Le rapport Stora vu d’Alger : un travail «francocentriste» destiné aux «algéronostalgiques»

Le rapport de l’historien Benjamin Stora sur «les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie» est perçu de l’autre côté de la Méditerranée comme un travail «francocentriste» mettant en avant une vision à sens unique du passé colonial français. Côté officiel, le rapport n’a toujours pas provoqué de réaction.

L’historien Benjamin Stora a remis, mercredi 20 janvier, son rapport au Président français Emmanuel Macron. Un document de 147 pages qui constitue une première étape d’un «apaisement du contentieux historique » entre la France et l’Algérie.

​Camus, le «meilleur des pieds-noirs»

À Alger le travail de l’historien originaire de Constantine a donné lieu à de vives critiques. À l’exemple du quotidien Jeune Indépendant qui estime: «Stora, même précautionneux et méthodique dans ses formulations, était otage des lobbies mémoriels français.» Un manque de «sincérité» ressenti également par Hassan Arab, journaliste et chercheur universitaire, à l’université Alger II. Interrogé par Sputnik, il estime que le rapport de Benjamin Stora est un travail «francocentriste» destiné aux «algéronostalgiques» commandé par une  «France officielle donneuse de leçons».

«Le rapport de Benjamin Stora est biaisé et nous le constatons dès les premières pages. Son intitulé fait référence à la guerre d’Algérie ce qui confirme la volonté française de ne pas reconnaître la guerre d’indépendance. Ensuite, il cite Albert Camus, un intellectuel considéré comme étant le meilleur des pieds-noirs. Hors cet écrivain n’a jamais reconnu le combat des Algériens pour leur indépendance», affirme Hassan Arab.

 

Après avoir lu ce rapport, l’universitaire en a conclu que «Stora n’est pas dans une démarche scientifique mais dans une posture politique». Hassan Arab cite l’exemple de la question des excuses et de la repentance qui selon lui, n’a jamais été une exigence de l’État algérien.

L’Algérie exige une reconnaissance des crimes et des actes commis durant 132 ans de colonisation. Le problème est là, la France doit reconnaître l’ensemble des crimes. Mais, dans ce rapport,  il n’est même pas question de reconnaissance. La France ne parvient pas encore à regarder en face les actes commis en Algérie. Benjamin Stora a tendance à mélanger les choses. Il a mis sur le même pied d’égalité les Algériens qui ont résisté contre le colonialisme et les harkis», précise le chercheur algérien.

 

Cette question de la repentance est au centre des débats en France puisque le jour de la remise du rapport Stora, l’Élysée avait annoncé par la voix d’un «conseiller» du Président, qu’il «n’est pas question de présenter des excuses». « La repentance est vanité, la reconnaissance est vérité. Et la vérité, ce sont les actes.» Mais, pour Hassan Arab, le rapport de Benjamin Stora ne permet aucun travail de «reconnaissance» puisqu’il occulte une grande partie de l’histoire coloniale française en Algérie.

Des ossements pour fabriquer du sucre

Selon l’universitaire algérien, le rapport s’est focalisé sur la guerre d’Algérie et n’a fait aucune référence à la période qui s’étend du XIXe siècle jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, estime-t-il, une longue série de crimes ont été commis dès l’entrée de l’armée française sur le territoire algérien en juillet 1830.

«Les enfumages, les exterminations de populations, la famine de 1866, les déportations, rien de cela ne figure dans ce rapport. Les crimes sont aussi d’ordre économique avec les expropriations qui se sont généralisées dès le début de la colonisation sur l’ensemble du territoire algérien. La Société générale algérienne a été une institution financière qui a tiré des dividendes de l’exploitation des forêts et des terres agricoles qui appartenaient aux populations algériennes. Ce n’est pas tout, Benjamin Stora fait l’impasse sur la destruction de la culture algérienne et même sur le pillage de  biens culturels dont un nombre important est encore situé en France », ajoute Hassan Arab.

Concernant l’entretien des cimetières chrétiens et juifs, qui figure parmi les recommandations finales de ce rapport, le professeur à l’université Alger II affirme regretter de ne pas avoir lu aussi un passage sur la destruction des cimetières locaux dès le début de la colonisation.

«À Alger pour construire la rue d’Isly, actuelle rue Larbi Ben Mhidi, l’administration coloniale a détruit un grand cimetière. Le pire, c’est que beaucoup d’ossements ont été exhumés et envoyés à Marseille pour fabriquer du noir animal, une sorte de charbon qui entrait dans la transformation du sucre», précise-t-il.

Reste la question sensible de l’accès des chercheurs aux archives algériennes détenues par l’administration française. Hassan Arab plaide pour une restitution de ce fonds documentaire qui permettra de retracer l’histoire de l’Algérie.

«Contrairement à l’idée que l’on tente d’imposer, notre pays n’est pas né en 1962 au terme d’une guerre. La question des archives est essentielle. Ces documents ne concernent pas uniquement la période coloniale, mais aussi toute la période antérieure. Parmi ces documents figurent des manuscrits précieux qui permettent de comprendre ce qu’était réellement l’Algérie, notamment ses relations diplomatiques avec les puissances de l’époque comme les États-Unis et le Royaume-Uni. Cette mémoire a été volée et mise au secret en France», regrette-t-il.

 

Pour l’heure, les autorités algériennes n’ont pas encore réagi au contenu de ce rapport qui, pour le principe, résulte d’une démarche commune. En effet, en juillet 2020, le Président Abdelmadjid Tebboune avait nommé son conseiller chargé des archives et de la mémoire, Abdelmadjid Chikhi comme vis-à-vis de Benjamin Stora. La réponse d’Alger pourrait intervenir dans la copie que Chikhi se doit de remettre au Président algérien. Hassan Arab considère que ce travail est tellement complexe «qu’il nécessite l’intervention d’une équipe de plusieurs historiens spécialisés». «La partie algérienne devra travailler sur ces questions sensibles de façon sereine et avec des arguments scientifiques pour démontrer clairement les actes commis par la France coloniale durant 132 ans», ajoute-t-il.

 L’historien Fouad Soufi sur le rapport Stora: Comment sortir de «l’argumentaire politique» ?

                            par El-Houari Dilmi 

  Le rapport Stora sur la « colonisation et la guerre d’Algérie » continue de susciter des réactions sur les deux rives de la Méditerranée. En effet, bien que critiqué par certaines voix en Algérie, le rapport de l’historien français Benjamin Stora pourrait ouvrir le débat «en dehors de l’argumentation politique», affirme son collègue algérien Fouad Soufi dans un entretien avec l’AFP. Fouad Soufi, spécialiste de l’histoire contemporaine de l’Algérie, expert des archives, reconnaît la complexité de la tâche confiée à M. Stora par le président Macron, face aux « courants nostalgériques » et à ceux « foncièrement anti-France en Algérie », estime-t-il. « Il a essayé de passer entre ces deux positions extrémistes pour faire appel au bon sens et tisser entre les deux pays des passerelles dans la sérénité », ajoute M. Soufi.

A ce stade, «son apport le plus important est d’ouvrir le débat en Algérie», a encore estimé le chercheur au Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle (CRASC) d’Oran, ajoutant que Benjamin Stora « n’a formulé que des préconisations » à l’attention du chef d’Etat français, dont la création d’une commission «Mémoire et Vérité». Le dernier communiqué de l’Elysée, dans lequel était dit qu’il n’y aura pas « de repentance ni d’excuses » mais de simples « actes symboliques », a suscité de vives critiques dans les médias et dans la rue algérienne. « On va enfin discuter de ce qu’il faut demander à la France, de quelle attitude va être celle de l’Algérie, en dehors de ceux qui préconisent la cassure totale », a encore indiqué Fouad Soufi, pour lequel le dialogue mémoriel « présuppose qu’on discute en dehors de l’argumentation politique ». Et d’espérer que le rapport Stora puisse « marquer un nouveau cap dans la quête de réconciliation ».

« L’émergence de nouvelles générations qui n’ont pas connu la période coloniale favorisera ce travail d’apaisement », a encore affirmé le chercheur en Histoire, regrettant au passage « la cristallisation, notamment dans les médias, autour des deux dossiers ultra-sensibles de la demande de repentance française et des harkis ». S’il estime que des excuses ne sont « pas essentielles » à la réconciliation des mémoires, il relativise la place donnée dans le rapport Stora à la question des harkis, « désormais peu nombreux », selon lui. Alors que l’historien français préconise de faciliter leurs déplacements et ceux de leurs enfants, M. Soufi assure que «les enfants de harkis n’ont jamais été interdits du territoire algérien». Les mesures symboliques voulues par Emmanuel Macron, comme la restitution en juillet de 24 crânes de résistants anticoloniaux du XIXe siècle sont «des gestes simples et donc faisables». Elles visent notamment à « inscrire l’histoire d’Algérie en France », avec par exemple la proposition de Benjamin Stora d’installer une stèle en hommage à l’Emir Abdelkader à Amboise (centre de la France), où le héros national algérien a été détenu avec plusieurs membres de sa famille en 1848. Le contentieux principal, estime M. Soufi, reste celui des archives, pomme de discorde entre Alger et Paris, notamment en ce qui concerne la domiciliation des documents originaux.

Les archives: pomme de discorde entre Alger et Paris

« Dans les relations d’Etat à Etat, les archives sont un point nodal. Un Etat sans ses archives n’est pas un Etat », juge cet ancien archiviste. Alors qu’Alger demande la restitution de «la totalité» des archives se rapportant à l’histoire nationale, Paris s’en tient à un « accès facilité » pour les chercheurs des deux pays. Et si le rapport Stora propose que « certaines archives (originaux) soient récupérées par l’Algérie », il ne mentionne pas lesquelles, ne faisant référence ni à celles de la Régence d’Alger, sous l’Empire ottoman, ni à celles de l’Armée de libération nationale (ALN) pendant le conflit. « Les archives nous rattachent au plus profond de nos racines et tout ça, ce sont les Français qui nous l’ont appris », plaide Fouad Soufi. Parmi ses propositions pour une « réconciliation des mémoires » entre Paris et Alger, l’historien français Benjamin Stora recommande la reconnaissance par la France de l’assassinat, maquillé en suicide, de l’avocat le chahid Ali Boumendjel pendant la «bataille d’Alger» en 1957.

Plus de 60 ans après, sa nièce Fadela Boumendjel-Chitour, professeur de médecine et militante des droits humains, se souvient avec émotion de son oncle, dont la mort «a façonné» son adolescence, a-t-elle déclaré à l’AFP. La voix nouée, son récit entrecoupé de larmes, la septuagénaire dénonce un «mensonge de l’Etat (français) qui fut dévastateur». La veuve d’Ali Boumendjel, ses parents, sa fratrie et un de ses fils sont morts sans que la vérité ne soit révélée officiellement. «Lorsque nous avons appris le 9 février 1957 son arrestation, mon père était alors avocat à Paris. Je me souviens à quel point la simple annonce de son arrestation a constitué un électrochoc pour mon père», raconte Mme Boumendjel-Chitour.

Ce qui a bouleversé sa famille, c’est que jusqu’aux aveux du général parachutiste Paul Aussaresses en 2000, la mort d’Ali Boumendjel a été maquillée en suicide. «Je crois que les responsables politiques français ne mesurent pas à quel point des familles entières ont été dévastées par les mensonges d’Etat», souligne la nièce du militant assassiné. Elle aimerait que l’on reconnaisse que « le colonialisme est une atteinte à la dignité humaine au même titre que la Shoah et l’esclavage ». « La réhabilitation (d’Ali Boumendjel) est une approche de la vérité. C’est bien, à condition que l’on reconnaisse qu’il a été sauvagement torturé durant des semaines et que son assassinat a été masqué en suicide », dit-elle du rapport Stora.


    Mots et maux de l’histoire

                  par Abdelkrim Zerzouri     

  Tout n’a pas encore été dit sur ce rapport Stora remis au président français Emmanuel Macron et rendu public sous le titre «Les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie».

L’heure est-elle à passer à la balance les mots sur les maux du colonialisme ? Apparemment, pas d’emballement, pour l’instant, sur un sujet qui a fait, et fait toujours, couler beaucoup d’encre. C’est à peine si on a effleuré son lourd contenu, au sens propre et figuré, d’un côté ou l’autre de la rive méditerranéenne. Hormis les lectures médiatiques qui ne donnent à voir que le contenu du rapport, la réaction officielle de l’Elysée prend son temps, qui pourrait s’étaler selon l’établissement d’un pont avec le palais d’El Mouradia, qui devrait adjoindre sa vision sur ce dossier, confié de ce côté-ci à l’historien Abdelmadjid Chikhi par le président Tebboune. A Alger, on a parlé, pour le moment, en second plan de ce rapport dans une dépêchede l’Agence officielle, où le trait saillant a été consacré à la plaidoirie des associations de chercheurs, juristes et archivistes, ainsi qu’un large panel d’historiens français, qui ont saisi le Conseil d’Etat de leur pays pour obtenir «l’annulation» d’une nouvelle instruction interministérielle restrictive sur le plan de l’accès aux archives contemporaines, classées «Secret Défense». L’Algérie réclame la récupération de «la totalité» de ses archives de la France et cette nouvelle instruction interministérielle pourrait faire barrière à la concrétisation de ce travail primordial dans cette recherche d’une réconciliation des mémoires. La circonspection est également manifeste à travers les comptes rendus des médias, alors que les commentaires des internautes ont été plus critiques à l’égard des propositions contenues dans le rapport en question. Globalement, on estime que le rapport reste modeste avec ses conclusions paraboliques par rapport à la force politique imprégnant la volonté de celui qui a demandé ce travail, en l’occurrence le président français, qui a publiquement et ouvertement reconnu, quant à lui, que le colonialisme est un crime contre l’humanité. Mais, cette dernière sortie de la présidence française, qui a annoncé à la veille de la remise du rapport Stora que « des actes symboliques sont prévus mais qu’il n’y aura ni repentance ni excuses », a fait de l’ombre à la position, qu’on croyait tranchée, du président français. Ce dernier attendra-t-il une confrontation des conclusions du rapport Stora avec le rapport Chikhi avant de proposer sa feuille de route pour arriver à une réconciliation des mémoires ?

Sûrement, car il faut être deux pour parler de cette réconciliation des mémoires. Et, il n’est pas dit que le regard politique sera identique à la conception académique du sujet. Probablement que les deux présidents algérien et français éviteraient les mots qui focalisent les tensions et les aversions, et aller directement à l’essentiel qui traduirait dans le fond les mêmes expressions, ou presque, sans en parler. Privilégier les actes plutôt que les mots ? Cela reste à voir.


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