Qu’est-ce qu’être algérien aujourd’hui ? éloge du vivre-ensemble

Par Pr. Chems Eddine Chitour, Ecole polytechnique, Alger.


«Homo sum ; humani nihil a me alienum puto» (Je suis un homme ; je considère que rien de ce qui est humain ne m’est étranger).
(Heautontimoroumenos, Terence)

Beaucoup d’Algériens se sont interrogés sur le sens à donner à l’interdiction du repère culturel constitué par l’emblème amazigh qui de mon point de vue est un apport pour consolider l’Algérie dans la Tamazgha originelle un peu comme le drapeau européen brandi avec le drapeau des pays membres. Pendant 17 vendredis,  cet emblème a été accepté, voire revendiqué par tous les Algériens (nes). Pourquoi ouvrir la boîte de Pandore du projet de société  sachant qu’il y a d’autres priorités ? 

La signification de l’emblème amazigh 
L’emblème amazigh est un repère culturel et identitaire proposé pour les Berbères. Il a été créé par un Algérien,  Mohand Arab Bessaoud, ancien moudjahid, opposant au régime de Boumediène.  En 1998, le Congrès mondial amazigh officialise cet emblème à Tafira (îles Canaries). Le drapeau est composé de trois bandes horizontales de même largeur, le bleu qui symbolise la mer comme frontière méditerranéenne de Tamazgha, le vert qui symbolise les pays et le jaune qui symbolise la profondeur africaine. «Au centre, la lettre Yaz de l’alphabet tifinagh, forme humanoïde de la lettre ‘‘Z’’,  renvoie à la résistance berbère et à l’Homme libre. La lutte de ceux morts pour défendre la cause amazighe est portée par le rouge».(1)    
 Ce drapeau  à vocation strictement culturelle n’est revendiqué par aucun pays potentiellement constitutif de Tamazgha (Maroc, Tunisie, Libye, Mali, Tchad, Sénégal ) mais par des associations amazighes de ces pays qui pourraient en principe se reconnaître dans ce repère culturel. C’est de fait un emblème conçu par des Algériens qui espèrent lui donner une dimension nord-africaine. Est-ce que les droits culturels sont reconnus partout dans «Tamazgha», il semble que non, à titre d’exemple en Tunisie, l’Association tunisienne de la culture amazighe (ATCA), fondée en avril 2011, a demandé que la culture amazighe soit reconnue à l’Assemblée constituante. Comme on le voit le combat pour tamazight a du chemin à faire dans beaucoup de pays. L’Algérie a fait un grand pas dans la bonne direction. 

La plateforme de la Soummam du FLN et la dimension nord-africaine 
Il eut fallu de mon point de vue ancrer cette dimension maghrébine, pour commencer, en se référant au texte fondateur du FLN à travers la plateforme de la Soummam où cette ambition nord-africaine a été annoncée à travers la décision suivante : «L’Algérie, libre et indépendante, développera sur des bases nouvelles l’unité et la fraternité de la nation algérienne dont la naissance fera rayonner sa resplendissante originalité. Mais les Algériens ne laisseront jamais leur culte de la patrie, sentiment noble et généreux, dégénérer en un nationalisme chauvin, étroit et aveugle. C’est pourquoi ils sont en même temps les Nord-Africains sincères, attachés, avec passion et clairvoyance, à la solidarité naturelle et nécessaire des trois pays du Maghreb. L’Afrique du Nord est un tout, par la géographie, l’histoire, la langue, la civilisation, le devenir. Cette solidarité doit donc se traduire naturellement dans la création d’une fédération des trois États nord-africains.» 
Il est clair que cette reconnaissance amazighe n’est pas un problème uniquement algérien. Que l’Algérie prenne l’initiative d’une éventuelle unification, alors qu’elle abrite une population amazighe inférieure à celle du Maroc, c’est une bonne chose si nous étions en régime établi et que tous les problèmes de fond et prioritaires ont été réglées.  
Il ne faut donc pas faire sur ce repère identitaire un abcès de fixation. On peut regretter la décision  prise par le pouvoir d’interdiction de ce repère identitaire des Africains du Nord,  et pas seulement des Algériens.  C’est donc un bras de force qui n’a pas lieu d’être. Les problèmes du pays sont de constituer rapidement l’Etat de droit par les présidentielles.

L’apport premier de la dimension amazighe
Pour nous, nous sommes convaincus que ce qui est donc en jeu, ce n’est pas la langue arabe qui est consubstantielle de notre identité, mais la place de l’amazighité dans le récit national. Nous sommes tous autant que nous sommes pour l’épanouissement de la langue arabe dans l’absolu. Cependant, faut-il pour autant un comportement ostracisant concernant la langue amazighe dans sa diversité qui était là 18 siècles avant la venue des Arabes ! La langue amazighe devrait être un enrichissement revendiqué par toutes les Algériennes et Algériens quelle que soit leur latitude et non par une appartenance régionale. Pour témoigner justement de la présence des parlers berbères dans l’histoire de l’Algérie depuis près de trente siècles, nous allons rapporter le témoignage, celui du regretté professeur Mostefa Lacheraf qui parle avec autorité et respect du gisement ancien en langue amazighe : «Des noms et des lieux : revenons-y alors que l’ignorance chez nous bat son plein au sujet de ce pays, de ses noms et pas seulement au niveau d’un état civil désastreux, mais aussi à travers le choix des parents saisis par des mimétismes orientaux, occidentaux et rarement maghrébins. Noms berbères anciens et berbères punicisés par l’attrait culturel de Carthage. Noms berbères arabes berbérisés ou greffés d’amazigh. (…) Les topiques ou toponymes et lieudits à travers toute l’Afrique du Nord constituent, quant à eux, un véritable festival de la langue berbère, et l’on bute sur ses noms devenus familiers aux vieilles générations d’Algériens connaissant leur pays dans les moindres recoins du sous-continent maghrébin avec ses montagnes, ses coteaux, ses cols, défilés et autres. (…) Bref, un inventaire grandiose ou infinitésimal, un espace géographique modelé par les millénaires et s’exprimant en tamazight, la nature et les hommes confondus !»(2)

L’amazighité et l’arabité sont consubstantielles 
Nous devons être lucides.  Il est vrai que des sirènes malintentionnées susurrent que  la promotion de la langue amazighe se fait au détriment de la langue arabe, que l’Algérie risque de perdre son autre  dimension culturelle arabe que nous revendiquons aussi depuis plus de quatorze siècles ! L’émergence de la langue amazighe alma mater depuis près de trente siècles des Algériens, n’est pas circonscrite  à   quelques régions, mais ce sont toutes les provinces du pays qui, à des degrés divers, peuvent s’en revendiquer. Cependant les Algériennes et les Algériens qui aiment aussi la langue arabe sans en faire un fonds de commerce se doivent de défendre d’une façon séculière la langue arabe pour ce qu’elle est : une belle langue qui a connu son heure de gloire universelle quand elle était la langue scientifique pendant quelques siècles. Beaucoup d’entre nous dans leur jeunesse ont vibré aux rapsodies et autres «Mou’allaqate» «sorte de poèmes accrochés», où les joutes oratoires se faisaient à Oukadh. On rapporte que Samaouel, auteur juif antéislamique, auteur de la célèbre lamiatou Samaouel n’a pas voulu dévoiler un secret que lui avait confié Antar Ibn Cheddad mettant en péril de ce fait la vie de son fils. Depuis, l’expression «aoufa min Samaouel» «Plus fidèle – au serment — que Samaouel» a traversé les siècles.
  Par la symbiose permise par le Coran, les Arabes réussirent à fédérer à l’ombre de l’islam tous les savants qu’ils soient maghrébins amazighs, perses, kurdes, arabes chrétiens, juifs. C’est tout naturellement que les savants de l’époque, juifs, chrétiens assyriens, perses, se sont mis à l’arabe, langue plus fluide. Quand Maimonide écrivit Dalil el Haïrine (le livre des égarés), son ouvrage majeur qui est encore une référence dans le monde juif, il le fit en arabe au lieu de l’hébreu. le vrai miracle de la langue arabe est qu’elle a été la langua franca pendant des siècles. Enfin, dans le Nouveau Testament, les dernières paroles du Christ ont été laissées en araméen à laquelle l’arabe se rattache tout comme l’hébreu. 
A leur lecture : «Ya ilahi, Ya ilahi, Lima sabactani ?» «O mon Dieu, O mon Dieu, Pourquoi m’as tu laissé tomber ?» que les Chrétiens occidentaux ânonnent pieusement sans savoir, un locuteur arabe les comprend parfaitement : «Mon Dieu pourquoi as-tu pris de l’avance sur moi – Tu m’as abandonné ?»…
L’illustre savant Jacques Berque explique dans un délicieux petit ouvrage Les Arabes et nous que «la fonction de la langue pour les Arabes est différente, supérieure à celle qu’elle remplit pour les Occidentaux. Il donne un exemple : ainsi, en arabe, les mots se rapportant à l’écrit dérivent tous de la racine k.t.b. : maktûb, maktab, maktaba, kâtib, kitâb. En français, ces mêmes mots sont: écrit, bureau, bibliothèque, secrétaire, livre. Les mots français sont tous les cinq arbitraires, mais les mots arabes sont, eux, «soudés par une transparente logique à une racine qui seule est arbitraire». «Alors que les langues européennes solidifient le mot, le figent, en quelque sorte, dans un rapport précis avec la chose, le mot arabe reste cramponné à ses origines. Il tire substance de ses quartiers de noblesse.»(3)
On apprend que des voix se sont élevées contre l’épreuve de lettres arabes au bac où un auteur algérien d’origine berbère, Fodil Ouartilani, aurait fait l’apologie de la langue arabe. Pourquoi pas, dirions-nous ? La langue arabe est pour les Algériennes et les Algériens consubstantielle de l’identité. La  citation proposée est de Térence, un poète vraisemblablement d’origine berbère,  né aux alentours de 190 avant J.-C. et mort à Rome en 159 av. J.-C. Son œuvre a exercé une influence profonde sur le théâtre européen, de l’Antiquité jusqu’aux temps modernes.  Il est  à espérer seulement que dans les épreuves du bac prochaines, on fasse aussi place aux auteurs amazighs d’expression notamment latine (Apulée, Lactance, Fronton, Terence) qui ont contribué au savoir universel et à la dimension humaine des droits de l’homme.
Ce qui donnerait une dimension de plus à l’apport universel de notre pays. Ceci qui contribuerait certainement à enrichir le patrimoine culturel de l’Algérie.         
A  côté des auteurs d’expression arabe et française, une place serait dévolue aux auteurs anciens qui sont autant de marqueurs identitaires et tout ce qui peut enrichir le patrimoine culturel de l’humanité se doit être valorisé.  

La nécessaire union autour d’un projet de société
On sait que tous les pays sont, à des degrés divers, vulnérables. Plus que jamais nous sommes victimes du Rapport Lugano conçu par l’Occident et dont le message global est celui de provoquer l’errance identitaire qui touche à des degrés divers tous les pays et d’une façon dangereuse les pays vulnérables. On sait que tout est fait pour attiser les tensions religieuses et «ethniques». Nous ne nous sommes jamais posé la question de savoir ce que nous sommes réellement. Sommes-nous algériens par la naissance, par la religion, par l’ethnie ou par la présence lointaine dans le pays ? Toutes ces questions attendent d’être résolues. Sommes-nous une nation ? Nous sommes en 2019, il y a encore des Algériens qui s’identifient à leurs quartiers, leurs tribus, leurs régions, mais jamais à l’Algérie plurielle en tant qu’Algériens.  Comment alors conjurer les démons de la division et aller vers le vivre-ensemble ? L’historien Ernest Renan formule l’idée qu’une nation repose à la fois sur un héritage passé qu’il s’agit d’honorer, et sur la volonté présente de le perpétuer. L’avènement d’une nation passe par une Histoire assumée par tous. Et pour le paraphraser, «le vivre-ensemble à l’ombre des lois de la république devrait être un plébiscite de tous les jours». Le moment est venu de faire preuve d’audace pour être en phase avec le mouvement du monde, sans rien perdre de nos identités multiples. Savons-nous qu’en Inde, il y a plusieurs centaines de langues qui coexistent sans heurt ? Chaque région s’épanouissant dans le cadre d’un Etat fédéral.
De plus, pourquoi devons-nous à tout prix copier le modèle jacobin centraliste hérité et qui étouffe les particularités ? En France, il fut une époque où il était interdit aux élèves de parler breton, ou corse sous peine de sanctions. 
Aux Etats-Unis, les 50 Etats sont autonomes et l’Etat fédéral est là pour laisser chacun des gouverneurs des Etats gérer de façon optimale avec les citoyens au mieux les affaires de l’Etat. Ne peut-on pas penser le moment venu, à une organisation type Landers allemands ou Etats américains où chaque région dispose d’une autonomie dans le cadre d’un Etat fédéral qui est garant des fondamentaux ?
Qu’on prenne garde ! La bête immonde de la partition qui a eu raison de civilisations millénaires aussi prestigieuses, comme l’Irak, la Syrie, ne nous fera pas de cadeau. Le jacobinisme en Algérie a montré ses limites. Il nous faut imaginer un modèle de vivre ensemble qui libère les initiatives par une décentralisation intelligente. Le peuple se souviendra le moment venu de ceux qui jouent les Ponce Pilate alors que le feu est dans la maison. 
Les vrais défis qui nous attendent se résument encore une fois  à tout ce qui favorise l’éducation. Pour moi, tout commence à l’école ; le meilleur capital, la meilleure richesse de ce pays consiste en la mise en place graduelle d’un système éducatif performant.  Tout doit être fait pour amener à ce brassage. Plus que jamais nous devons nous unir pour conjurer les périls. L’effritement identitaire est un projet planétaire qui n’épargne pas les nations faibles.

La situation économique délicate
Justement dans ce cadre, la situation économique du pays est grave. Nous n’avons pas le droit de continuer ainsi. Même si on sait que le système éducatif est dans le creux de la vague, son temps de réponse est long. 
L’immédiat est de penser le futur immédiat. Les cours mondiaux du gaz se sont effondrés ces derniers mois, passant de presque 4 $ par million de BTU, mi-janvier, à moins de 2,4 $ en ce moment. 
Le baril est à 62 $. Pour vivre comme nous vivons il nous faut un baril à 110 $. Dans moins de deux ans, ce qui reste de la rente des 75 milliards de dollars sera gaspillé. Il est tragique de dire que nous n’avons pas de solution. Le  gouvernement intérimaire continue sur la vitesse acquise et ne tente pas de freiner l’hémorragie en diminuant le train de vie de l’Etat en faisant la chasse au gaspillage. 

Conclusion
Les défis exaltants auxquels est confronté le pays nous commandent plus que jamais d’être unis, car une nation apaisée qui s’accepte dans ses multiples dimensions pourra mettre ses citoyens en ordre de marche pour conjurer les périls à venir.  Nous ne pouvons avancer que par des ruptures. Il nous faut avancer sans tarder vers la solution de la transition vers la deuxième république. Cette république qui dans la nouvelle Constitution aura à graver dans le marbre cet héritage indivis que nous partageons depuis près de trente siècles, à savoir le socle identitaire premier : la dimension amazighe enrichie par l’apport de la langue arabe 18 siècles plus tard. L’emblème  culturel de la dimension amazighe n’appartient pas aux Kabyles, il appartient en fait à toutes celles et ceux qui ont ensemble ce désir de vivre ensemble non pas face à face, mais côte à côte. Il appartient aussi à tous les pays qui ont ensemble l’usage de tamazight et qui veulent s’y reconnaître  
Il est temps que l’Etat se mette rapidement au travail car les vrais défis du pays sont d’une autre nature et il est navrant de tenter de disperser les énergies du peuple du 22 février. Il est heureux qu’une fois de plus le peuple a fait preuve de sagesse. Mais la mise en route de l’Algérie ne devrait pas souffrir de retard.  Les Algériennes et les Algériens  donnent l’impression de vivre sur un nuage. Tout les vendredis nous donnons notre avis en protestant. Nous agréons toutes les arrestations.  Soit !  La justice doit passer. 
Evitons des procès-spectacles et les vengeances pour faire plaisir au peuple. Allons en rangs unis vers la deuxième république. Les Algériennes et
 les Algériens de ce  XXIe siècle, fiers de leur socle identitaire trois fois millénaire, auront  sans nul doute à cœur de rattraper le temps perdu, elles et ils participeront à la construction du pays en étant, acteurs (ices) ce faisant de son destin ne laissant aucun interstice à l’aventure dans cette Algérie qui nous tient tant à cœur.
C.E.C.

1. https://www. huffpostmaghreb.com/ 2017/09/04/drapeau-amazigh_ n_17908218.html   
2. Mostefa Lacheraf : Des noms et des lieux, éditions Casbah, pages 19 à 30 (1998)
3. Jacques Berque : islam-fraternet. com/maj-0598/berq.htm


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