai Ebn Yoqdan entendit le tout et ne trouva rien d’opposé à ce qu’il avait vu dans l’état sublime de contemplation. Il connut que celui qui avait dit toutes ces choses en avait rendu un compte véritable et avait été envoyé par son Seigneur. Il crut en lui, affirma sa véracité et rendit témoignage à sa mission» 12. De retour sur son île, accompagné de Hayy, pour sauver la foule de ses «errances» et de son «abandon de la Véritable religion», Azal échoue, avec Hayy à communiquer le secret voilé de la Révélation divine. «La foule bestiale» n’est point réceptive des mystères divins : elle se condamne ainsi à mourir dans le désordre de son littéralisme et de sa propre nullité.

N’ayant pas pu reconduire le peuple de l’île de Salaman sur la bonne Voie, ayant échoué de le renfermer dans les bornes de la Loi et du strict examen du monde, Azal et Hayy «prirent ainsi leur congé, les quittèrent et cherchèrent une occasion de retourner dans leur île, jusqu’à ce qu’il plût à Dieu de la leur procurer» 13. Dans leur retraire, ils retrouvent facilement les voies de l’interprétation mystique et atteignent les plus hauts degrés de la «jonction» avec l’Etre suprême. «Ils continuèrent ainsi de servir Dieu dans cette île jusqu’à leur mort» 14. Le modèle et la copie convergent dans leur union avec Dieu.

Pourquoi faut-il relire Hayy ibn Yaqzan ?

A travers son épître, Ibn Tufayl illustre pertinemment une époque où la connaissance s’est inscrite dans la double perspective de l’intellect et de la révélation. Vivant fils d’Eveillé illustre aussi une époque où les héritages platoniciens, péripatéticiens, néoplatoniciens ont été réinterprétés et, parfois, réadaptés à la lumière des corpus juifs, chrétiens, musulmans, persans et arabes. Ce conte philosophique est un espace de foisonnement de multiples savoirs : il a aspiré plusieurs traditions philosophiques et religieuses qu’il a, par la suite, expirées sous forme d’un nouveau syncrétisme, donnant ainsi naissance à de nouvelles idées et connaissances.

De plus, Hayy ibn Yaqzan présente un espace qui invite à la critique des errances de la métaphysique islamique, et monothéiste de manière générale. Bien qu’Ibn Tufayl nous présente sous un jour favorable le retrait encratique et mystique de Hayy et d’Azal dans leur île, on peut lui renverser l’argument en faveur de ceux qu’il appelle les «hommes faibles», «les égarés irrécupérables», pour mettre l’accent sur la clairvoyance de Salaman qui, par prédilection au sens commun 15, opte pour une pratique religieuse dans les limites de la simple raison, compréhensible et accessible au commun des mortels. De ce fait, Salaman tempère l’excès d’une métaphysique perdue et égarée dans la contemplation des «réalités» supraterrestres.

Chez Ibn Tufayl, l’exercice raisonné est inséparable de la foi. La raison et la foi forment un continuum philosophique qui articule, de manière harmonieuse, l’ensemble des héritages grecs, hellénistique, persan, arabe, etc. Cette intelligence des frontières est exprimée de manière claire dans la préface de Jean-Baptiste Brent au Philosophe sans maître : il montre avec précision les échos de la réception du texte d’Ibn Tufayl dans l’Europe moderne. Spinoza (1632-1677), Leibniz (1646-1716), Daniel Defoe (1660-1731), Rousseau (1712-1778) et beaucoup d’autres philosophes et penseurs, chacun à sa manière, ont salué ce livre majeur de la philosophie, ce chef-d’œuvre de la pensée universelle, pour dire que les idées doivent dialoguer perpétuellement, dans le temps et l’espace.

C’est pour ces raisons que Hayy ibn Yaqzan attend, et attendra toujours, de nouveaux (re)lecteurs.

Notes :

1 Ibn Tufayl, Le philosophe sans maître, trad. Etienne-Marc Quatremère, Paris, Payot & Rivages, 2021.

2 Ibid., p. 55.

3 Ibid.

4 Ibid., p. 56.

5 Ibn Tufayl, Le philosophe sans maître, op.cit., p. 114.

6 Aristote, De l’âme, III, 4, 430a, trad. Richard Bodéüs, Paris, G. Flammarion, 2018, p. 264.

7 Al-Farabi, L’Epître sur l’intellect, al-risâla fî-l-‘aql, trad. D. Hamzah, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 83.

8 Jean-Baptiste Brenet, Robinson de Guadix, Paris, Verdier, 2020, p. 105.

9 Ibn Tufayl, Le philosophe sans maître, op.cit., p. 144.

10 Ibid., p. 155-156.

11 Ibn Tufayl, Le philosophe sans maître, op.cit., p. 156.

12 Ibid., p. 165.

13 Ibid., p. 173.

14 Ibid.

15 André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, «Sens commun, B», Paris, PUF, 1926, p. 971.


Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *