Roman : « GRANDE TERRE, TOUR A » de Kadour Naïmi – partie V, chap. 1-2

La Tribune Diplomatique Internationale publie ce roman

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       depuis  le 21 décembre

 

 

 

 

PARTIE V

  1. Question de portes

 

« Oui, certes ! Je dois faire bien travailler mes méninges !… Et si leur activité peut être stimulée par un recours extérieur, non pour les asservir, mais afin de me rendre plus lucide, alors, bienvenue cette aide ! » Ainsi, Karim décide d’aller consulter l’habitant du « Paradis ».
Après un coup de téléphone pour connaître sa disponibilité, les deux amis sont dans le logement du vieillard, assis devant la même table, garnie des mêmes verres de thé à la menthe.
– Alors, quelles nouvelles ? demande Si Lhafidh.
Karim l’informe sur la collaboration de Zahra avec la police, puis des scellés sur le local syndical.
– Eh !… Les événements se précipitent ! commente le vieillard. Nous sommes en présence d’un problème de portes.
– De portes ? interroge Karim.
– Oui !… « Une porte s’ouvre quand une autre se ferme ». la porte qui se ferme est celle du local syndical, et la porte qui s’ouvre libère Zahra de la police.
– Pour la fermeture du local, répond Karim, nous avons déjà trouvé une solution : nous nous réunissons dans une maison privée ou au cours d’une pause durant le travail, en attendant de convaincre un nombre suffisant de travailleurs pour former et imposer notre existence syndicale selon le diktat des autorités. Par contre, concernant Zahra, j’ai longuement pensé, sans voir de solution.
– Tu n’as pas d’hypothèses ? demande Si Lhafidh.
– Si nous nous marions, Zahra et moi, répond Karim, la révélation par la police de son passé à Annaba aura un effet négligeable, pour ne pas dire nul. Car les gens savent que la police ment, quand cela sert ses intérêts.
– Il reste, objecte Si Lhafidh, la menace de la police de révéler que Zahra était une moucharde. Cependant, est-ce dans l’intérêt de la police d’agir ainsi ? Et même dans ce cas, qui croirait à ce que dirait la police ?
– Il me semble, répond Karim, que l’important, le décisif est le comportement présent et futur de Zahra, d’autant plus qu’elle sera mon épouse.
– Ajoute, précise Si Lhafidh, que, dans le quartier, tout le monde apprécie ton comportement et ta sagesse.
Le vieillard prend son verre, et boit quelques gorgées de thé. Puis, il suggère :
– Une fois mariés toi et Zahra, vu que ton salaire est limité, vous habiterez dans l’appartement de ta mère, je suppose.
– Oui.
– Cependant, continue Si Lhafidh, ne faut-il pas trouver un travail à Zahra, afin d’aider sa mère et son père, pour leur éviter la déchéance dans la misère totale ?
– Pour le travail, c’est plutôt difficile, comme tu le sais. Avec tout le chômage dans le pays, et le fait que Zahra a peu d’atouts.
– C’est vrai… Donnons-nous la nuit pour réfléchir, puis retrouvons-nous demain soir, si tu es libre.
– Demain soir, je suis de garde de nuit à l’hôpital. Le matin ou l’après-midi, tu peux ?
– D’accord. À seize heures, ça va ?
– Oui.

 

2. Le prix du bonheur

En retournant chez lui, Karim envoie immédiatement un message au portable de Zahra. Il demande de la voir et à quel endroit, en proposant le matin, si possible.
Les deux amoureux se rencontrent à dix heures, à l’arrêt de l’autobus du centre-ville où ils s’étaient vus la première fois. Selon l’habitude désormais adoptée, Karim est venu dans sa voiture. Il invite Zahra à y entrer.
Une fois qu’elle est à l’intérieur, il propose d’aller dans un lieu tranquille et discret.
– Oui, acquiesce-t-elle.
– Alors, à toi de choisir, réplique Karim : le jardin de la Promenade de Létang, près d’ici, ou, plus loin, à Kristel, au bord de la mer ?
– Là où tu veux. Désormais, je suis libre.
Karim a envie de proposer Kristel, mais il se souvient opportunément que là on voit la mer. « Non ! Cela pourrait rappeler à Zahra la mort de son petit frère… La promenade de Létang, non plus. Par la rampe, on voit la mer ! »
– Allons au jardin municipal, propose-t-il. À cette heure, il ne doit pas y avoir beaucoup de monde.
Durant le parcours, Karim ne livre pas ses méditations à son aimée. « La mer !… se dit-il. La mer que j’aime contempler et dans laquelle j’aime nager !… Désormais, comment la regarder sans penser au petit Abderrahmane et à tous les malheureux qui y sont ensevelis ? »

Une fois arrivés au parc, les deux fiancés s’engagent sur un sentier. Ils cherchent où s’asseoir.
– Il nous faut, déclare Karim, un endroit discret sans être trop isolé.
– Oui, tu as raison.
Les deux amoureux savent combien, malheureusement, la misère s’est répandue, entraînant un désespoir avec son cortège de comportements agressifs, notamment pour détrousser les promeneurs de leur argent. Le dernier fait-divers eut lieu précisément dans ce jardin, quelques jours auparavant. Un vieux retraité, ex-immigré retourné au pays, faisait sa course matinale, vêtu d’un habit de sport, joli et de marque fameuse. Malheureusement, au moment de sa course, le parc était quasi désert. Trois jeunes gens l’encerclèrent et, le menaçant avec des couteaux, le dépouillèrent de son bel accoutrement, puis l’abandonnèrent couvert uniquement de son slip. Quand il alla déposer une plainte au commissariat, il eut droit à des rires et à la phrase : « Ignores-tu quelle est la situation du pays ? »
En se promenant, Zahra et Karim découvrent un banc inoccupé, sous un palmier, sur une toute petite place où des enfants jouent, sous la surveillance de leurs parents.
– On se met ici ? propose Karim.
– Oui.
Une fois tous les deux assis, Zahra contemple avec attendrissement le jeu des enfants. Elle est sensible à leurs joyeuses exclamations d’innocente allégresse. Karim remarque l’insistance avec laquelle son amie prête l’attention aux gamins. Zahra finit par le noter. Elle se ressaisit, en pensant vivement : « Non !… Je ne dois pas attrister Karim par le souvenir d’Abderrahmane . » Veillant à ne montrer aucune peine sur son visage, elle se tourne vers son fiancé, et tente d’esquisser un sourire.
Karim devine ce qui trouble Zahra : « Son petit frère !… » Puis, il se dit : « En ce moment, nous devons penser à autre chose. Ce sera notre manière d’honorer la mémoire d’Abderrahmane. »
Karim commence par informer Zahra du contenu de sa discussion avec Si Lhafidh, et des solutions envisagées. À la proposition de mariage, le visage de Zahra se contracte et pâlit.
– Tu n’es pas d’accord ? interroge Karim, inquiet.
Très embarrassée, Zahra réplique :
– Ce n’est pas ça, au contraire ! Je suis très honorée par ta proposition, et je t’en remercie de tout mon cœur !… Mais y as-tu bien pensé ? As-tu oublié mon passé ?
– Non, je n’ai pas oublié.
– Alors, as-tu considéré ce que les gens, les voisins diront de toi ?
– Oui !… Ceux dont l’esprit et le cœur sont bons estimeront notre union ; ceux dont l’esprit manque d’intelligence, et le cœur de bonté, nous les ignorerons. Pour ces derniers, espérons que notre comportement, toi et moi, finira par leur ouvrir les yeux et adoucir leur jugement.
– Les gens, objecte Zahra avec affliction, sont tellement méchants ! Et de plus en plus ! Comment peux-tu espérer qu’ils changeront en mieux ?
– Accepter la réalité telle qu’elle est ne fait que l’empirer. Alors, essayons de l’améliorer. Même si la réussite n’est pas garantie, il faut néanmoins essayer.
Zahra reste sceptique.
– Tu es trop bon, et ton excès de bonté te fait croire à celle des autres. On dirait que tu n’es pas de ce pays, que tu n’y vis pas.
– Dans notre pays, aussi, il y a des gens comme moi, et meilleurs que moi, même s’ils sont minoritaires.
– J’ai peur pour toi ! avoue Zahra.
– Pourquoi ? De quoi ?
– De la réaction des voisins, surtout de mon ex-chef dans la police. Il est tellement cruel !
« Dois-je dire toute la vérité ? » se demande Zahra… Quelques secondes d’hésitation, puis elle avoue :
– Surtout maintenant que je ne travaille plus pour lui, il risque de vouloir se venger d’une chose particulière.
– Laquelle ?
– Plusieurs fois, révèle Zahra, il a essayé de me convaincre d’aller avec lui au restaurant, soit disant pour « faire amitié », selon son expression. J’ai toujours décliné son invitation. Il a fini, un jour, par me dire : « N’as-tu pas peur de regretter ton refus ? » Son ton et son regard étaient très menaçants. Alors, j’ai préféré ne rien répondre. Mais chaque fois que j’allais dans son bureau, j’étais très inquiète. Je craignais d’être violée par lui. À notre dernière rencontre, quand je lui ai annoncé ma décision de me marier avec toi, il a encore relancé : « Eh bien ! Pour fêter cet heureux événement, je t’invite au restaurant, ou, mieux encore, à passer un week-end ensemble dans l’hôtel le plus chic du Sahara ! » Je lui ai simplement répondu : « Que penserais-tu d’une femme qui voudrait t’épouser mais, auparavant, accepterait l’invitation de son employeur en te manquant de fidélité ? » Il me toisa d’une expression si méchante que je me suis dite : « Sa frustration le conduirait-elle à se venger, d’une manière ou d’une autre ? »
– Je comprends ton inquiétude, répond Karim. Mais, y a-t-il un bonheur sans risque, sans lutte ?… L’amour que j’ai pour toi, le mariage que je te propose, ce sont d’abord le fruit de ta, – je dis bien : ta -, résistance à l’humiliation, de ton sens de ta dignité, malgré les situations affreuses où tu as été jetée, contre ta volonté. Tu ne fais donc que recueillir le résultat de ton combat.
Zahra dévisage celui qu’elle aime, et ses traits se détendent un peu :
– Tu parles bien, Karim ! J’aurais voulu en être capable comme toi.
– Tu as été capable de mieux : sortir du plus hideux des puits, connaître un garçon honnête qui t’aime et veut t’épouser. N’est-ce pas merveilleux ?
– Si tu continues à parler, avoue-t-elle, très émue, tu vas me faire pleurer !
– Si tu pleures de joie, alors, bienvenues les larmes !

A suivre …


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