Roman : « GRANDE TERRE, TOUR A » de Kadour Naïmi – partie IV, chap. 19-20

La Tribune Diplomatique Internationale publie ce roman

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       depuis  le 21 décembre

 

 

 

 

19. Quelque chose de meilleur

 

Le soir, dans sa petite chambre, plongée dans l’obscurité, Zahra est allongée sous la couverture de son lit. Elle se rend compte que depuis sa relation avec Karim, elle a découvert un autre monde : celui des personnes sachant affronter positivement les problèmes causés par la méchanceté à visage humain. « Ah ! Si j’avais fréquenté Karim quand j’avais quatorze ans !… Nous habitions déjà le même immeuble, mais sans nous connaître. »

Soudain, Zahra se met à renifler. Elle répète l’opération plusieurs fois… Elle finit par s’inquiéter.

Dans l’obscurité, elle quitte son lit, et sort de sa chambre. Elle renifle de nouveau, puis, très intriguée se dirige en silence vers la cuisine.

Parvenue près du seuil, elle entend de sourds sanglots. Aussitôt, elle entre dans la cuisine. Une très faible et blafarde lumière orange, provenant d’un lampion public extérieur, permet de regarder à l’intérieur.

Zahra découvre, totalement stupéfaite, son père allongé par terre, sur le dos. Il pleure en hoquetant. Zahra se rend compte alors de la nature de l’odeur qu’elle sent : le gaz de la cuisine !… Zahra se précipite vers le réchaud et s’aperçoit que le fatal produit en sort, en émettant un faible bruit.

Totalement effrayée, elle a cependant le réflexe de fermer rapidement le robinet du gaz. Puis elle s’agenouille près de son père. Son visage est baigné d’abondantes larmes.

– Mais qu’est-ce que tu as fait ? chuchote-t-elle pour ne pas réveiller sa mère.

– Tu l’as vu, parvient à dire le désespéré d’une voix éteinte. Je veux qu’on disparaisse tous, toi, ta mère et moi de cette maudite terre… À quoi bon endurer encore, maintenant que l’un de mes garçons a disparu sans dire pourquoi, et l’autre s’est noyé dans la mer ?… Si Dieu existe vraiment, il m’a maudit. Mais pourquoi ?… Est-ce ma faute si je ne parviens pas à trouver du travail ?… Quelqu’un m’a proposé de devenir un mouchard de la police !… Mais, non ! Non ! Je ne peux pas, je ne veux pas descendre jusqu’à cette infamie !

À cette dernière et totalement inattendue confession, Zahra se raidit.

Le père murmure :

– Avant de mourir, je dois te demander pardon !

Zahra le regarde sans comprendre. Il précise :

– Oui !… Pardon de t’avoir manqué de respect quand tu étais petite !… Misérable, je fus !… Oh ! J’avais compris pourquoi tu avais soudain abandonné la maison, pour aller j’ignorais où. Misérable, j’ai été avec toi ! Totalement misérable !… Et l’alcool n’était pas une excuse… La honte aurait dû me convaincre de crever, de disparaître de cette terre, moi qui, au lieu d’être ton père protecteur et aimant, je fus… je fus… Il n’y a pas de mot pour le dire… Oh, je sais !… Je sais combien je suis ridicule, maintenant, à te demander pardon. Mais, je dois le faire ; je ne veux pas mourir sans l’avoir fait… Non pas que j’ai peur de châtiment après ma mort. Les souffrances de ma vie sur terre ne sont-elles pas suffisantes comme châtiment ? Et si, réellement, il y a une vie après la mort, c’est à moi à demander des comptes à Dieu : Pourquoi as-tu permis tant de souffrances sur terre pour des créatures totalement innocentes ?… Moi, je fus un mauvais père avec ma fille, je l’admets, je m’en accuse clairement et je lui demande pardon. Et toi ? Ne dois-tu pas reconnaître tes fautes envers tes créatures, tes enfants, et leur demander pardon ?

Abasourdie, Zahra est profondément troublée par ces paroles. Le père continue, la voix altérée par le remords :

– Même si tu refuseras de me pardonner, je le comprendrais. Car j’avais détruit ta vie ! Moi, ton père ! Alors que tu étais si jeune, si innocente !… Zahra, ma fille !… Puis-je t’appeler ma fille ? Me le permets-tu en cet ultime moment ?

Zahra ne retient plus ses larmes. Elles surgissent abondantes et ruissellent sur ses joues.

– Papa ! gémit-elle… Papa !… Je te pardonne tout ! Je te pardonne tout !

– Merci ! Merci !… Merci !… Ah ! Je ne parviens pas à dire « ma fille ».

Dans ses prunelles rougies à force de pleurer, des larmes coulent encore.

– Maintenant, murmure-t-il en suppliant, ouvre le robinet ! Et viens te coucher sur le sol, près de moi. C’est ce qu’il y a de mieux à faire. Quant à ta mère, ses malheurs finiront de la manière la plus douce, sans s’en rendre compte.

Celle-ci survient dans la cuisine. Angoissée, elle voit son mari et sa fille.

– Qu’y a-t-il ? Qu’y a-t-il ? interroge-t-elle.

– Rien, maman, rien, répond Zahra, espérant tranquilliser sa mère.

– Mais que faites-vous ici ? reprend cette dernière.

– Papa, réplique la fille, ne se sentait pas bien. Je l’ai trouvé ici, dans la cuisine.

– Ce n’est pas vrai, objecte l’homme. J’ai ouvert le gaz de la cuisine, mais Zahra l’a fermé.

– Le gaz ?! dit l’épouse, terrifiée.

– Oui.

– Pourquoi ?

Le mari garde le silence. Brusquement, son épouse comprend, affolée :

– Ô mon Dieu ! Ô mon Dieu !

– Inutile de l’invoquer, réplique le malheureux. Tu n’as pas encore compris qu’il est sourd à nos malheurs ?… Au point de m’avoir convaincu qu’il n’existe pas ! Sinon, comment peut-il ne pas réagir à notre détresse, lui qui est défini comme a Rahmâne a Rahîme[1] ?… Et surtout ne me parle pas d’une vie meilleure au-delà. À une personne affamée, on ne promet pas du pain et même des gâteaux après sa mort, mais on lui donne à manger pendant qu’il vit… Une fois, je me suis confié à l’imam de la mosquée. J’ai parlé de mes malheurs : l’impossibilité de trouver du travail, même le plus humiliant, mes deux enfants contraints par le désespoir l’un à abandonner le foyer familial, et l’autre à mourir noyé dans la mer ; puis, j’ai demandé : « Pourquoi tellement de  misères, de pauvres, de malheureux, de tragédies, sans que Dieu intervienne pour mettre fin à ces immenses injustices ? Pourquoi ?… Pourquoi faut-il attendre l’au-delà pour, enfin, ne pas souffrir ? »

Très offensé, l’imam me cria,  le visage soudain empourpré de colère :

– Ne blasphème pas ! Ne blasphème pas !… C’est Satan qui parle par ta bouche !

– Je ne fais, ai-je répliqué, que te demander de m’aider à comprendre.

– Il n’y a rien à comprendre ! affirme à haute voix le prêtre scandalisé. Il faut seulement croire la Parole de Dieu, l’accepter et le remercier, c’est tout ! Vouloir comprendre, c’est déjà offenser Dieu ! Et Dieu est chadîd al ĕigâb[2] !

Le père de Zahra conclut :

– Depuis cette rencontre, j’ai renoncé à entendre les prêches du vendredi à la mosquée. Et quand j’y suis allé pour effectuer la prière, au lieu de commencer par dire « Allah Akbar »[3], mon esprit a dit : « Pourquoi kbîra[4] est ma misère ? »… Depuis, j’ai renoncé à la prière. À quoi bon ?… Il ne me restait plus rien, pas même quelqu’un pour m’expliquer ce que je ne comprenais pas du comportement de Dieu envers les déchets de l’humanité que nous sommes… Alors, quand j’ai vu, dans la rue, Saïd se débarrasser des déchets, l’idée m’est venue de débarrasser la terre du déchet qu’est mon corps ; je suis entré à la maison et j’ai pensé au gaz.

Cette tentative du père bouleverse et déchire Zahra. Elle éprouve une profonde compassion pour son tellement pitoyable père. Et même de l’admiration. « « Il y a donc en lui, pense-t-elle, quelque chose de meilleur que moi !… Il eut la dignité de refuser la solution de mouchard que moi, j’ai acceptée. Et la douleur causée par ses enfants disparus lui a fait croire à une solution finale : éliminer les souffrances du reste de sa famille et de lui-même, par un ultime moyen resté à sa disposition. »

 

20. L’intelligence

 

–  Pendant les années du terrorisme de masse, quelqu’un, un poète et journaliste, avait dit quelque chose dans ce genre, je ne me rappelle pas exactement les mots : « Parler, c’est mourir ; ne pas parler, c’est mourir. Alors, parlons et mourrons ! »… Ne vaut-il pas mieux dire autre chose ?… Alors, parlons mais pour nous organiser et résister, afin de vivre et, s’il faut mourir, faisons-le payer le plus chèrement à nos assassins, et le plus utilement possible à notre peuple !

Sur les auditeurs présents, Karim observe l’effet de sa déclaration, et attend les réactions. Avec lui sont réunis les membres de la section syndicale autonome de l’hôpital, auparavant connus : quatre hommes et Fatma. Ils sont assis par terre, sur un tapis, dans le salon de l’appartement de Karim, autour d’une table basse et ronde. Elle est surmontée de tasses de café et de verres de thé, près d’une théière et d’une cafetière.

– Je suis allée à la police, déclare Fatma. J’ai demandé le motif de mise sous scellés de notre local. On m’a répondu que le ministère du travail a pris une décision : tout syndicat doit avoir un minimum d’adhérents, un quota fixé arbitrairement par ce même ministère, sinon ce syndicat est considéré illégal, donc n’a pas droit à s’activer.

– Hum ! dit l’homme d’une soixantaine d’années. Pour les problèmes réels du peuple et des travailleurs, les soit disant responsables restent sourds et soit disant incompétents. Mais dès qu’il s’agit de défendre leur intérêt à eux, ils deviennent soudain actifs et très compétents pour trouver des motifs neutralisant les actions légitimes des travailleurs. Le ministère soit disant du travail se révèle ce qu’il est : le ministère chargé d’empêcher le travail convenable, lequel ne peut être réalisé qu’en autorisant l’existence d’un syndicalisme libre et autonome pour contrer la gestion du pays au détriment du peuple… Et ces harkis nouvelle manière de la caste détentrice de l’État croient nous neutraliser par des scellés sur notre local.

– L’important, déclare un autre présent, c’est de faire attention aux « hnoucha »[5]. S’ils apprennent que nous nous sommes réunis ici, dans une maison privée, on risque de voir la police débarquer en nous accusant d’activité illégale. Cela a été fait contre les Ahmadites[6].

– Nous devons, intervient Fatma, entreprendre un travail au corps à corps, permanent, quotidien, intelligent auprès de nos camarades travailleurs à l’hôpital. La plupart sont syndiqués à l’U.G.T.A.[7] ou ne le sont à aucun syndicat. À nous de les aider à prendre conscience de leurs intérêts véritables, afin de parvenir au quota imposé par le ministère anti-travailleurs. C’est une question juste de temps et d’action adéquate de notre part.

– C’est vrai, confirme un collègue. Fatma a raison. Il n’est pas interdit de parler à des collègues pour les convaincre de créer un syndicat autonome. Et si, malgré cela, les autorités nous causent des problèmes, par exemple en nous menaçant de licenciement, et même de nous emprisonner, eh bien, il nous faut continuer notre lutte. En établissant la solidarité avec les autres syndicats, et demander celle de certains journalistes. Je sais, ils sont rares, très rares, cependant ils existent.

– La plus grosse difficulté, intervient Fatma, est de trouver une solution au cancer qui nous ronge : la stupide ambition de certains à jouer au chef !… Nous avons besoin absolument de la démocratie réelle ! Celle-ci n’a aucun besoin de chef, mais uniquement de collaboration entre membres égaux, les plus instruits se mettant au service de leurs camarades, et non mettant ces derniers à leur service carriériste.

L’homme ayant évoqué les délateurs intervient de nouveau :

– Il est possible, il est même probable que, suite à la fermeture de notre local, la police nous fasse surveiller. Ainsi, elle se rendra compte de nos réunions dans des maisons privées. Alors, il vaut mieux nous organiser pour nous voir de manière différente, par exemple sur le lieu de travail, même si nous sommes conscients, là aussi, d’être surveillés par des mouchards. C’est leur intelligence contre la nôtre. D’une certaine manière, c’est plus difficile que le travail clandestin. En même temps, si nous savons agir correctement, sans recourir à la clandestinité, le résultat est meilleur.

La discussion se prolonge sur les moyens à employer, les difficultés éventuelles, la manière de les surmonter, etc., pour accomplir correctement l’action syndicale autonome.

A suivre …


[1]     Le Clément, le Miséricordieux.

[2]     Terrible dans le châtiment.

[3]     « Dieu est le plus Grand »

[4]     Grande.

[5]     Les « serpents », pour indiquer les mouchards de la police.

[6]     Une association religieuse musulmane, non alignée sur l’idéologie religieuse officielle.

[7]     « Union Générale des Travailleurs Algériens », syndicat contrôlé et courroie de transmission du régime.


 

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