Algérie / De la répression du Hirak à la reprise des émeutes : Les risques incalculables de la gestion par la violence contrôlée

     

Louisa Dris-Aït Hamadouche

La rentrée sociale 2021 est en avance. Avec elle, ce sont les scénarios pessimistes qui commencent déjà à émettre les premiers signes de concrétisation. Le retour en force des émeutes est plus qu’une sonnette d’alarme. En fait, les cellules de veille d’un grand nombre de centres de décision au niveau central et local devraient déjà être en train de préparer les cellules de crise.

Quasiment plus un jour ne passe sans que des émeutes locales opposent les forces de l’ordre à des jeunes en colère. Ces contestations violentes touchent le Nord comme le Sud, les grandes villes et les petites, les cités populaires et les quartiers plus privilégiés. Elles recourent aux mêmes pratiques : rassemblements de citoyens en colère en face des administrations publiques, routes coupées, incendies, intervention des forces de l’ordre, dispersion avec ou sans violence…

Assiste-t-on à un phénomène classique, récurrent et finalement «normal» (au sens populaire du terme), dans le paysage socio-politique algérien ? Hypothèse première, la réponse est affirmative. Il s’agitait alors d’un phénomène que les pouvoirs publics géreront comme ils ont géré tous les épisodes émeutiers précédents, en recourant :

– à la mobilisation des forces de l’ordre ;

– aux discours et aux promesses d’une future prise en charge des revendications ;

– à la médiation des notables et des chouyoukh.

Mais si ce n’était pas le cas ? Et si, compte tenu du contexte spatio-temporel différent, ce mouvement social non organisé et spontané, cette agitation, cette explosion n’avaient ni le même message, ni le même impact que toutes celles qui ont précédé ? Cette seconde hypothèse repose sur deux éléments nouveaux :
1) le sens politique de la dichotomie existant entre émeute et hirak ;
2) la faiblesse inédite du pouvoir politique.

L’émeute, un choix imposé comme unique mode de contestation

L’émeute n’est pas une banale action de contestation non organisée. Un petit détour par l’étymologie du mot offre une grille d’analyse utile. Emeute provient du verbe «émouvoir». Du Moyen-âge jusqu’à la Renaissance, une «esmote» désigne une émotion collective prenant la forme d’un soulèvement populaire spontané, (Mucchielli, 2012). Fondamentalement, les émeutes d’aujourd’hui n’ont rien perdu de leur sens étymologique. En effet, on y retrouve les constituants objectifs et les éléments déclencheurs (coupures récurrentes d’électricité, manque d’alimentation en eau potable, chômage endémique,) ainsi que les éléments subjectifs (colère, frustration et profond sentiment d’injustice). Le tout trouve dans la violence matérielle et/ou symbolique son seul mode d’expression. A l’heure actuelle, c’est précisément ce «retour» à la violence qu’il faut interroger, car il s’agit bien d’un «retour».

Avec le début du hirak, en février 2019, les Algériens sont restés contestataires mais ont changé de procédé. Ils ont échangé les cocktails Molotov contre des pancartes et des drapeaux et remplacé les insultes par de l’humour et des slogans. Au lieu de détruire les édifices publics, ils ont organisé des débats. Au lieu de couper les routes en brûlant des pneus, ils ont occupé les espaces publics comme un acte citoyen. Le hirak a obligé les Algériens à évaluer leur propre passé et à réfléchir à des alternatives qui leur évitent de revenir à la case départ avec un plus gros passif encore. Il les a, aussi et surtout, poussés à pacifier leurs conflits (verticaux et horizontaux) en remettant le politique au centre des véritables enjeux. Cette contestation vertueuse avait réussi à étouffer la contestation violente dans un contexte où les raisons de la colère ne manquaient pourtant pas.

Aujourd’hui, les raisons de la colère sont toujours là, mais le cadre de pacification des conflits a été empêché, interdit et réprimé. A l’arrêt forcé des manifestations populaires pacifiques, s’ajoute la répression qui cible tous les acteurs d’intermédiation pacifique crédibles. Les associations, les médias, les partis politiques et les syndicats qui portent la voix de la contestation populaire sont censurés, diabolisés, poursuivis et emprisonnés.

Résultat, la colère a de nouveau renoué avec la violence comme mode d’expression. Or, ce retour à la violence n’est pas un simple retour au statu quo ante. Avant 2019, les milliers d’émeutes faisaient suite à une longue succession d’épisodes violents qui avaient abouti à la conclusion selon laquelle l’«Algérien est naturellement violent». A contrario, à travers leur Silmya, les Algériens ont, pendant deux ans, prouvé qu’il n’en était rien ; qu’ils ne sont pas «naturellement» violents. Ils réagissent violemment lorsque sont mises en place les «conditions de pression et de température» qui les pousse à ce choix moralement injuste et politiquement dangereux.

Moralement injuste car la pacification du combat politique et des rapports sociaux est un acquis obtenu après des décennies de violence cyclique. Des décennies durant lesquelles les Algériens se sont combattus en croyant se battre pour un idéal. Les Algériens de février 2019 ont mené leur soulèvement avec assez de mémoire pour garder en tête les expériences passées, assez d’intelligence pour inventer des actions pacifiques, assez de courage pour faire des compromis, de force pour résister aux provocations, de sagesse pour contourner les blessures du passé… Plus importante que l’admiration qu’ils ont suscitée dans le monde, ces Algériens ont retrouvé l’estime de soi. Les pousser à renoncer à cet acquis est politiquement dangereux.

Le choix délibéré de la violence : un risque mal calculé

Créer les conditions objectives d’un retour à la violence peut paraître comme un moyen de gérer la crise par la crise. Une stratégie familière aux pouvoirs publics. Celle-ci a permis le maintien d’un niveau de violence de basse intensité et la dépolitisation de la contestation populaire, à travers la mobilisation des trois moyens cités au début de cet article.

Ce risque paraît mal calculé aujourd’hui pour trois raisons essentielles :
1)- la structure du pouvoir ne s’est toujours pas stabilisée ;
2)- les pouvoirs publics n’ont plus les ressources matérielles qu’ils avaient ;

3)- la crise de confiance est devenue dissidence (rupture).

En premier lieu, la crise politique déclenchée en février 2019 n’est toujours pas réglée. Le 5e mandat était la conséquence d’une décomposition des mécanismes qui permettaient aux tenants du pouvoir de maintenir les équilibres et la stabilité du système. Or, plus de deux ans plus tard, tous les indicateurs suggèrent fortement que les équilibres internes ne sont pas rétablis. Bien au contraire, la révélation de l’ampleur des scandales politico-financiers, la divulgation de l’implication d’une partie de la hiérarchie militaire dans ces mêmes scandales, l’instrumentalisation politique de la justice et la fragilisation des services de renseignement sont autant de signes alarmants que plus aucune ligne rouge ne régule les luttes entre les cercles du pouvoir politique. Or, la cohérence de la prise de décision était un moyen essentiel, permettant aux autorités politiques de calculer le risque de la violence de basse intensité. A cette perte de cohérence interne s’ajoute celle des ressources économiques dont la répartition – compte tenu de leur amenuisement – est sujette à controverse. En effet, au moment où tous les secteurs d’activité connaissent des mouvements sociaux en raison de l’effondrement du pouvoir d’achat, le budget du ministère de l’Intérieur en 2021 a augmenté de 28% de plus par rapport aux affectations en 2020 (APS, 23/10/2020), lesquelles étaient déjà en hausse de 3,25% par rapport à 2019 (Algérie 360, 28/10/2019). Plus problématique encore, le budget de la Direction générale de la sûreté nationale (DGSN) a bénéficié du plus grand quota de budget de fonctionnement proposé, destiné à l’acquisition de matériel d’armement, au renouvellement du parc automobile et à l’ouverture de 6000 postes d’officiers de police. Ces augmentations seraient peut-être passées inaperçues si le secteur pourvoyeur de devises est en grandes difficultés :

– Sonatrach a engrangé 20 milliards de dollars recettes d’exportation en 2020, soit 39% de moins qu’en 2019 ;

– le montant des recettes des impôts a baissé de 31% ;

– les investissements dans le secteur ont reculé de 30% ;

– le processus de désinvestissement est enclenché avec le départ annoncé de plusieurs multinationales dans plusieurs secteurs dont les hydrocarbures.

Les conséquences sociales sont gravissimes. Les Algériens ont perdu énormément de pouvoir d’achat : le salaire minimum est figé à 20 000 DA depuis 2010 ; aucune augmentation de salaires dans la Fonction publique depuis 2012 (Algérie Eco, 19/04/2021). Résultat, 34% de travailleurs sont, en 2021, sous la menace de la pauvreté car une famille de cinq personnes a désormais besoin d’un salaire minimum de 70 000 DA pour vivre sans dettes (El Watan, 18/04/2021).

Ainsi, les ressources dont dispose le gouvernement ne lui permettent plus de reproduire les scenarios antérieurs. Il n’est plus possible de «louer» la paix sociale (Dixit Abdelaziz Rahabi).

Enfin, le choix de la gestion par la violence de basse intensité est un risque majeur car l’ampleur de la dissidence entre le sommet et la population est sans précédent. Des images et des faits hautement symboliques expriment cet état de fait. Ainsi, le chef de l’Etat n’a-t-il fait aucun déplacement en 19 mois de règne. Les représentants locaux (walis) et nationaux (ministres) rencontrent les plus grandes difficultés à mener des visites de travail sur le terrain face à une population qui les rejette. Lorsqu’ils en font, la mobilisation des forces de sécurité est parfois digne de la sécurité mobilisée en un état de guerre (voir les images de la visite des ministres de l’Intérieur et de l’Agriculture à Khenchela, juillet 2021). Tout est retransmis par les journalistes-citoyens sur les réseaux sociaux, devenus une source capitale d’informations. Le choix de la violence est imposé à la population qui recourt à nouveau aux émeutes. Un choix imposé, car de l’autre côté, tous les canaux de communication et de négociation sont volontairement rompus. Nous sommes face à un mode de gestion qui repose sur le contrôle de la violence limitée. Ce choix a un double coût : la régression de la société sur le terrain de la civilité et du respect de soi, d’un côté, et la mobilisation croissante des instruments de coercition, de l’autre. Ce choix a aussi une double conséquence : créer une société ingouvernable et condamner l’Etat à rester fragile et vulnérable. Tôt ou tard, ce choix devra être assumé devant l’histoire qui réclamera des comptes.


L. D-A-H
Professeure à la faculté des sciences politiques, Alger 3


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