QUELQUES RÉFLEXIONS SUR LA CRISE DES MÉDIAS

Les nouveaux moyens de communication mettent à notre disposition tout un monde, une gigantesque bibliothèque accessible du bout des doigts. Comme c’est le cas pour les comptoirs de revues qui existent depuis des décennies, les choix sont multiples et pour tous les goûts, du domaine de la métaphysique à  celui de la pornographie.

Même pour un économiste généraliste à la retraite, le temps manque pour prendre connaissance des écrits et vidéos qui apparaissent quotidiennement : cours spécialisés, conférences, symposiums, documents de travail, publications de groupes de réflexion et des organismes gouvernementaux…Il faut choisir, sinon c’est la noyade.

La destruction créatrice de Schumpeter et les médias

L’envahissement des nouvelles technologies de l’information illustre très bien le concept de destruction créatrice développé par Joseph Schumpeter dans son livre Capitalisme, socialisme et démocratie. Même si ce sujet se limite à seulement six pages du livre, son importance mérite d’en citer un long extrait :

En fait, l’impulsion fondamentale qui met et maintient en mouvement la machine capitaliste est imprimée par les nouveaux objets de consommation, les nouvelles méthodes de production et de transport, les nouveaux marchés, les nouveaux types d’organisation industrielle – tous éléments créés par l’initiative capitaliste…De même, l’histoire de l’équipement productif d’une ferme typique, à partir du moment où furent rationalisés l’assolement, les façons culturales et l’élevage jusqu’à aboutir à l’agriculture mécanisée contemporaine – débouchant sur les silos et les voies ferrées, – ne diffère pas de l’histoire de l’équipement productif de l’industrie métallurgique, depuis le four à charbon de bois jusqu’à nos hauts fourneaux contemporains, ou de l’histoire de l’équipement productif d’énergie, depuis la roue hydraulique jusqu’à la turbine moderne, ou de l’histoire des transports, depuis la diligence jusqu’à l’avion. L’ouverture de nouveaux marchés nationaux ou extérieurs et le développement des organisations productives, depuis l’atelier artisanal et la manufacture jusqu’aux entreprises amalgamées telles que l’U.SSteel, constituent d’autres exemples du même processus de mutation industrielle – si l’on me passe cette expression biologique – qui révolutionne incessamment  de l’intérieur la structure économique, en détruisant continuellement ses éléments vieillis et en créant continuellement des éléments neufs. Ce processus de Destruction Créatrice constitue la donnée fondamentale du capitalisme : c’est en elle que consiste, en dernière analyse, le capitalisme et toute entreprise capitaliste doit, bon gré mal gré, s’y adapter.  Schumpeter 1942 : 93) 

Cette destruction créatrice a des conséquences existentielles pour beaucoup de médias traditionnels. Leur financement s’appuyait sur un produit conjoint, le contenu informationnel et de divertissement étant très largement financé par leur rôle de véhicule publicitaire. C’est de moins en moins le cas ; en imitant les médias traditionnels, plusieurs nouveaux médias s’accaparent la très grande partie des dépenses publicitaires pour se financer.

Que reste-t-il aux médias traditionnels avec l’effondrement de leurs revenus publicitaires? Les publics sont-ils prêts à payer le plein prix pour leur consommation? Pour la très grande majorité d’entre eux, il est prévisible que ce ne soit pas le cas à l’exception des publications à niche comme cela existe pour des publications spécialisées.

Cette affirmation ne fait que refléter les tendances actuelles : situation fort précaire de maints médias à l’exception de certains à très grande portée comme le New York Times, le Washington PostLe Monde et The Globe and Mail qui recourent à une tarification et aussi une télévision généraliste et gratuite en perte d’auditoire malgré la présence de subventions gouvernementales pour améliorer la qualité de la programmation. Ce sont les plateformes tels Netflix ou le Club Illico qui sont en croissance et qui se multiplient.

Où se situera le nouvel équilibre provoqué par cette destruction créatrice ? Je n’ai malheureusement pas la compétence pour sortir des sentiers battus même si on ne doit pas sous-estimer les effets de longue période de toute nouvelle technologie.

Qu’en est-il du contenu ?

La nouvelle plomberie des médias résultant du progrès technologique a-t-elle un impact sur le contenu? L’intellectuel canadien Marshall McLuhan y a répondu d’une façon catégorique avec l’expression Le média c’est le message, le medium influençant considérablement comment le message est perçu. À cet effet, il serait intéressant de comprendre comment la simple présence de canaux de nouvelles en continu a modifié la dynamique de l’ingurgitation de l’information.

Au lieu d’appliquer le cadre d’analyse des facteurs modifiant l’offre et la demande pour expliquer les variations du contenu des médias, je me limiterai à reproduire des extraits de deux textes qui initient une réflexion sur la présence de certains biais.

Le biais issu de la nécessité de plaire au plus grand nombre

Lors d’un discours à l’Université du Michigan, le chroniqueur du New York TimesBret Stephens a rappelé l’adaptation du journalisme aux caractéristiques de son auditoire, idée qui ne devrait pas surprendre un économiste :

Le journalisme, de par sa nature, doit nécessairement être à l’écoute de son public, à l’écoute de ses intérêts, sensible à ses goûts, attentif à son évolution. Si vous ne le faites pas, vous risquez de ne pas survivre en tant qu’agence de presse, sans parler de rédacteur en chef, de journaliste ou de chroniqueur.
Dans le même temps, le journalisme ne peut être qu’aussi bon que son public. Une couverture intelligente nécessite des lecteurs, des téléspectateurs et des auditeurs intelligents…

En résumé, nous ne pouvons pas être les gardiens de ce que vous pourriez appeler la civilisation libérale — en utilisant le mot libéral dans son sens large et philosophique, pas avec le sens idéologique uniquement américain — si nos lecteurs ont des instincts illibéraux, des esprits dénués de curiosité, des capacités d’attention courtes et même davantage prompts à s’emporter.  (Stephens, 2018) [traduction libre]

Le biais issu du besoin de convaincre le plus grand nombre

Dans le même ordre d’idées, j’ai récemment été déçu du peu de rigueur d’un extrait d’émission portant sur le réchauffement climatique, malgré la présence de deux scientifiques reconnus. Et cela m’a rappelé la pertinence de ce passage d’une conférence du Nobel George Stigler en 1964 à propos de la difficulté de voir les grandes réformes se fonder sur les résultats de la recherche (ce texte a été repris récemment par le Chicago Booth Review ):

Les meilleurs chercheurs ne sont pas les meilleurs réformateurs. Un chercheur doit être assez ouvert d’esprit, non émotif et rationnel. Un réformateur doit promettre le paradis si sa réforme est adoptée : une estimation franche et qualifiée des effets d’une politique publique donnée ne réveillerait jamais une majorité de l’inertie […] Il s’ensuit que les réformateurs se soucient peu des chercheurs méticuleux et n’utilisent que les parties de leurs travaux qui correspondent à leurs besoins, de la même manière que les publicités théâtrales présentent les adjectifs choisis parmi les critiques. Les chercheurs méprisent normalement les réformateurs, dont les réalisations académiques sont en fait généralement de niveau amateur. Réforme et recherche marchent rarement bras dessus bras dessous.  (Stigler, [1964], 2018) [traduction libre]

Conclusion

À mon âge, je ne suis probablement pas le mieux placé pour réfléchir sur l’avenir des médias traditionnels et nouveaux qui se livrent une compétition impitoyable qui a toutes les allures de la destruction créatrice de Schumpeter. L’univers de mon enfance était en effet des émissions de radio aujourd’hui oubliées comme Madeleine et Pierre et Yvan l’intrépide.

Devant les bouleversements qui ont présentement cours dans le monde des communications, il ne s’agit pas de prévoir leur devenir à long terme mais plutôt d’essayer de comprendre les différents aspects de leur évolution, tant du côté des facteurs de succès de l’offre de contenu que de celui de la demande de consommateurs faisant de plus en plus preuve de « capacités d’attention courtes et prompts à s’emporter ».

L’apparition de « fake news » peut notamment être interprétée à la lumière des deux biais introduits dans ce blogue : celui de la nécessité de plaire au plus grand nombre, et celui du besoin de convaincre le plus grand nombre.

Gérard Bélanger, Professeur retraité, Département d’économique, Université Laval, 
7 NOVEMBRE 2018

Note : L’auteur vient de publier aux Presses de l’Université Laval le livre Grandeur et misère de nos choix économiques

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