Pourquoi il faut renouer avec le protectionnisme

Pour renforcer notre souveraineté économique, il est urgent d’éliminer les trois pièges mortels mis en place depuis 40 ans et de remettre en place les barrières protectionnistes sans lesquels nous ne pourrons mener une politique de développement ambitieuse : sortir de l’accord d’association avec l’Union européenne, remettre en place des barrières douanières élevées et rééquilibrer rapidement notre politique de change pour mettre fin à la saignée de nos réserves de change et protéger nos recettes d’exportations immédiates qui sont nos investissements futurs.

  1. Sortir des accords d’association avec l’Union européenne et des autres accords de libre-échange toxiques qui détruisent notre économie et maintenir notre unicité législative sur le territoire

Sortir des accords multilatéraux conçus pour favoriser les multinationales

De la même façon que nous venons de dire stop à la fiction de relations apaisées avec le Maroc et de la possibilité de construire le grand Maghreb avec des dirigeants marocains inféodés à nos ennemis en Occident et au sionisme hostiles à notre pays, il est temps de prendre des décisions radicales pour protéger notre économie, notre industrie et notre souveraineté économique.

Il n’y a aucun salut possible dans la politique des derniers gouvernements de retarder le désarmement douanier pour certains secteurs ou de protéger un peu l’agriculture en abandonnant complétement l’industrie.

Notre industrie, notre souveraineté économique et notre Etat-nation se trouvent menacées de destruction en restant dans le cadre des accords d’association avec l’Union européenne conçue au profit exclusif des multinationales et des pays occidentaux. De même que beaucoup de pays européens veulent désespérément sortir de l’Union Européenne, mécanisme pervers qui détruit à petit feu les Etats-nationaux européens au profit des multinationales, la nouvelle Algérie doit sortir de manière urgente des accords d’association avec l’Union européenne qui nous détruisent également à petit feu.

Outre les accords d’association avec l’Union européenne, l’Algérie devrait également se retirer des autres accords de libre-échange multilatéraux signés durant la décennie 2010 qui ont, eux aussi, été conçus pour le profit exclusif des multinationales et sur lesquels nous n’avons eu aucune influence, les accords des zones de libre-échange arabe ou africaine.

Finalement, nous devons ne jamais adhérer à l’OMC qui est lui-aussi un mécanisme de libre-échange conçu par et pour les multinationales et l’oligarchie qui les dirigent, afin d’empêcher les Etats d’exercer leur souveraineté en matière économique et commerciale. Compte tenu des 40 dernières années de politique économique désastreuse, c’est un miracle que nous soyons un des derniers pays au monde ayant échappé à ce piège mortel dans lequel se débattent la quasi-totalité des Etats de la planète et nous devons affirmer très clairement que nous ne rejoindrons jamais cette arme de destruction massive des Etats et des peuples.

A ce sujet, il est urgent que notre gouvernement (avec son ministre du Commerce) change son approche : alors que le monde entier regrette l’adhésion à l’OMC qui est d’ailleurs complétement à l’arrêt du fait des catastrophes engendrées par le libre échange débridé aux quatre coins du monde, voilà que, malheureusement, le programme économique du gouvernement annonce une relance des négociations des accords commerciaux multilatéraux.

Nous devrions, au contraire, passer des accords bilatéraux à nos propres conditions avec nos partenaires clé pour règlementer nos relations économiques (échanges commerciaux, investissements, échanges monétaires).

Prohiber les zones franches en direction des multinationales ou des oligarques algériens

S’il est important de mettre en place un cadre attractif pour l’investissement et l’activité productive dans notre pays, celui-ci doit bénéficier à l’ensemble des investisseurs et s’appliquer a l’ensemble du territoire plutôt que de créer un environnement des affaires difficiles pour l’investisseur national moyen avec des poches d’extraterritorialité ou de privilèges pour multinationales et autre happy few oligarques.

Les zones franches pour attirer les IDEs doivent être exclues de la politique économique du gouvernement, pour des questions de souveraineté mais aussi pour des simples considérations d’efficacité : ainsi, la Chine a arrêté les Zones Economiques Spéciales créées à la fin des années 70 et tire un bilan couts-bénéfices négatif de celles-ci: les couts en termes de pertes de recettes douanières, d’impôts et taxes ou de revenus fonciers, d’abattements en charges sociales, de bonifications de taux d’intérêt, d’abattements sur les couts des matières premières ou sur les couts des services publics (eau, électricité, télécommunications) se sont avérés supérieurs aux bénéfices apportes par un (éventuel) surcroit d’investissements, sans compter les phénomènes de corruption et de passe-droits administratifs qui s’enracinent au fil du temps et finissent par menacer la stabilité du corps administratif et social et l’exploitation cynique de la main-d’œuvre qui minent la dignité humaine et la souveraineté nationale à long terme.

  1. Renouer avec un protectionnisme douanier totalement assume et ambitieux pour protéger notre industrie

Il ne s’agit pas de revenir à une économie totalement fermée avec contrôle strict du commerce extérieur comme dans les années 70, mais de revenir à une politique douanière protectionniste avec des barrières tarifaires et non tarifaires élevées pour l’ensemble des secteurs, notamment l’industrie et l’agriculture, peut nous permettre de nous développer et de créer de la richesse et de l’emploi pour 50 millions d’Algériens.

Si nous sortons des accords d’association avec l’Union européenne rapidement, et grâce à notre miraculeux retard dans l’adhésion à l’OMC depuis 2002, des barrières douanières élevées pourront protéger notre agriculture et notre industrie d’une part, et apporter des revenus conséquents au budget de l’Etat, de l’ordre de 2 milliards de dollars par an (niveaux que nous percevions avant l’entrée en vigueur de l’accord d’association avec l’Union Européenne en 2005).

  1. Ajuster rapidement les taux de change pour arrêter l’hémorragie de capitaux et favoriser la production nationale

Continuer à dévaluer le dinar jusqu’au taux de change d’équilibre pour mettre fin à la surfacturation et à l’hémorragie de capitaux qu’elle provoque

Comme souligné dans une précédente contribution, l’écart entretenu entre les taux de change officiels du dinar commercial, respectivement avec le dollar et l’euro, fixes administrativement à un niveau trop bas et le taux de change parallèle gonflé par une pénurie artificielle de devises dans le circuit bancaire pour répondre aux besoins les plus courants des particuliers créé un différentiel de l’ordre de 40-50 dinars par dollar et 60-70 dinar par euro, qui est un encouragement aux surfacturations et au détournement de devises via les opérations d’importations de l’ordre de 30% sur pratiquement chaque dollar ou euro importé (que ces importations soient légitimes ou totalement superflues).

Les raisons avancées depuis 40 ans pour justifier cet écart sont fallacieuses, que ce soit un taux de change officiel trop élevé, censé protéger le pouvoir d’achat des consommateurs algériens (selon la doctrine Nouioua- Saidani, grands défenseurs du pouvoir d’achat des Algériens aux revenus modestes devant l’Eternel), et la faiblesse des montants des allocations devises pour les particuliers, sensée limiter les sorties de capitaux à 5 milliards de dollars par an et protéger nos réserves de change, alors que, dans la réalité que tout le monde connait à part les responsables du Ministère de l’Economie, la surfacturation nous coute 10 à 12 milliards de dollars par an minimum, soit des détournements de l’ordre de 150 milliards de dollars sur la période 2000-2020.

Pour mettre rapidement fin aux surfacturations, il faut diminuer cet écart entre le taux officiel et le taux parallèle par un double mouvement de hausse du taux de change officiel commercial des banques algériennes par décision administrative et une baisse du taux parallèle pour les particuliers en augmentant les allocations devises pour les voyages touristiques à l’étranger aujourd’hui à 89 euros (contrepartie de 15,000 dinars au taux officiel, montant ridicule) et en facilitant l’accès aux devises bancaires pour les grandes catégories d’Algériens qui en ont besoin (malades qui se soignent à l’étranger, étudiants, etc…). Par ce double mouvement effectué rapidement par paliers successifs de dix dinars, on peut rapidement réduire l’écart entre les deux taux à un niveau négligeable et faire disparaitre cet espace économique source de surfacturations.

Réajuster la politique de changes pour favoriser la production nationale en substitution aux importations

Par ailleurs, cette dévaluation du dinar ne pourra que favoriser l’emploi et la création de richesses en Algérie en favorisant à la fois la substitution de la production nationale aux importations mais aussi en rendant la production locale (même peu sophistiquée) plus attractive pour les consommateurs algériens voire même rapidement éligible à l’exportation (voir à ce sujet les travaux du politologue, historien et économiste allemand Hartmut Elsenhans1)). Car ce que les tenants de la protection virtuelle du pouvoir d’achat des Algériens ont oublié, c’est qu’avant d’avoir un pouvoir d’achat, il faut avoir un revenu, et que ce revenu, pour l’écrasante majorité des gens, provient du travail salarié et que la quantité de travail nécessaire pour employer 12 ou 13 millions d’Algériens, notamment les jeunes, ne peut exister qu’avec la production agricole et industrielle et non l’importation ou le commerce.

Cette phase de politiques économiques défensives et protectionnistes est complémentaire à la mise en place d’une politique industrielle ambitieuse indispensable à notre décollage économique, qui tarde à se mettre pleinement en place depuis 2008 et sur laquelle nous reviendrons dans une prochaine contribution.

Mohsen Abdelmoumen

  1. Voir en particulier le numéro hors-série de la revue Naqd Guerre de libération et voie algérienne de développement consacré aux travaux de l’économiste allemand Hartmut Elsenhans ou il explique très bien comment des taux de change sous-évalués (plutôt que surévalués comme actuellement) peuvent favoriser la production de biens peu sophistiqués en Algérie mais générateurs d’un grand nombre d’emplois et avec une possibilité plus importante d’exportations et, in fine, une intégration plus facile dans l’économie mondiale. Il montre aussi que cette dévaluation passe par la remise en question du dogme des taux de change surévalués suivie par la haute administration algérienne depuis l’indépendance, qui est contraire à l’intérêt objectif du pays.

Abandonner la fable du développement par l’intégration dans les chaines de valeur internationales

PUBLIÉ LE 

 

Geopolitis - Multinationales: trop riches? Trop puissantes? - RTS.ch

 

Dans le programme de développement 2020-2025 élaboré à la suite de la Conférence Nationale sur le plan de relance pour une économie nouvelle d’aout 2020 ayant réuni des hauts fonctionnaires et des patrons d’entreprises (qui sert de référence au programme gouvernemental rendu public cette semaine), on trouve, malgré de bonnes initiatives, un discours obsolète et naïf sur l’insertion indispensable et urgente de notre économie dans les chaines de valeur internationales et l’attraction des IDEs des multinationales comme principale voie de salut pour notre politique industrielle et économique.

Cette antienne, fondée sur le faux postulat que, désormais, c’est l’économie qui prime sur la politique et que les multinationales investiront « naturellement » et « rationnellement » là où elles trouvent les conditions économiques les plus favorables, tourne rigoureusement le dos à la réalité des politiques et pratiques de nos partenaires.

Dans le cas de l’Algérie, ancienne colonie et pays rebelle dont on se méfie, il est clair que la place assignée par les grandes puissances et leurs multinationales se trouve aux deux extrémités de ces fameuses (ou plutôt fumeuses) chaines de valeur internationales : d’une part, en amont en vendant nos matières premières, surtout énergétiques, si possible brutes ou, à la rigueur, à peine transformées au prix le plus bas possible pour alimenter la véritable machine industrielle qui demeure localisée en Occident ou dans quelques rares pays asiatiques adoubés et où se concentrent la technologie, le savoir-faire et la valeur-ajoutée. D’autre part, en aval, en demeurant, ad vitam aeternam un pays consommateur de biens intermédiaires, finis et technologiques et de services, d’abord en épuisant nos recettes financières issues de l’exportation des hydrocarbures avec la complicité d’une bourgeoisie d’Etat et un patronat comprador, puis en s’endettant pour assurer son esclavage définitif.

Ce schéma, qui a été mis en place de manière transparente entre la métropole et ses colonies est toujours d’actualité et ne changera pas sans une lutte acharnée de notre pays pour gagner son autonomie et sa souveraineté économiques.

A rebours de cette vision imposée de l’extérieur, et dans la continuité de l’indépendance politique du pays après 1962, nos dirigeants des années 70-80 avaient bien compris que la souveraineté économique, indispensable à la survie de la Nation à long terme, ne pouvait s’obtenir en quémandant une place de domestique au château. Il s’agissait d’arracher la souveraineté de l’Algérie sur ses ressources naturelles dans un premier temps, puis de développer un capitalisme d’Etat afin d’assurer une remontée de la production d’amont en aval dans des chaines de valeur choisies librement et souverainement en fonction de nos propres objectifs de développement. Nés sous le joug colonial et armés sur tous les plans par le combat libérateur, nos dirigeants d’alors n’étaient pas assez naïfs pour croire que les pays développés et leurs multinationales allaient soudainement partager le gâteau du développement et de la prospérité pour nos beaux yeux, ce qui est contraire à l’essence même du capitalisme et de ses rejetons, l’impérialisme politique et le néo-impérialisme politico-économique.

L’Algérie n’était pas le seul pays au monde à suivre ce chemin du développement autonome. Souvent dans la foulée d’indépendances durement acquises en Asie (Inde, Malaisie, Corée, Thaïlande, Indonésie, Vietnam), Afrique (Egypte, Afrique sub-saharienne), Moyen-Orient (Irak, Syrie, Iran) ou de phases de néo-colonialisme brutales en Amérique latine (Argentine, Brésil, Chili, Cuba, Nicaragua, Equateur), de nombreux pays se sont également engagés dans cette voie difficile mais incontournable, avec plus ou moins de succès.

Or, depuis le début des années 80, la contre-révolution néo-libérale a utilisé habilement la fable du primat de l’économie sur la politique et de l’insertion dans les chaines de valeur internationales modelées par les multinationales donneuses d’ordre comme « contre-modèle » du capitalisme d’Etat et seule voie de salut pour les pays du Tiers-monde. On nous demande de passer de l’Etat producteur et planificateur a l’Etat régulateur engagé dans une compétition internationale pour démanteler les législations protectrices des droits et de la souveraineté afin de mieux dérouler le tapis rouge aux multinationales et au secteur privé national coopté (dérèglementation, ouverture à la concurrence des services publics, vente des bijoux de famille sous le vocable de privatisations, création de gigantesques zones franches où les lois du travail nationales ne s’appliquent plus, remplacement systématique du droit national par l’arbitrage ou les Etats et les entreprises nationales sont mises sur le même plan que les multinationales).

On peut retracer en quatre phases l’historique de la substitution du mirage de l’insertion dans les chaines de valeurs internationales au développement autocentré de l’Etat. Cette séquence douloureuse de notre histoire politique et économique est marquée par une succession d’errements et de trahisons qu’il est utile de retracer

  1. L’arrêt brutal du développement indépendant durant les années 80

Au début des années 80, après avoir écarté leurs rivaux nationalistes (Kasdi Merbah et Yehyaoui) et leur concurrent dans la complaisance vis-à-vis de l’ancienne métropole et de l’empire (Bouteflika), les beaux-frères Chadli Bendjedid – Larbi Belkheir lancent leur plan anti-national : le premier est obsédé par son « rôle historique » de « dé-boumediéniser », à la manière d’un Kroutchnev algérien et trouve là l’occasion rêvée de casser l’œuvre de son prédécesseur. Le second, chef de file de la frange félonne et infiltrée, peut commencer la mise en œuvre de la première phase du plan de destruction des fondements de l’Etat algérien, conçu par les autorités de sa patrie d’adoption, à laquelle sa famille avait fait allégeance de longue date durant la colonisation et qu’il continuait à servir après l’indépendance de manière patiente et zélée.

Ce plan commence par la critique systématique de l’Etat et du secteur public algérien et l’arrêt brutal de son développement : Les investissements dans le secteur public, qui représentaient l’essentiel du taux d’investissement national de 50% en 1977 (alors l’un des plus élevés du monde), sont brutalement décriés et arrêtés et la manne pétrolière est détournée vers la première opération nationale d’importations et de gabegie.

La seconde attaque, menée au nom de la « bonne gestion capitaliste » consiste à déstructurer et déstabiliser nos grandes sociétés nationales. Cette mission est confiée à Abdelhamid Brahimi, chairman de Sonatrach de 1976 à 1979 puis Ministre de la Planification et de l’Aménagement du Territoire en 1979 qui donne le mot d’ordre de la casse systématique du secteur industriel public, pompeusement appelée « restructuration organique du secteur public » en 1980 au nom du « small is beautiful’ qui était à la mode quelques années avant, à la suite du livre du même nom de l’économiste anglo-allemand E.F. Schumasher écrit en 1973.

Selon l’excellente analyse de Mourad Goumiri qui a vu le système fonctionner de l’intérieur « les sociétés nationales, intégrées à l’échelle d’un secteur entier ont été atomisées selon les régions, les produits, les filières, les métiers et souvent sans logique apparente, en une myriade d’entités non viables sous le prétexte fallacieux de les rendre plus faciles à gérer ». Les nouvelles entités sont laissées sans plan stratégique, sans réorganisation tandis que les équipes sont dispatchées anarchiquement aux quatre coins du territoire, tandis que « les entreprises nationales donneuses d’ordres et leurs bureaux d’études et d’ingénierie ou leurs instituts de formation, ce qui porta un coup mortel au capital technique accumulé durant des années au sein de nos sociétés nationales1).

Le cas de la restructuration du secteur de l’Energie et de la Sonatrach conduite par Belkacem Nabi, le premier fossoyeur du secteur avant Chakib Khellil est emblématique: PDG de Sonatrach de 1979 à 1981, puis Ministre de l’Energie et des industries chimiques et pétrochimiques jusqu’en 1988, Belkacem Nabi arrêtera le plan Valhyd de valorisation des hydrocarbures (qui prévoyait notamment une plus grande intégration de la valeur-ajoutée via plus de 200 projets de transformation dans les domaines du raffinage, de la liquéfaction du gaz, de la pétrochimie, des engrais, des plastiques préparés au cours de la seconde moitié des années 70 et qui aurait changé la trajectoire économique de l’Algérie) et découpera Sonatrach, stigmatisée comme un « État dans l’État », en 17 entreprises entre 1980 et 1986 ; la société-mère Sonatrach intégrée amputée de ses activités de raffinage, de distribution, de pétrochimie, de service aux puits et de ses instituts de formation de l’IAP et l’INH. Elle passe de plus de 103,000 salariés avant sa restructuration à 34,000 fin 1984 et ne s’en est jamais totalement remise2):

La troisième forme de « libéralisation » a consisté à décentraliser l’endettement au niveau des entreprises nationales et à les encourager à contracter des crédits en devises (surtout en dollars) à très court terme et à des taux variables auprès des banques étrangères, avec la bénédiction de la Banque d’Algérie de Badreddine Nouioua. Ce « choix » de financement funeste sera à l’origine de la crise énorme de la dette connue par notre pays à partir de 1986 et fera le lit des plans d’ajustement structurels du FMI et de la Banque mondiale à partir de 19943).

Enfin, la quatrième « aberration économique » est la décision de Badreddine Nouioua, gouverneur de la Banque d’Algérie, de rétablir la parité entre le dinar et le franc français, au moment même où le prix du baril passait de 80 à 9 dollars en 1985-1986, avec un impact désastreux sur la balance commerciale et des paiements. Sensé être le gardien en dernier ressort des intérêts économiques du pays, Badreddine Nouioua commet ainsi le plus grand crime contre notre économie et notre pays en initiant la politique de surévaluation du dinar au nom, selon ses propres déclarations, de la « protection du pouvoir d’achat du citoyen algérien et pour lui permettre de continuer à consommer les biens importés de l’étranger » 4).

Notons que Belkacem Nabi5) et Badreddine Nouioua4) ont été des traitres à l’Algérie, mais pas à leur obédience familiale et religieuse qui explique mieux pourquoi ils ont été propulsés à des postes stratégiques pour y faire un maximum de dégâts.

2 –L’ouverture du commerce extérieur et le plan d’ajustement structurel des années 90

Il y a 30 ans, dans les années 90, l’Algérie vivra sa seconde phase libérale avec les réformateurs, appelés aux affaires par le duo Belkheir – Chadli. Même s’ils mettent fin à la déstructuration systématique du secteur public de la période antérieure, les réformateurs se distinguent par deux décisions lourdes de conséquences :

  • En premier lieu, l’indépendance de la Banque Centrale (Banque d’Algérie). Présentée par les naïfs réformateurs comme une mesure censée rationaliser la politique monétaire du pays, l’indépendance de la banque centrale a en fait été conçue dans les années 1950-60 par les principales banques privées de la planète comme un moyen d’interdire aux Etats de financer leur dette auprès de leur banque centrale via la création monétaire et de les obliger à s’endetter avec des taux intérêts élevés auprès des consortiums de banques privées (bref, de mettre fin au droit de seigneuriage, le droit d’émettre de la monnaie pour se financer, qui est un des éléments majeurs de la souveraineté des Etats). Priver les Etats de leur souveraineté monétaire est aussi le moyen le plus sûr de rendre l’endettement extérieur des Etats, notamment du Tiers-monde, rapidement insoutenable et les obliger à subir les plans d’ajustement structurel du FMI et de la banque mondiale (selon le consensus de Washington adoubé au G7 à la fin des années 70).
  • En second lieu, l’ouverture du commerce extérieur au privé : cette mesure accentue le basculement vers la consommation et les importations plutôt que l’épargne et l’investissement en mettant fin au monopole d’importation des entreprises publiques (ce qui maintenait, malgré toutes les dérives du PAP, une certaine limite aux importations) au profit de milliers d’importateurs privés qui eurent accès à des lignes de crédit généreuses des banques publiques.

Remarquons au passage que Ghazi Hidouci, Ministre de l’économie à la fin des années 80 et père des cahiers de la réforme, avait été à bonne école de l’opposition frontale à la politique de développement industriel étatique des années 70 en tant que cadre de l’équipe de Abdallah Khodja, Secrétaire d’Etat au Plan de 1970 à 19786).

Après les pilules empoisonnées injectées à hautes doses dans les années 80 et la phase de libéralisme interne « zélé » des réformateurs au tournant des années 90, l’Algérie finit par se soumettre au diktat des plans d’ajustement structurels en 1994.

Ces plans signent un tournant puisque l’horizon indépassable de la politique économique algérienne, notamment du Ministère des Finances, devient de faire les reformes pour faire de l’Algérie un paradis pour l’investissement étranger et un tigre à l’exportation compte tenu de ses atouts naturels (et bla, bla, bla…).

Dans les faits, à partir de 1994, ils conduisirent au résultat inverse, mais qui étaient exactement les objectifs réels de ses promoteurs occidentaux, c’est-à-dire la substitution de l’importation à la production, notamment par la reprise de la casse systématique du secteur public après la brève parenthèse de la restructuration, à couts de compressions d’effectifs sauvages sans plans stratégiques, de liquidations ou rachats sauvages d’entreprises nationales clés (Souk el fellah, CNAN, Enasucre) et d’arrêt des financements du Trésor et des banques publiques pour le secteur public.

c- La troisième phase (les années 2000): la privatisation et les accords d’association avec l’Union européenne

Rappelé par son « ami » Larbi Belkheir qui lui passe le relais de la destruction de l’Algérie, Abdelaziz Bouteflika, lors de la première décennie de son règne au début des années 2000, accélère la « libéralisation » de notre économie via :

  • L’inauguration du bradage des bijoux de famille avec la phase de privatisation anarchique des entreprises publiques sans restructuration par le Ministère de la Privatisation de Temmar, trahissant son passé de Malgache ;
  • L’ouverture du secteur minier et de l’Energie à la concurrence et la tentative de privatisation du sous-sol minier algérien façon Banque mondiale (ou plutôt CIA et Majors du pétrole) par Khellil, prenant l’exact contre-pied du plan Valhyd dont il était censé être l’une des chevilles ouvrières 25 ans plus tôt ;
  • La signature des accords d’association avec l’Union européenne en 2002, prolongement naturel des plans d’ajustement structurels du FMI prévoyant la mise en place d’une zone de libre-échanges avec l’Union européenne en 2017, consacrant la mise sous tutelle néocoloniale de l’Algérie :
  • Nos dirigeants acceptent (et ce jusqu’à ce jour) que le rôle de nos hydrocarbures soit de fournir une énergie non transformée pour la machine économique occidentale, tournant le dos à la doctrine post indépendance de l’utilisation des hydrocarbures comme outil du développement et de l’indépendance du pays, notamment via la valorisation des hydrocarbures en produits pétrochimiques à plus forte valeur ajoutée ;
  • Notre politique douanière de protection de notre agriculture et de notre industrie est démantelée au nom des engagements pris, mains sur le cœur, par les généreux Européens que leurs gentilles multinationales allaient investir des dizaines de milliards de dollars d’IDEs en Algérie, qui serait rapidement transformée en tigre exportateur vers l’Europe ;

Avec ces accords d’association, on grave dans le marbre la tromperie de l’insertion dans les chaines de valeur internationales puisque les décisions concrètes consistent uniquement à favoriser les importations des biens européens sans droits de douane, tout en faisant de vagues promesses d’investissements. Ceux-ci défient la logique microéconomique puisque les multinationales européennes, ayant leur outil de production principal à quelques milliers de kilomètres de l’Algérie et ayant sécurisé un accès sans droit de douane au marché algérien, n’ont plus aucune incitation à investir chez nous à l’exception de maintenir un flux minimum d’investissements dans le secteur énergétique pour assurer la pérennité de l’approvisionnement stratégique de l’Europe en énergie, qui finira également par se tarir dans les années 2010.

Comme on pouvait s’y attendre, cette période ne vit que l’accentuation du tout importation et de son corollaire de détournements de devises vers les banques, paradis fiscaux et places fortes immobilières européens via les surfacturations, boostées par l’invariant de la politique compradore algérienne des taux de change surévalués et un désarmement douanier qui nous a fait perdre entre 2-3 milliards de dollars par an, ce qui représente un manque à gagner bien tangible en termes de recettes douanières de l’ordre 15-20 milliards de dollars sur une période de 20 ans, montant qui serait bienvenu aujourd’hui dans nos réserves de change.

  1. La quatrième phase (les années 2010) : la prédation et la surfacturation comme moteurs de l’économie (ou de la « déséconomie »)

Enfin, au cours des dix dernières années, la dernière phase crépusculaire de « libéralisation » a failli emporter le pays avec l’accélération de la prédation exercée par une poignée d’oligarques sur la quasi-totalité de la commande publique, notamment les gros contrats d’infrastructures (centrales électriques, barrages, routes, chemins de fer, ports) et la montée en puissance a une échelle industrielle de l’importation surfacturée entretenue par les déséquilibres des taux de change, les crédits bancaires pour des projets bidons et l’hélicoptères de billets de l’ANSEJ pour acheter la paix sociale.

Durant cette décennie, la fratrie Bouteflika, conseillée habilement par les ambassadeurs de France en Algérie puis Directeurs de la DGSE, Bernard Bajolet et Bernard Emié, s’évertuaient à planter le dernier clou dans le cercueil de l’Algérie indépendante et souveraine en réponse à l’exécution en 1958 pour traitrise à la cause du Maroc et de l’Algérie indépendants de leur père, Ahmed Bouteflika, informateur notoire de longue date de l’administration française9).

L’Algérie a donc vécu, au cours des 40 dernières années, un cycle complet de désindustrialisation, de désarmement douanier et de pillage de ses ressources naturelles et financières au profit des forces capitalistes étrangères et de leurs relais locaux, du fait de la trahison quadri-décennale des dirigeants en charge de l’économie.

Aujourd’hui encore, dans une Algérie qui se dit nouvelle, on entend encore les participants au séminaire gouvernemental, hauts fonctionnaires et chefs d’entreprise algériens, réunis pour débattre du modèle de développement de l’Algérie pour 2020-2025, préconiser à l’unisson un nouveau round d’insertion dans les chaines de valeur internationales comme axe majeur de notre modèle de développement économique, certains par catéchisme néolibéral biberonné et mal digéré durant ces 40 années maudites, d’autres, incurablement compradores, faisant semblant d’y croire pour profiter d’un nouveau round d’importations avec les subsides de l’Etat.

On nous revend la même histoire dans un nouvel emballage en nous disant que, dans le monde post-Covid, les Européens, vont faire amende honorable d’avoir trop étire les chaines de valeur et logistiques de leurs multinationales jusqu’en Chine et qu’ils vont décider soudainement de rapatrier leurs investissements industriels sur leur territoire ou dans leur périphérie proche, notamment dans ce pays de cocagne qu’est l’Algérie avec sa main-d’œuvre bien formée, jeune et dynamique, ses matières premières abondantes, son énergie si bon marché, sa proximité avec l’Europe et surtout son large marché intérieur, bref, les mêmes arguments que 40, 30, 20 et 10 années auparavant.

Or, il est clair que sans une politique industrielle volontariste, personne ne viendra de son propre chef : ni l’Allemagne qui délocalise son industrie a minima et pratiquement exclusivement dans son hinterland d’Europe de l’Est (où les coûts sont bas et la main-d’œuvre bien formée) et en Chine (souvent forcée par la politique industrielle du gouvernement chinois nationaliste). Ni la France, dont le poids de l’industrie décline, et qui préfèrera relocaliser les industries qui lui restent (pharmacie, agro-alimentaire, matériaux de construction, automobile) d’Asie vers chez elle en France, en Europe de l’Est ou, dans son arrière-cour marocaine plutôt qu’en Algérie. Ni l’Italie et l’Espagne, dont le tissu économique est composé principalement de PMEs. Ni les autres pays européens ayant des grandes multinationales (Pays-Bas, pays scandinaves, Suisse) qui investissent en Europe du Sud, en Chine ou en Europe de l’Est, un peu à la manière allemande. Ni le Royaume-Uni, fortement désindustrialisé et dont les multinationales ont une stratégie mondiale et ne peuvent profiter des bénéfices de l’accord d’association.

Au contraire de ces « responsables », nous pensons que pour pouvoir rebâtir une économie forte, il est important de commencer par tordre le cou idéologiquement et factuellement à la fable sur l’insertion dans les chaines de valeur internationales conçues par et pour les multinationales avec la bénédiction de leurs Etats. Celle-ci ne peut que nous faire perdre un temps précieux pour réamorcer notre développement économique et industriel plutôt que de se contenter des miettes de la mondialisation. Ensuite, il est urgent de remettre en place des instruments de protection de notre économie puis de revenir à un Etat producteur, planificateur du développement économique et gardien de la souveraineté économique.

Mohsen Abdelmoumen

  1. Lire les articles de Mourad Goumiri dans la presse ou l’auteur livre des éléments très intéressants et vécus de l’intérieur de la restructuration des entreprises publiques conduite en 1982 : Réforme du système monétaire et financier du 2 septembre 2021, De l’impérieuse nécessité de fusionner les banques publiques du 17 septembre 2020 (nous ne cautionnons pas ce titre et cette recommandation sur le secteur bancaire) ou Création d’une banque d’import-export, la fausse solution du 26 juin 2021
  1. Voir la thèse de doctorat d’Oumelkhir Touati Rapport au travail et dynamique de transformation du métier d’ingénieur dans le contexte algérien : le cas de l’entreprise Sonatrach
  1. Tout comme l’Algérie, les pays d’Amérique latine engagés dans un modèle de développement autonome (Mexique, Brésil, Argentine, Venezuela), ont été également encouragés par les banques occidentales à prendre des crédits à court terme en dollars et à taux variables à la fin des années 70- début des années 80, période où les prix des matières premières d’exportation étaient élevés et les taux d’intérêt aux Etats-Unis bas, ce qui semblait « propice » à l’endettement. Malheureusement, ce mode d’endettement (en dollars et avec des taux variables à court terme) s’est révélé un piège mortel quelques années plus tard, lorsque les taux d’intérêt américains sont montés en flèche à des niveaux inédits (près de 20% sous Paul Volker, le très monétariste patron de la FED) et que les prix des matières premières se sont effondrés au début des années 80, fortement manipulés sur les marchés financiers ou via l’OPEP dans le cas du pétrole (l’Arabie Saoudite se lançant soi-disant dans une guerre de parts de marché, mais dans les faits, répondant à la demande des Etats-Unis de provoquer une crise en URSS, scenario répété en aout 2014 avec l’Iran et la Russie en ligne de mire). A la suite de ce mouvement de ciseaux des taux d’intérêts et des prix des matières premières, ces pays d’Amérique latine ont été plongés dans une crise terrible de la dette et aux plans d’ajustement structurel du FMI et de la Banque mondiale.
  1. Lire l’article de Francis Ghiles « North African diversities : Algerian tales, Maghrebi dreams » sur le site opendemocacry.net où l’auteur, correspondant du Financial Times sur les questions d’Energie, couverture qui lui a permis d’approcher le gotha de l’Algérie officielle dans les années 70 et 80, révèle qu’en réponse à la question de Belkacem Nabi « What can I do to be your friend? » , Francis Ghiles retorque : « The only difficulty I have is that we share one thing, minister. We both have a Jewish mother but you are ashamed of yours while I am proud of mine” qui laissa Belkacem Nabi sans voix mais qui était une erreur de jugement de la part de Francis Ghiles puisque, au contraire, Belkacem Nabi y puisait sa grande motivation pour nuire au pays de sa nationalité officielle.
  1. Voir les interviews répétées de Badreddine Nouioua dans El Watan notamment celle du 11 janvier 2015 ou il indique que « la dévaluation du dinar par rapport aux autres devises risque de plonger le pays dans une crise similaire à celle des années 90 et où il prédit des conséquences très graves pour l’économie nationale », en rappelant sadiquement son haut fait d’armes lorsqu’il était à la tête de la Banque centrale : «  il nous a fallu quinze ans pour dépasser la crise de 1986 », ou celle du 28 juillet 2019 ou il défend l’idée que « le dinar ne doit pas être dévalué ni l’écart avec le marché parallèle réduit du fait de leur effet négatif sur le consommateur algérien et de la situation de mono-exportateur de l’Algérie », concluant de manière cavalière que « les dévaluations et dépréciations du dinar n’ont eu dans l’ensemble que des effets négatifs sur l’économie nationale ».
  2. Voir les révélations naïves de Ghazi Hidouci dans Algérie, La libéralisation inachevée (un titre qui en dit doublement long) qui révèle qu’il faisait partie au cours des années 70 d’un groupe de fonctionnaires du Plan qui travaillait le soir sous l’égide du « brillant » Abdallah Khodja (pourtant de la génération de Novembre, mais qui a passé la guerre d’Algérie au Maroc au Département de planification puis à la Banque centrale avant de rejoindre l’Exécutif provisoire en Algérie en 1962) à développer des stratégies d’obstruction à la politique menée par Belaid Abdeslem au Ministère de l’industrie, stratégies qu’ils appliquaient le lendemain dans le cadre de leurs prérogatives au Plan. En particulier, le Secrétariat au Plan freinait systématiquement les investissements en infrastructures économiques indispensables au schéma de développement économique d’ensemble du pays (télécommunications, routes, chemins de fer, ports, servant à relier les mines aux usines et les usines aux réseaux routiers) qui représentaient 20% des budgets des deux plans quinquennaux des années 70 et sur lesquels les équipes du plan pouvaient mettre leur veto.
  1. Voir le livre de Farid Alillat Bouteflika. L’histoire secrète, notamment les second chapitre (intitulé « Un collabo est assassiné à Oujda ») et le troisième chapitre (« Sous l’aile de Houari Boumediene ») qui relatent la mort brutale du père d’Abdelaziz Bouteflika, Ahmed Bouteflika Ben Mostafa, en 1958, attribuée à une élimination du FLN car Ahmed Bouteflika était soupçonné depuis toujours de surveiller les Algériens d’Oujda pour le compte de l’administration coloniale (il avait d’ailleurs été fait chevalier de la Légion d’honneur dès 1937). Farid Alillat explique aussi que Abdelaziz adû subir le quolibet de « Ouled Al Biya » par ses camarades de classe durant toute sa scolarité et que sa première demande pour rejoindre l’ALN en novembre 1956 fut rejetée par le commandant Abdelkrim Zaoui, commissaire politique de l’ALN en charge du recrutement des maquisards, du fait de sa filiation avec son père collaborateur de l’administration française.

 

 

Bernard Friot : «Les capitalistes ont besoin des travailleurs mais pas le contraire»

                Bernard Friot 

 

Mohsen Abdelmoumen : Comment expliquez-vous qu’une minorité de 1% contrôle la totalité des richesses mondiales ? D’après vous, comment combattre cette oligarchie qui gouverne le monde ?

Bernard Friot Le fondement de la puissance économique est l’exploitation du travail d’autrui. Le pouvoir sur l’argent n’a sa source que dans le pouvoir sur le travail. Je n’utilise pas la problématique des 99% face au 1% ou du peuple face à l’oligarchie, mais celle des travailleurs face à la bourgeoisie capitaliste qui dirige le travail. C’est la conquête de la souveraineté sur le travail par les seuls travailleurs qui permettra d’en finir avec les insolentes accumulations de richesse dans quelques mains. Cela suppose que les travailleurs ne forgent plus leurs chaînes en acceptant de confier la direction du travail à la bourgeoisie. Tant que les travailleurs ne se passeront pas du capital pour produire, tant qu’ils ne définiront pas eux-mêmes ce qu’ils produisent et comment, tant qu’ils feront appel au crédit pour financer l’investissement, tant qu’ils ne seront pas propriétaires des instruments de production, tant qu’ils confieront leur destin de travailleur au marché du travail ou à celui des biens et services, les inégalités se creuseront, et d’autant plus vite avec la globalisation financière du capital. On ne lutte pas contre les inégalités par une redistribution fiscale qui prend sur les riches. C’est confondre symptôme et diagnostic. On lutte contre les inégalités en s’emparant du pouvoir sur le travail. Au quotidien dans les entreprises, et dans toutes les institutions de socialisation de la valeur qui financent les salaires et l’investissement.

Parmi vos livres, tous très intéressants, on trouve « L’enjeu du salaire ». Vous y évoquez la souveraineté populaire. Vous avez écrit aussi « Puissances du salariat ». Le salariat est central dans vos travaux, la bataille du salariat est l’une des étapes majeures de l’émancipation de la classe ouvrière ? Comment, d’après vous, sortir du chantage à l’emploi et du chantage à la dette ?

Effectivement, mes travaux prennent au sérieux la capacité qu’ont les travailleurs de construire, par le salaire, un mode communiste de production, si par communisme on entend le mouvement réel de sortie du capitalisme dans la lutte de classes. Le capitalisme n’est pas un « Système » générant des victimes, c’est un mode de production contradictoire dans lequel une classe révolutionnaire est en cours de constitution – avec évidemment des avancées et des reculs, car la révolution est un mouvement séculaire, comme celui que nos pays ont déjà connu, du 14ème au 18ème siècles, avec la construction de la bourgeoisie face à l’aristocratie. Tous les pays capitalistes sont engagés dans une lutte de classes qui institue les prémices du communisme. Le communisme n’est pas un projet ou un idéal, c’est un fait d’observation dans toutes les sociétés où le capitalisme est implanté, et qui ne s’institue pas de la même façon d’un pays à l’autre, selon son histoire sociale. En France, mais aussi dans des pays comme l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique ou l’Italie, l’institution du salaire au 20ème siècle a été décisive. Il faut entendre par là deux conquêtes de la classe ouvrière (qu’il me semble plus pertinent de désigner aujourd’hui, à cause même de ses victoires en matière de salaire, comme le salariat) : le salaire à la qualification personnelle et la socialisation du salaire.

C’est par ces deux conquêtes que nous avons commencé de sortir des deux chantages, à l’emploi et à la dette, par lesquels la bourgeoisie capitaliste nous tient sous sa dépendance. Le salaire à la qualification personnelle détache la rémunération de l’emploi pour l’attacher à la personne, qui est ainsi libérée de l’obligation d’être performante sur deux marchés qu’elle ne maîtrise pas : le marché de l’emploi, pour les employés, et celui des biens et services, pour les indépendants. La socialisation du salaire est nécessaire pour opérer cette déconnexion entre salaire et emploi : ce n’est plus chaque employeur qui paye ses salariés (ou chaque travailleur indépendant qui se paye sur son bénéfice). Les entreprises, y compris les entreprises individuelles, cotisent à une caisse des salaires et c’est cette caisse qui garantit le salaire de chacun selon sa qualification, sans période « d’insertion », de « chômage » ou de « retraite » pendant lesquelles on est réputé « non travailleur ».

La socialisation du salaire a un second effet, qui porte sur le financement de l’investissement et donc sur la propriété de l’outil de travail, et c’est là que nous sortons du second chantage. La bourgeoisie capitaliste finance l’investissement en prêtant la valeur qu’elle a ponctionnée, ou va ponctionner, sur le travail d’autrui : les travailleurs travaillent pour rembourser la dette qu’ils ont contractée auprès de parasites alors que ce sont eux, et eux seuls, qui produisent la valeur nécessaire au financement de l’outil ! En finançant l’investissement hospitalier par subvention de la caisse d’assurance-maladie grâce à la socialisation du salaire, les travailleurs ont fait la preuve qu’on peut sortir du cycle infernal profit-crédit et le remplacer par le cycle cotisation-subvention qui permet de libérer la propriété de l’outil des griffes du capital.

Dans votre livre « Émanciper le travail », vous faites le constat pertinent selon lequel le modèle capitaliste du travail nous conduit à notre perte. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ? Pourquoi, selon vous, les gouvernements européens veulent-ils « réformer » ou plus exactement casser le droit du travail ?

Nous avons tellement été séduits par l’abondance des marchandises capitalistes, qui nous a sortis de la pauvreté et qui aujourd’hui tente de nous fasciner avec la petite musique de l’humanité augmentée, que nous ne faisons que commencer à prendre la mesure de la folie anthropologique et écologique que cette dynamique représente. La valorisation du capital est indifférente à l’utilité sociale de ce qui est produit et repose sur l’élimination relative du travail vivant. Or l’utilité sociale et le travail vivant sont au cœur d’une production qui ait sens, et ces deux dimensions sont constitutives du communisme parce qu’elles sont au cœur de la maîtrise par les humains de leur vie commune au sein du vivant et de la nature (qui certes ne sont pas un donné qui s’imposerait à nous comme une divinité, mais qui ont une existence propre dont nous dépendons et qu’il faut respecter dans le procès d’humanisation).

Nous sommes ainsi dans une situation inédite, s’agissant du travail. D’une part nous disposons du déjà-là communiste avec le salaire socialisé fondateur du salaire à la qualification personnelle et de la subvention de l’investissement, et d’autre part la conscience a considérablement grandi de la nécessité d’affirmer, contre la valorisation du capital, la double priorité à l’utilité sociale et au travail vivant dans l’acte de production. Sont donc à notre disposition les institutions et les représentations nécessaires pour conduire l’action collective de généralisation d’une production libérée du capital. Face à ce danger de se voir ravir son pouvoir sur le travail, la bourgeoisie capitaliste s’emploie, par tous les moyens y compris la dictature, à le restaurer. Cette restauration, cette contre-révolution capitaliste du travail (qu’on ne peut comprendre si on la qualifie de « néolibéralisme ») ne se contente pas de s’attaquer, dans le droit du travail, à tout ce qui permet de se libérer du chantage à l’emploi ou à la dette. Elle instaure des droits sociaux capitalistes, comme je le montre dans le deuxième chapitre de Vaincre Macron : en matière de rémunération par exemple, la bourgeoisie s’emploie à remplacer le salaire à la qualification personnelle par deux piliers de ressources, un forfait universel de base financé par l’impôt et le revenu très contributif du paiement d’une prestation ou du différé de cotisations.

Vous avez écrit « L’enjeu des retraites » en 2010. La « réforme » des retraites de Macron n’est-elle pas une régression ?

Cela va me permettre d’illustrer ce que je viens de dire, car cette réforme, qui s’inscrit dans la continuité des réformes initiées par le Livre Blanc de Rocard en 19911, est un bon exemple de la construction d’une rémunération en deux piliers à la place du salaire à la qualification personnelle. La pension de retraite s’est instituée en France comme continuation à vie du salaire. Pour les trois quarts des pensions (240 sur 320 milliards), aucun compte n’est tenu des cotisations versées : la pension est calculée en pourcentage d’un salaire de référence selon la durée de la carrière. Ce salaire continué participe donc à la déconnexion du salaire et de l’emploi et au passage de la qualification du poste de travail à la qualification de la personne même du travailleur. D’où l’acharnement des gouvernements depuis les années 1980 à en finir avec le droit au salaire pour les retraités. Les pensions étaient indexées sur les salaires, elles le sont sur les prix depuis 1987 dans le privé et 2003 dans le public. Le salaire de référence dans le privé est passé des 10 au 25 meilleures années en 1994 et la durée de carrière prise en compte pour une pension complète est passée de 150 à 172 trimestres. Une distinction a été introduite en 1994, lors de la création du fonds de solidarité vieillesse financé par un impôt de solidarité, la CSG, et non plus par les cotisations, entre des prestations dites « contributives » et des prestations dites « non contributives », le critère étant le versement préalable ou non de cotisations, et dans le même esprit certains droits ont été par la suite calculés selon les trimestres cotisés et non selon les trimestres validés comme c’est la règle. On voit donc comment, progressivement, le « j’ai cotisé j’ai droit » a été construit comme fondement du droit à la place du droit à la poursuite du meilleur salaire. Le projet de Macron continue cette offensive contre le salaire des retraités en préconisant de le remplacer par le différé du cumul des cotisations de toute leur carrière dans un compte personnel (mode de calcul qui n’explique aujourd’hui que le quart des pensions), étant entendu que ce second pilier contributif sera soutenu par un premier pilier forfaitaire universel financé par la CSG. Cette dérive de la pension de retraite, si elle est actée, rejoindrait celle de toute la rémunération au cours des dernières décennies : négation du salaire à la qualification, et à la place construction des deux piliers d’un revenu universel de base financé par l’impôt et d’une rémunération à l’acte dans des contrats de mission ou des prestations de (faux) indépendants.

Vos travaux sont une véritable boîte à outils théoriques pour combattre le capitalisme et vous êtes un fin connaisseur de la lutte sociale. Ne pensez-vous pas qu’il y a un recul de la combativité du mouvement syndical à travers le monde ? Comment, d’après vous, réinventer un mouvement syndical efficace ?

Je ne me prononcerai pas sur la situation à l’étranger mais en France le recul de l’efficacité (plutôt que de la combativité) syndicale est évident : le syndicalisme de transformation sociale est sur la défensive, ce qui lui a fait perdre une partie de sa légitimité auprès des travailleurs. Les causes sont multiples, et je voudrais m’en tenir à l’une d’entre elles, la sous-estimation du déjà-là communiste au bénéfice d’objectifs de justice sociale. Je m’en explique longuement dans Le travail, enjeu des retraites, qui paraît en mars aux éditions La Dispute. La mobilisation syndicale est menée sur le partage de la valeur : comment éviter un recul de ce qui va au travail au bénéfice de ce qui va au capital, comment faire une bonne fiscalité qui taxe le capital et plus largement la richesse. Dans un capitalisme mondialisé qui permet à la bourgeoisie de localiser ses investissements là où la valorisation du capital est la plus forte, une telle stratégie sociale-démocrate est vouée à l’échec. Je l’ai dit d’emblée, tant que la bourgeoisie tient le travail et donc la production, elle prend en otage les sociétés et condamne à l’impuissance tant les politiques publiques qui lui imposeraient des contraintes que les rapports de forces que tentent de créer les syndicats combatifs. Il n’y a pas d’autre chemin que celui de soustraire le travail au capital et de l’organiser sur un mode communiste, comme cela a été commencé avec le statut de la fonction publique, le régime général de sécurité sociale, les entreprises publiques nationalisées avec réel droit des travailleurs, toutes institutions alternatives du travail qui sont mises en péril si elles ne sont pas généralisées à toute la production. Je fais des propositions précises en ce sens dans Le travail, enjeu des retraites.

Le mouvement de résistance que les Gilets Jaunes ont mené n’est-il pas une étape déterminante et qualitative dans le long processus de l’émancipation des exploités ?

Si, bien sûr. Que des catégories de travailleurs qui jusqu’ici baissaient la tête se redressent et trouvent, dans l’action collective, fierté et inventivité, est très réjouissant. Les gilets jaunes sont souvent des travailleurs de très petites entreprises dont l’autonomie économique est nulle, car elles dépendent de groupes capitalistes donneurs d’ordre ou de marchés publics dont elles se partagent les miettes après que les groupes capitalistes se soient servis. C’est pourquoi ces travailleurs en lutte se tournent vers l’Etat car ils savent d’expérience que leurs patrons ne sont pas des interlocuteurs pertinents en matière de salaire et de droits sociaux. Il y a là une attitude à la fois juste et fausse. Juste s’il s’agit de construire des règles et niveaux du salaire qui soient les mêmes pour tous les travailleurs, quelle que soit la taille et la branche de leur entreprise : de telles règles ne peuvent être construites qu’à l’échelle interprofessionnelles et supposent une socialisation encore plus poussée du salaire. On l’a commencée avec le régime général, mais il s’agit de l’étendre à tout le salaire et à tous les salaires : les entreprises cotisent à des caisses de salaire selon le même taux interprofessionnel assis sur leur valeur ajoutée, et ce sont ces caisses – et non pas les entreprises – qui paient les salaires à la qualification personnelle, de 18 ans à la mort. De telles règles interprofessionnelles du salaire doivent être élaborées à l’échelle nationale hors de toute logique de branche ou d’entreprise et garanties par l’Etat.

Mais attendre le salut de l’Etat est aussi une attitude fausse : les travailleurs ne peuvent attendre de salut que d’eux-mêmes. Il s’agit qu’ils prennent le contrôle de leur travail dans leur petite entreprise, et donc qu’ils en deviennent les propriétaires d’usage, la propriété patrimoniale de l’outil étant le fait, non lucratif, de collectivités publiques et non pas de petits patrons le plus souvent enchaînés par un patrimoine dont ils n’ont pas la réelle maîtrise. Une telle mobilisation rejoindra d’autres combats qu’il est important de fédérer. Je pense à tous ces syndicalistes de moyennes ou grandes entreprises qui sont décidés à en finir avec la défaite et entreprennent auprès de leurs collègues tout un travail de conviction sur la capacité des intéressés à diriger leurs entreprises sans en passer par les oukases de directions aux ordres d’actionnaires dont il s’agit de se débarrasser en finançant l’investissement par subvention. Je pense à tous ces syndicalistes de services publics décidés à briser le new public management qui les empêche de travailler comme ils estiment devoir le faire dans l’esprit d’un service public. Je pense à ces milliers d’entreprises alternatives animées souvent par des jeunes dissidents qui ne veulent pas produire de merde pour le capital. Eux sont décidés à décider au travail et à ne produire que des richesses qui aient sens, anthropologiquement et écologiquement : une telle éthique est communiste, et dans Le travail, enjeu des retraites, je fais des propositions pour qu’ils puissent s’appuyer sur des sécurités sociales sectorielles qui les sortiront du double risque de la marginalité ou de la récupération par le capital.

Qu’est-ce qu’une sécurité sociale sectorielle ? Sur le modèle de la cotisation maladie qui finance une production de soins encore largement libérée du capital même si les coups de boutoir des « réformateurs » tentent de l’y assigner faute que soit menée la bataille pour la généralisation d’un tel modèle à toute la production, il s’agit d’appuyer l’alternative sur la force de cotisations de sécurités sociales à cotisation interprofessionnelle finançant la production. Une sécurité sociale de l’alimentation permettra de sortir de l’agrobusiness en solvabilisant l’achat de produits alimentaires, bruts ou élaborés, exclusivement auprès de professionnels qui seront conventionnés selon des critères d’utilité sociale du produit et d’affirmation du travail vivant dans la production. Même chose pour des sécurités sociales du logement et du transport soutenant la production de logement et de transports de proximité sortie de la spéculation des groupes de BTP, pour prendre les exemples les plus criants, mais cela vaut pour toute la production. Oui, il est temps que les travailleurs des services publics, ceux des petites et très petites entreprises, ceux des groupes capitalistes et ceux des entreprises alternatives construisent ensemble les outils macro-économiques leur permettant de soustraire leur travail au capital et de trouver le grand bonheur d’une production entièrement maîtrisée par eux. Faisons nôtre au quotidien ce vieux mot d’ordre si juste de la CGT : les capitalistes ont besoin des travailleurs, les travailleurs n’ont pas besoin des capitalistes.

Interview réalisée par Mohsen Abdelmoumen

Qui est le Dr. Bernard Friot ?

Bernard Friot est un sociologue et économiste français né le 16 juin 1946 à Neufchâteau (Vosges), professeur émérite à l’université Paris-Nanterre (Paris X). Il théorise la notion de «salaire à vie» avec l’association d’éducation populaire Réseau Salariat.

Bernard Friot commence sa carrière universitaire en 1971 à l’IUT de l’université de Lorraine, en tant qu’assistant puis maître de conférences en économie. Sa thèse doctorale d’économie, soutenue en 1993, porte sur la construction de la Sécurité sociale en France de 1920 à 1980. Il y insiste sur « le caractère anticapitaliste des institutions de socialisation du salaire », contrairement à l’interprétation de 1945 qui fait de « la Sécurité sociale un élément nécessaire à la période fordiste du capitalisme »3. Il se tourne vers la sociologie à la fin des années 1990, quittant une discipline qu’il juge « verrouillée par les collègues orthodoxes »2. En 2000, il passe une habilitation à diriger des recherches (HDR) en sociologie du travail9. L’année suivante, il est élu professeur des universités à Paris-Nanterre, où il fonde l’Institut européen du salariat (IES).

1 Sur l’histoire de la réforme des retraites en France, voir Nicolas Castel, La retraite des syndicats, La Dispute, 20

Published in https://www.algeriepatriotique.com/2021/09/04/interview-bernard-friot-les-capitalistes-ont-besoin-des-travailleurs-les-travailleurs-nont-pas-besoin-des-capitalistes/

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *