Algérie / Rachad et l’impensé du politique

Par la signature «personnelle» de M. Belabbès aux côtés du penseur et architecte de l’organisation Rachad, Dhina, une phase historique a pris fin par indifférenciation politique.

Le «je» au singulier, comme la démarche personnelle en politique, ont démontré toutes les limites à mener un projet au bout de ses espérances, un héritage dilapidé, alors que tout indiquait de la possibilité historique de doter l’Algérie et les nouvelles générations d’un cadre organisé et d’un programme politique, résolument moderne, inscrit dans le rejet des fatalités et des régressions toujours possibles. Toutes les questions politiques que traversait notre société par rapport à l’histoire se résumaient en une seule : «Faire durer la colonialité et l’avilissement ou élever l’Algérien à la dignité du droit et des libertés.»

La réalité est amère. Nous ne savons pas penser la société sous l’angle de sa structuration politique par incompétence de la pensée et de l’imagination politique, comme nous ne savons pas penser la catastrophe coloniale et l’hécatombe des guerres (Première et Deuxième Guerres mondiales, Mai 45 et 54-62), l’expérience post-coloniale des coups d’État, de la décennie noire et les avatars politiques qui nous ont conduits à l’état où nous sommes aujourd’hui. Il faut repenser l’Algérie à partir du gouffre où elle se trouve et des lâchetés qui structurent la fausse conscience et les postures politiques. Raisons impératives pour que la pensée démocratique ne se laisse plus engourdir dans l’océan des opinions dominantes ni s’aveugler par la succession et le choc des événements.

A elle seule, la domination du régime algérien n’exonère pas les acteurs politiques de l’opposition à faire l’analyse de leurs propres faiblesses et les impasses des stratégies adoptées. Depuis le discours politique jusqu’à la participation électorale – présentée, celle-là, comme un acte d’opposition alors qu’elle est une résignation – la pensée du politique est restée en l’état depuis la mort prématurée de Frantz Fanon, même si la problématique n’est pas du seul ressort des politiques, mais échoit également aux compétences et responsabilités du monde universitaire et de «l’intelligentsia».

Rachad est une ONG organiquement mal connue, sauf qu’elle dispose de réseaux internationaux. Elle est la partie émergée de l’iceberg qui cultive un discours assez policé pour être fréquentable. Elle aurait été un avatar tardif de la décennie noire et ce que subsistait encore du contrat Sant’Egidio, si ce n’était la constance du soutien des défenseurs des droits de l’homme, d’une partie des socialistes et de quelques universitaires ; un ensemble composite dont l’une des fonctions sert à bloquer le débat politique sur la démocratie et culpabiliser les acteurs qui s’inscrivent radicalement contre ce courant politique.

Les premiers, cachent une misère intellectuelle et une conception archaïque des droits de l’homme, même modernisées par le langage du droit et qu’illustre parfaitement la mise en scène et le soutien politique à l’un des principaux idéologues de la décennie rouge. Les seconds sont restés trop longtemps sous l’emprise d’un socialisme totémique et ne pourront évoluer sur la question de leur soutien politique qui hypothèque l’espérance démocratique sans une remise en cause librement débattue, et les troisièmes, universitaires, conçoivent le politique à partir du terrain cru des réalités sociologiques.

Maître Bouchachi, avocat et défenseur emblématique des droits de l’homme, a, le jour anniversaire de la révolution citoyenne, le 21 février, rendu visite au plus controversé des idéologues du FIS dissous, avec l’argument alambiqué des droits bafoués d’un seul homme, Ali Belhadj. La démarche et l’argument sont compassionnels à l’endroit de l’opinion, mais cachent mal une entreprise émotionnelle de désinformation et une méconnaissance scandaleuse de la sensible question «des droits de l’homme» ; scandaleuse au motif qu’elle est avancée comme l’argument du droit d’un homme, feignant d’ignorer que c’est d’abord des droits qui s’étendent et englobent la société entière. Un discours de dénonciation, même au noble motif de la résistance à l’oppression, est très en deçà des objectifs politiques de la déclaration universelle des droits de l’homme. Sans le savoir, l’avocat reproduit les critiques formulées depuis un demi-siècle par toutes les théories conservatrices ou néolibérales venues à l’assaut des droits de l’homme, qui les rabaisse à des droits individuels, non valide face au primat et à l’intérêt de la communauté incarnée dans l’Etat, la nation, l’identité et l’histoire ou non indispensables au capital et au marché pour faire le bonheur du contribuable et du consommateur.

Faut-il rappeler que les droits de l’homme ne sont pas individuels, mais constitutifs de l’espace social, un principe de composition des libertés sous la règle de l’égalité, admis comme fondateurs du droit pour compliquer la décision politique. Leur essence politique dessine un horizon et un idéal démocratique qui consacrent la coexistence en société par les libertés de tous et d’un seul, dans la division et la pluralité. Alors que la théocratie est constitutive d’une société contraire qui plombe l’ordre politique, social et économique et les rend indiscernables, elle transforme les croyances en détermination sociale. Le recours à l’idéologie – la conception politique de la religion est une idéologie – pour faire de l’Etat et du peuple une masse compacte qui ramène toute existence humaine à la raison religieuse.

La société n’est pas donnée à partir de ce qu’elle est réellement, mais à partir d’une projection fantasmée du retour aux sources immaculées. Deux visions du monde diamétralement opposées qui nécessitent un choix par la rupture. En définitive, c’est une construction sociale et une conquête politico-juridique de la modernité que le défenseur des droits de l’homme assume ou n’assume pas, et dans le cas contraire, il doit parler d’autres droits pour promouvoir une autre vision du monde qui place l’homme dans un horizon qui encercle la parole publique avant de la privatiser, abolit le pouvoir et avec lui la loi et le savoir.

Pour une partie des socialistes algériens (FFS) le soutien constant et durable à la mouvance fondamentaliste depuis l’interruption électorale des législatives de 1991 est motivé par le respect du choix du peuple, faisant admettre subrepticement à l’opinion que la démocratie est une élection. Démarche qui donnera la rencontre de Sant’Egidio, pour finir dans le leitmotiv du «qui-tue-qui». Et pour une autre partie (l’extrême gauche), la stratégie est de combattre l’ordre libéral bourgeois et le capital international sur des considérations idéologiques, et l’alliance et le soutien de l’intégrisme reste un instrument pour une finalité qui ne s’embarrasse pas de moyens.

Quel était l’état des institutions algériennes en 1992 et pouvaient-elles résister à l’assaut politique et idéologique du FIS ? Une élection, dans les conditions politiques insurrectionnelles de 1991, allait-elle constituer une alternative démocratique ? Le Fln et le Fis avaient-ils des traditions démocratiques et l’autonomie suffisante pouvant garantir et légitimer les engagements politiques pris avant, pendant et après le contrat de Rome ? Les urnes n’ont-elles pas, dans le passé, porté tous les extrêmes au pouvoir ? Et pour finir, les générations nouvelles qui demandent un Etat civil et non militaire, des libertés et une vraie démocratie, sont-ils condamnés à vivre les changements politiques par la reproduction à l’identique du périmètre et des paramètres de la confrontation politique de 1991 ?

Pour le sociologue Addi Lahouari, l’analyse de la crise politique algérienne prend fait et cause pour le réel, c’est-à-dire à partir de l’infrastructure sociologique et les faits immédiatement observables, faisant l’impasse sur la symbolique qui détermine en partie les enjeux politiques qui travaillent la société algérienne. Si dans les sociétés séculières, le religieux ne joue plus aucun rôle pour déterminer les rapports politiques, dans les sociétés islamiques, le symbolique et le sacré se trouvent mêlés, rendant les phénomènes culturels et sociaux comme les phénomènes politiques et religieux indiscernables, un travail de dé-différenciation entamé, dès l’accès de l’Algérie à l’indépendance, par des forces politiques pré-modernes présentes dans le Mouvement national, dans la Révolution, dans le parti unique et les appareils d’Etat.

Des pans entiers de la vie politique et institutionnelle sont tombés sous leur hégémonie, provoquant une catastrophe dans les domaines de la culture, du culte, de l’éducation et du monde de la recherche et des universités. Une entreprise politique d’un grand remplacement d’un peuple par un autre, si ce n’est l’autonomie de quelques sphères sociales et politiques qui ont gardé la mémoire vive de l’Algérie algérienne.

C’est ce travail de dédifférenciation qui génère une double violence sociale et politique, à désigner des boucs émissaires que sont les femmes, les Kabyles, les minorités et les démocrates républicains comme l’ennemi intérieur et certains pays étrangers comme l’ennemi extérieur, quand ce n’est pas carrément le mode de pensée universel. L’universitaire ignore aussi que les fondamentalistes religieux ont travaillé une contre-culture qui a donné «une catégorie populaire de la pensée politique» dans une fausse évidence que notre histoire n’est faite que de crimes et de violence, de cynisme et de mensonge, vidant nos conquêtes politiques et notre histoire de toute éthique, et qu’il faut une sacralité religieuse pour réinterpréter à leur convenance notre réel. Sans un travail de différentiation dans une société ni l’art, ni la science, ni le savoir et encore moins la politique ne peuvent nous donner du sens. C’est cette hypothèque sur la symbolique collective qu’il faut lever. Le monde n’est-il pas un signifiant vide qu’il faut charger de sens !

L’impensé du politique est la clé de compréhension de l’impasse actuelle. Quitter le champ verbeux et suspect de la morale pour aller vers l’infrastructure de faire-société est le premier enjeu de la démocratie, conditionnée, dans notre cas, par l’affirmation de la République et ses valeurs, de l’Etat et des institutions comme préalables indépassables pour affirmer l’Etat de droit, les droits de l’homme et la démocratie.
Dans une société post-coloniale, à défaut de conditions d’un débat serein, la logique de la réflexion doit être inversée et non plus penser la démocratie exclusivement à partir des menaces qui pèsent sur elle, mais aussi de son ancrage dans le politique, qui n’est pas perceptible dans la clarté par la majorité des Algériens.

C’est une question vertigineuse qui impose, par delà le défi qu’elle comporte, une responsabilité éthique et intellectuelle dans les enjeux actuels.

Qu’est-ce que la démocratie libérale en dehors de l’Europe, de l’Amérique du Nord et de quelques autres pays ? Autrement formulée, quelle forme peut prendre la démocratie dans sa forme universelle, hors de ses référents historiques, symboliques et politiques ? Et, dans notre contexte, quel contenu éthique devra l’habiter pour circonscrire le moralisme stérilisant, la concevoir sans référent théologique, idéologique, historique ou racial et sans la figure imaginaire de l’ennemi ? Le plus sérieusement du monde, la démocratie peut-elle s’accommoder d’un courant politique qui dicte, à sa convenance, le monopole «du bien et du mal» et de partis incapables d’évoluer en dehors de l’arc référentiel théologique, à l’instar de tous les partis islamistes ? Et les normes, la violence et la passion du pouvoir ? Des questions indépassables, au cœur même du raisonnement et du dispositif intellectuel amenés à penser la démocratie et la forme de société qui lui sert d’infrastructure.

Reconstruire le champ sémantique, conceptuel et le discours politique pour redonner un contenu et charger de sens la démocratie. Repenser la question des droits de l’homme et les perspectives pragmatiques qu’elle ouvre pour toute la société et non pour légitimer ou servir de piédestal à quelques idéologues. Reposer la question de qu’est-ce que le socialisme ou la social-démocratie et les stratégies par clivage politique pour ancrer le politique et la question démocratique dans la modernité radicale et ses valeurs universelles, refusant le piège du relativisme ; débattre de la cohésion sociale et culturelle et la valeur sacrée que représente l’individu ? De l’économie et les fulgurances technologiques pour anticiper notre place dans le dessein de la nouvelle mondialisation.

Des raisons suffisantes pour balayer le passé et se tourner vers l’avenir. Nous risquons de traiter indéfiniment le solde de nos conflits, alors que l’avenir est déjà au le présent. Ce sont, là aussi, les angles morts de la transition politique et des préalables qui conditionnent l’ouverture de ce chantier.

Par le Dr Belmekki Salah , Psychiatre


Lire aussi :

>>> Coronavirus et résilience des religions


Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *