Roman : « GRANDE TERRE, TOUR A » de Kadour Naïmi – partie III, chap. 19

La Tribune Diplomatique Internationale publie ce roman

       quotidiennement en chapitres

       depuis  le 21 décembre

 

 

 

 

 

 

 

19. Bel Horizon

Malgré la menace du frère, à prendre très au sérieux, Zahra accepte de revoir celui qui est, désormais, l’obsession de ses pensées. Les deux amoureux se donnent rendez-vous par l’intermédiaire de messages sur leurs portables respectifs.

À quatre heures de l’après-midi, la petite voiture de Karim s’arrête à l’angle d’une ruelle, au bas du quartier situé derrière le théâtre régional. Aussitôt, une femme voilée de noir monte dans le véhicule. Il démarre.

Une demie heure après, la voiture monte lentement la route sur le flanc du mont Murdjadjo. Surplombant la ville, à plus de quatre-cents mètres, le sommet semble caresser le ciel, tandis que la base plonge dans la mer. Karim aime se trouver, ainsi, entre le « haut », le ciel, et le « bas », la mer, la terre, la ville. Le temps est doux, le ciel serein. Karim apprécie l’air tiède, parfumé par les émanations de pins d’Alep, de chênes-lièges, de figuiers de barbarie et d’agaves aux rosettes de feuilles épaisses.

Le véhicule se dirige vers l’imposant fort de Santa-Cruz. Du nom de son constructeur, le marquis éponyme, cet ouvrage fut édifié durant l’occupation espagnole, commencée en 1505. Tout près se dresse un couvent, construit par les colonialistes français, en 1850. Ils l’ont dédié à la Vierge, « Notre Dame du Salut », après l’épouvantable épidémie de choléra ayant causé des centaines de victimes par jour.

Karim trouve drôlement significatif ce rapprochement du fort et du couvent. Cette relation est saugrenue, mais très fonctionnelle pour asservir : elle associe le sabre et le goupillon, la force et la propagande, ces deux poisons de l’exploitation des peuples… Quel outrage à la généreuse et paisible végétation !

Karim se rappelle certaines « personnalités » de la ville : elles veulent construire en haut du mont une… mosquée ! Alors que l’endroit est inhabité ! « Quel bizarrerie de l’esprit humain ! Ou, plutôt, quelle manipulation !… Pourquoi, au contraire, ne pas mettre en valeur les précieux et instructifs objets découverts dans les grottes situées sur les flancs du massif ? Afin de nous permettre de connaître notre histoire la plus lointaine. » Karim avait su que ces grottes étaient habitées, déjà, avant le néolithique. « Heureux êtres humains préhistoriques ! commenta-t-il. Sans forteresse ni couvent ! »

 

Finalement, Karim et Zahra arrivent sur le plateau supérieur de la montagne. Là, se dresse un petit et joli marabout, aux murs de couleurs blanche et verte. Sous forme de cénotaphe, il est dédié à Abdelkader Al Jilani, dit « moul al maïda[1] ». Construit durant la période islamique, vers 1425, les occupants moyen-orientaux arabes appelèrent le plateau « maïda ». « Pas poétique, mais évocateur », estima Karim. Quant au personnage auquel ce temple fut dédié, il aurait été un éminent clerc et saint musulman. On en sait pas beaucoup. Les successives castes ayant dominé l’Algérie, trop incultes, n’ont pas consigné dans des archives l’histoire du pays. « Quelle grave carence ! a regretté Karim, à plusieurs reprises. L’Algérie n’a pas seulement un désert naturel, mais, plus grave, un désert historique. »

Souvent, en regardant le marabout arabe, le fort espagnol et le couvent français, Karim a un serrement au cœur : « Le peuple d’ici a subi bien des invasions, donc versa beaucoup de sang, de larmes et de sueur, sous le joug de ses conquérants successifs… Suis-je le descendant de ce peuple ou de ses envahisseurs ?… Allons, Karim ! Ne tombe pas dans le piège ! Ce que tu dois savoir, c’est de quel coté de la barrière sociale actuelle tu te places : celles des dominateurs ou celle des combattants pour s’en affranchir. »

Laissant le véhicule sur le parc, Karim et Zahra vont jusqu’au bord du plateau. De là, ils contemplent les environs.

Vers le sud, à une quinzaine de kilomètres, s’étale la Sebkha, un très grand lac salé, blanchâtre, de plusieurs kilomètres. Il est alimenté en eau par les jolis monts du Tessala, occupés par de charmantes forêts. Autour du lac, les terres sont consacrées à l’agriculture, quoique le voisinage des nappes de sel ne leur soit pas favorable.

Quant à Oran, la ville est bien visible, l’atmosphère étant limpide. Les habitations s’étalent sur la plaine, de la mer jusqu’aux lointaines collines. La zone anciennement européenne, proche du port, se distingue nettement du reste. Cependant, de nouveaux édifices, la plupart construits en hauteur, montrent la modernisation actuelle de la cité. Quant aux quartiers populaires, ils présentent encore leurs maisons basses, surmontées de terrasses, hommage compréhensible au ciel et à son soleil, généreux par leur splendeur.

– Oran est belle, n’est-ce pas ? murmure Karim.

– Oui ! Très belle ! acquiesce Zahra.

Silencieux et recueillis, ils contemplent les habitations et édifices divers étalés sous leurs yeux, de la mer jusqu’aux jolies collines environnantes. L’air est d’une pureté enivrante, le mot n’est pas exagéré ; une douce lumière, mélange de ciel azur et de soleil jaune, colore ce panorama de teintes qu’aurait adoré Van Gogh.

– Décidément, murmure Karim tout ému, les fondateurs de la ville avaient du goût. Ils savaient choisir un bel lieu pour vivre : d’un coté, une mer étincelante et accueillante, de l’autre coté, une chaîne de collines et de montagnes pas trop hautes, et, au milieu, une plaine généreuse. Et encore, cerise sur le magnifique gâteau, un soleil illuminant le tout.

–  Mais, demande Zahra d’une voix triste, pourquoi les gens d’ici ne sont pas sensibles à toutes ces beautés, au point de les refléter, en étant, eux aussi, beaux, sereins, bienfaisants ?

L’interrogation laisse Karim indécis quant à la réponse. Il finit par dire :

– Oh ! Je crois que les gens ordinaires y sont sensibles. Malheureusement, une minorité d’êtres à visage humain n’a d’yeux que pour l’argent à accumuler, au détriment des autres et de la nature. Ces malades d’enrichissement absurde  empêchent leurs victimes de jouir des  beautés de la nature.

– Oui, c’est vrai ! admet Zohra, mélancolique, tout en contemplant la ville. Toutes les personnes âgées le disent, avec regret et nostalgie : Oran était l’une des plus belles villes dans le passé, elle méritait réellement son nom de « Al bahia »[2], et cela malgré le colonialisme. Après l’indépendance, tout s’est affreusement dégradé : les édifices, les espaces publics et les êtres humains. La ville est tombée aux mains de prédateurs sans scrupules, et cela des plus grands aux plus petits prédateurs, dans tous les domaines. Les anciens affirment ne plus reconnaître la ville ni les gens parmi lesquels ils sont nés et ont grandi, avec plaisir et amour. « Quel gâchis ! Quel gâchis ! » déclarent-ils tous.

Zohra se tourne vers Karim :

– Mais pourquoi, interroge-t-elle, les victimes ne se révoltent pas ?… Pourquoi ?

Karim réfléchit à la question. Il se rappelle qu’à ce sujet, il eut une discussion avec son vieil ami Si Lhafidh. Aussi, Karim répond :

– Les êtres humains, je parle des victimes d’injustices, semblent doués d’une patience infinie. Elle s’explique notamment par la religion ; à leurs yeux, elle justifie leur condition servile, en la présentant comme le résultat de la volonté divine, tout en promettant une vie meilleure dans l’au-delà. Malheureusement, les damnés de cette vie sur terre croient à ce genre de fable. Alors, ils se résignent et subissent, en mettant l’espoir dans une illusion : « Allah nous sauvera ! »… Néanmoins, quand leurs souffrances atteignent une gravité insupportable, les victimes finissent toujours par compter sur elles-mêmes, et se révoltent, même au risque de mourir, car, alors, ils voient la mort préférable à leur misérable survie.

Zahra note que ces propos reflètent ce que, instinctivement, elle pense, sans savoir le formuler de manière claire, ainsi qu’elle vient de l’entendre.

Les regards de Karim et Zahra se tournent vers le port. Chacun des deux observateurs a une identique pensée, comme généralement chaque Algérien ou Algérienne regardant un port. Alors, on imagine celles et ceux qui ont émigré, par bateau, contraints par le manque de ressources pour vivre ou par l’absence de liberté. Victimes du système social dominant, avant et encore après l’indépendance nationale, ces infortunés sont obligés de quitter le pays tant aimé, pour affronter les cruels et humiliants aléas du monde dit « développé », en premier lieu l’ex-métropole. Vers celle-ci, ils partent avec un pincement inavoué de honte : aller trouver refuge dans la nation qui avait sauvagement conquis et cruellement asservi leurs ancêtres.

Karim pense, en particulier, à sa sœur, partie voilà quelques années. Lui et toute la famille l’avaient accompagnée à l’embarcadère. Atroce fut la séparation. Tous s’efforçaient à se montrer détendus, bien que les visages étaient inondés de larmes.

Quant à Zahra, elle, la vue du port la fascine, l’exalte puis l’attriste : « Ah ! Partir !… La liberté et le confort !… Hélas ! Il y a mes parents et mes frères à nourrir. »

Zahra dirige ses yeux vers le quartier du Front de Mer. Elle cherche à voir l’appartement de la police, où, selon son expression, « je perds ma vie pour ne pas mourir de faim ». Elle est prise d’un lancinant serrement au cœur, en pensant à Karim debout à son coté, en toute confiance et espérance. Zahra n’ose pas le regarder, à cause d’un sentiment rarement éprouvé : la culpabilité. Elle la juge un luxe que ses conditions de vie ne lui permettent pas de considérer. Cependant, en ce moment, elle est soulagée, et même fière, de se sentir coupable de manque de sincérité.

Une impulsion soudaine lui suggère d’en parler à Karim ; aussitôt, une espèce d’instinct élémentaire de prudence la retient de se livrer : la peur d’être rejetée avec horreur par le jeune homme, le premier avec lequel elle a découvert ce qu’elle croit être l’amour.

Pendant ce temps, Karim garde les yeux vers la ville. Plusieurs fois, il est venu en cet endroit, avec ses parents ou seul. La vue de la cité où il a grandi lui est très chère, malgré les aspects sombres et douloureux de son histoire. Oui, Oran est « Wahrâne al bâhia», mais, aussi, « Wahrâne al mahgourâ »[3] .

De nouveau, Karim pense à l’histoire de la ville. La terre où elle est construite avait comme habitants, – des vestiges archéologiques le prouvent -, des êtres humains, voilà très longtemps. « Quatre cents mille ans !… apprit Karim. Alors que la Bible est apparue voilà uniquement cinq mille ans, et le Coran, beaucoup plus récemment ! » En entendant la première fois cette information « quatre cents mille ans », et chaque fois qu’il se la rappelle, Karim est pris de vertige, troublé par une si longue durée historique. Elle est inconcevable par un être humain, lequel vit au maximum une centaine d’années, puis disparaît en poussière.

Cependant, en imaginant la vie de ces êtres humains préhistoriques, un jour d’après-midi, du haut de la montagne, Karim murmura : « Ah ! Temps béni où il n’y avait ni État, ni police, ni armée, ni clergé. »

En observant plus attentivement la ville, au-dessous de lui, semblable à une immense fourmilière, il ajouta : « Comment ce peuple parvient-il à vivre avec un État basé sur la terreur, la corruption et l’obscurantisme,  soutenus par des nouveaux riches rapaces, et une élite intellectuelle mercenaire, elle aussi rapace ? »

Karim se souvint avec un immense dépit des soit disant intellectuels se proclamant « démocrates », « progressistes », « patriotes », « amis du peuple », etc., etc. En réalité, ils jouissent de privilèges accordés par les dominateurs, et ne connaissent du peuple que le minimum pour faire croire qu’ils s’en soucient ; ainsi ils ont « le beurre et l’argent du beurre ». Comble d’imposture, ils traitent le peuple de « populace », de « tube digestif ambulant ». Ils oublient ou feignent d’oublier que ce peuple n’a pas les connaissances suffisantes pour se révolter, quoique, parfois, il se soulève, obligeant les détenteurs du pouvoir à d’opportunistes concessions, toutefois supprimées dès que la situation retourne en leur faveur.

Un jour, Karim alla au musée de la ville. Il porte le nom de Ahmed Zabana, le militant oranais pour l’indépendance nationale, et le premier guillotiné par l’administration coloniale française. Quel troublant frémissement pour Karim, en franchissant le seuil d’un lieu portant un tel nom !

Puis, à l’intérieur du musée, quel sentiment étrange de voir les nombreuses pièces archéologiques prouvant la présence humaine depuis si longtemps !… Lamelles, pierres polies, haches, couteaux et autre.

Ensuite, le territoire et la population de la ville furent la proie de conquérants successifs, féroces et impitoyables comme tout envahisseur : romains, arabes, espagnols, turcs, français. On dit que Oran aurait été fondée, en 902, par des marins andalous, soutenus par les califes de Cordoue. Les découvreurs furent certainement sensibles à la superbe position géographique qu’ils voyaient, notamment le magnifique promontoire  longeant la mer.

Akli, le boulanger kabyle, apprit à Karim que le nom de la ville n’est pas d’origine arabe, mais de celle des autochtones, les Amazighes ; Ouahrân[4] signifie « les deux lions ». Peut-être parce que le territoire était, alors, fréquenté par ces fauves. D’ailleurs, en face du Murdjadjo, une autre montagne s’appelle, précisément, la « montagne des lions ». On raconte qu’ils y demeuraient dans le passé.

À cette information de Akli, Karim ne put s’empêcher de conclure : « Il reste aux habitants d’Oran de retrouver une âme de lions, sinon pourquoi orner l’entrée de leur mairie par deux superbes statues de lions ? ».

Ces observations rappellent à Karim les événements concernant l’atroce mais héroïque guerre de libération nationale contre le colonialisme français. Karim aurait aimé avoir été l’un des combattants, même au prix de mourir. Il n’a jamais oublié ce que déclara, un soir d’été, sur la petite place du quartier, le vieux moudjahid suicidé, Si Lakhdar : « Notre peuple a été au meilleur de sa dignité, et donc de sa valeur, pendant la guerre patriotique. C’est parce qu’il a perdu cette dignité que sa valeur a régressé, après l’indépendance, suite à l’infâme prise du pouvoir par d’ambitieux usurpateurs. Depuis lors, ce peuple est réduit à la servitude, plus sournoise, du nouveau colonialisme, celui indigène. »

La régression est telle qu’un jour, Karim, dans un taxi, entendit un jeune de son âge s’exclamer : « Comment ce peuple d’aujourd’hui a eu des parents capables d’affronter et de battre l’une des plus puissantes armées du monde ? » La question s’incrusta dans l’esprit de Karim : « Oui ! s’interrogea-t-il. En effet, comment expliquer la perte de son bel horizon par le peuple, et sa chute sous la domination d’une caste indigène ignoblement parasitaire ?… Oui ! Comment expliquer ce lamentable et triste phénomène de reflux ? »

 

Karim finit par réaliser où et avec qui il est, en ce moment. Il se reproche d’avoir oublié pour un instant Zahra. Toutefois, il ne sait pas comment initier la conversation. Il attend. « Peut-être commencera-t-elle par parler, elle. Je l’espère ! »… Zahra demeure silencieuse, apparemment absorbée par la contemplation de la cité ou par ses pensées intimes. En réalité, elle, aussi, souhaite voir son compagnon rompre le silence, devenu embarrassant.

– Tu penses à quoi ? finit par demander Zahra.

– À cela ! répond-il.

Il indique le flanc de la montagne où s’étale le bidonville dit des « Planteurs ». Tel est l’un des traits distinctifs du caractère de Karim : la beauté naturelle ne lui fait pas oublier la laideur sociale, tout au contraire, la première lui rappelle toujours l’existence de la seconde.

– Ce n’est pas dans cette tumeur de la ville, répond-il, qu’on entendra les gens chanter « Wahrâne al bâhiyâ »[5], et, sur un plan de parcours touristique, ce n’est pas cet endroit qu’on conseillera de visiter, comme l’une des « merveilles » de la ville.

Puis, il murmure, avec une pointe d’indignation :

– Comment des responsables dignes de ce nom peuvent-ils permettre cette abominable injustice sociale, bafouant toute dignité humaine ? Comment ces soit disant responsables réussissent à parader publiquement, alors qu’à peu de kilomètres de leurs luxueuses villas, des citoyens sont contraints de survivre parmi des rats ?… Où va donc l’argent du pétrole et du gaz ?

Zahra ne s’attendait absolument pas à cette réponse de Karim, laquelle lui fait plaisir : « Ainsi, si j’habitais ce lieu sordide, se dit-elle, au moins une personne penserait à ma malheureuse situation, au lieu de se limiter à jouir de la beauté de la nature. »

– Je viens de lire, ajoute Karim, un article de journal. Il annonce que les autorités auraient décidé d’éliminer ce bidonville, d’en faire un espace écologique, et de fournir aux habitants des logements nouveaux… Il leur a fallu du temps, à ces autorités, depuis 1962 à 2018 ! Espérons que la promesse ne restera pas une opération démagogique, vu que nous sommes à la veille d’élections présidentielles.

Zahra scrute les yeux de Karim. Cette fois-ci, elle ose, avec délicatesse. Suite aux propos qu’il a tenus, elle s’attendait à voir, dans le regard de son ami, de la haine et de la méchanceté contre les prétendus responsables du pays ; elle ne trouve qu’une sorte de pitié pour les victimes, mélangée à de la révolte contre les représentants de l’autorité. Pour la première fois, Zahra constate qu’elle est devant une personne scandalisée par l’injustice, mais sans rancœur. Zahra admire Karim.

– C’est vrai ! déclare-t-elle, avec conviction. Ce bidonville ne devrait pas exister.

Elle ajoute, en elle-même : « Ni la pauvreté de ma famille !… Ni la pauvreté de quiconque sur cette terre !»

Zahra se surprend à mettre en question une idée fondamentale, sur laquelle se base sa vie. Jusque-là, sa conviction religieuse expliquait les conditions démunies de sa famille par la volonté de Dieu : lui décide quelle personne honorer par la richesse, et laquelle humilier par la pauvreté. Il ne reste aux infortunés qu’à se résigner, avec la promesse que, dans l’autre vie, ce sera mieux, à condition d’avoir obéi à tous les commandements de Dieu… Cette fois-ci, probablement stimulée par les propos de Karim, Zahra se hasarde à l’interroger :

– Tu crois que ce bidonville, c’est Dieu, en définitif, qui l’a voulu ?

Karim considère un instant Zahra, réfléchit, et répond d’un ton calme :

– Est-il possible de concevoir un Dieu capable de vouloir une telle monstruosité ?

La demande ébranle profondément Zahra. Elle admet :

– Non !… Impossible ! Non !

Karim préfère ne pas prolonger la discussion sur ce thème délicat, notamment parce que c’est la première fois qu’il se trouve avec Zahra, et qu’il ignore ses convictions. Aussi, propose-t-il :

– On va voir du coté de la mer ?

– D’accord !

Ils se dirigent lentement vers l’horizon marin. Arrivés tout au bord de la haute falaise, protégée par une courte barrière en bois, ils s’arrêtent et demeurent debout.

La mer, toute lisse, scintille, en reflétant une teinte orange sous l’effet du soleil descendant vers l’horizon. Une bienfaisante et vive brise complète la magie du moment et du lieu. Les deux jeunes amoureux jouissent quelques instants de cette sérénité et de cette beauté impressionnants.

Encore une fois, le silence, se prolongeant beaucoup, oblige à parler de nouveau, pour maîtriser les cœurs qui battent au rythme de l’émotion de deux amoureux se trouvant ensemble, en un lieu isolé et si enivrant.

Zahra intervient :

– Tu viens souvent ici ? demande-t-elle, les yeux toujours fixés sur le paysage.

– Souvent. J’aime cet endroit pour tout ce qu’il offre. La mer et le ciel : qu’y a-t-il de plus beau dans la nature ? À Oran, nous avons, au moins, ce plaisir… Et toi, tu es déjà venue ici, je suppose ?

– Très rarement. Et il y a longtemps, si longtemps.

Karim indique la magnifique et longue corniche. Elle s’étend à perte de vue,  serpentant langoureusement, en formant de jolies courbes dont le marron s’harmonise agréablement avec le bleu foncé de la mer et le bleu clair du ciel. En ce moment particulier, où l’astre solaire est plutôt bas, ses rayons plus faibles atténuent l’intensité de la lumière, rendant l’ensemble du tableau naturel plus doux au regard. Au loin, le joli phare blanc de Cap Falcon avance sur la mer. Karim est content d’avoir bien choisi l’endroit et l’instant où il est avec celle qu’il aime.

– On s’assoit ? lui propose-t-il.

– Oui.

Toujours face à la mer, ils se mettent par terre, l’un près de l’autre. Ils continuent à jouir de l’excellent don offert généreusement par la nature. Elle excite joyeusement et caresse délicatement les sens.

Après un moment, les esprits respectifs des deux jeunes gens s’activent : « Il faut quand même qu’on parle », estime Zahra. – « De quelle manière commencer ? Et pour dire quoi ? » se demande Karim.

Il se résout à prendre l’initiative. D’une voix douce, il suggère :

– Et si nous parlions un peu, tu veux bien ?

– Oui ! consent-elle, soulagée de voir le silence interrompu.

– Je souhaiterai, propose Karim, savoir quelque chose sur ta famille, ton travail, toi.

Zahra a un gentil petit rire, un peu timide.

– Tu veux tout savoir ?!

– Non, répond Karim. Uniquement ce que tu voudras bien me dire. Tu connais la fameuse réplique du vizir à son sultan : « Sire ! Dites-moi tout, sauf votre secret ! »

Cette phrase trouble Zahra au point d’empourprer son visage. « Décidément, se dit-elle, avec lui, je rougis souvent, moi qui ignorais cette réaction ! » Karim s’en aperçoit. Faisant mine de rien, il attend avec patience.

Zahra se décide :

– Alors, commençons par ma famille, répond-elle d’une voix suggérant à Karim la délectable saveur du miel. Mon père fut licencié de son travail de maçon, parce que le patron a préféré employer des immigrés clandestins venus d’Afrique noire. Ne parvenant pas à trouver un autre travail, mon père est tombé dans l’alcoolisme. Tout en allant à la mosquée le vendredi. Il y va pour demander à Dieu de lui pardonner tout ce qu’il fait de mauvais durant la semaine, par exemple maltraiter ma mère quand il est ivre. Mon frère de vingt deux ans, lui aussi, sans travail, se drogue et, pour avoir l’argent de son poison, à son tour il vend de la drogue. Une sœur de vingt ans a émigré en France, à notre surprise, et, depuis, n’a jamais donné de nouvelle. J’ai, aussi, un frère, le plus jeune, il a dix-sept ans. Lui ne pense qu’à partir, quitter le pays. Sans avoir trouvé de solution. Puis, il y a ma mère. Enfin moi : je travaille pour tous.

Elle se tait et baisse les yeux, comme pour exprimer le très lourd poids pesant sur elle.

– Et ton travail, demande Karim, je veux dire ce que tu gagnes, te permet-il de faire face suffisamment à la situation ?

Zahra, instinctivement, regarde Karim droit dans les yeux, sans parler.

– Ai-je posé une question qu’il ne fallait pas ? s’inquiète-t-il un peu.

– Non ! Non !

Elle ne dit plus rien. Karim attend.

– Disons, reprend-elle, que les fins de mois sont difficiles.

– À propos de ton frère drogué, crois-tu qu’il accepterait un travail si on lui en propose ?

D’abord surprise par la suggestion, elle demande :

– Quel travail ?

– Un travail honnête qui lui procure un peu d’argent.

– Je ne sais pas s’il accepterait. Ayant eu plusieurs fois des propositions,  à chaque fois il a commenté : « Je ne suis pas né pour être l’âne des autres ! ».

– Il n’accepterait même pas un travail facile et sans humiliation ?

– Je l’ignore… Tu as quelque chose à lui proposer ?

– Peut-être. Un de mes cousins vient d’ouvrir un petit magasin d’électronique. Et, comme il doit souvent aller chez les clients pour réparer  leur ordinateur, il a besoin d’une personne qui reste, durant son absence, dans le magasin pour recevoir des acheteurs.

– Ah ! En effet, rien de fatiguant ni d’humiliant. J’en parlerai à mon frère.

La proposition de Karim donne à Zahra du courage pour mieux s’informer sur le généreux voisin :

– Puis-je, maintenant, moi, te poser des questions ?

– Certainement.

– Est-ce que tu bois de l’alcool, tu fumes, tu es musulman pratiquant ?

– Faut-il être musulman pratiquant pour ne pas avoir ces défauts ?

– Je le crois.

– Et bien, sache qu’il suffit simplement d’avoir un peu de bon sens. Je ne suis pas musulman pratiquant, toutefois je ne bois pas d’alcool et je ne fume pas. Je suis conscient que la santé est mon capital le plus précieux.

– Tu ne fais pas la prière ? s’étonne-t-elle. Tu ne vas à la mosquée le vendredi ?

– Non, répond-il avec simplicité.

– Pourquoi ?

– Si, comme on dit, Dieu sait tout et n’a besoin de rien, pourquoi aller le prier ?… Ne suffit-il pas d’être bon, de ne faire du mal à personne, de venir en aide à celui ou celle qui en a besoin ?

Zahra le regarde avec perplexité. Karim l’interroge, à son tour :

– Que penses-tu de mes réponses ?

Elle y médite un instant, puis avoue :

– Je n’ai jamais rencontré quelqu’un comme toi, avec les idées que tu as, et qui me demande mon avis. On dirait que tu n’es pas un Algérien.

Karim en rit, amusé.

– Oh ! Je le suis. Et, comme moi, il en existe certainement d’autres, seulement tu ne les connais pas.

Trop surprise et trop émue, Zahra garde le silence.

– Autres questions ? la relance Karim avec tact.

Elle réfléchit, hésite, semble un peu embarrassée.

– Allez ! l’encourage-t-il. Je n’ai rien à te cacher, sinon pourquoi être ensemble, ici ?

– Est-ce que… Est-ce que tu as une fiancée ? Est-ce que as une relation avec une fille ?

Les questions et la gêne de Zahra divertissent Karim.

– Non, affirme-t-il.

– Vraiment ?

– Vraiment.

– Pourquoi ?

Al maktoub, comme on dit !

– Tu y crois ?

– Je plaisante. Je n’ai simplement pas trouvé l’âme sœur… Et toi ? As-tu un ami ou un fiancé ?

– Non. Si je l’avais, je ne serais pas ici avec toi.

– C’est vrai, admet Karim. Pourtant, tu es une jolie fille, tu ne dois donc pas manquer de prétendants.

– Hum !… Ceux-là !… Quelque soit la femme, elle les attire, il suffit que ce soit une femme.

– Et tu n’as jamais rencontré un homme un peu plus intéressant que ceux-là ?

Al maktoub ! comme tu as dit. Et moi, j’y crois vraiment.

– Alors, dit Karim, souhaitons qu’il finira par être généreux avec toi.

– Et avec toi, réplique Zahra.

A suivre …


[1]     Littéralement : « Celui [ou le patron] de la table basse. »

[2]     « La splendide »

[3]     Successivement « Oran, la splendide » et « Oran, l’humiliée ».

[4]     Oran.

[5]     « Oran, la merveilleuse », début d’une fameuse chanson populaire, dont le vers suivant est : « lîl wa nhârak zâhiyâ » (Ton jour et ta nuit heureux).


 

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