Roman : « GRANDE TERRE, TOUR A » de Kadour Naïmi – partie II, chap. 9-10-11

La Tribune Diplomatique Internationale publie ce roman

quotidiennement en chapitres

depuis  le 21 décembre 2021

 

 

 

 

9. Fruits divers

 

Le lendemain matin, Karim sort de chez lui, un couffin en main.

Dans la rue, en face de son immeuble, il rejoint la charrette proposant des fruits. Un autre magasin offre les mêmes produits, un peu plus loin. Mais ses prix sont plus chers : c’est que le marchand doit payer le loyer de son local, ainsi que l’électricité.

En s’approchant du charretier Omar, Karim le voit grogner contre Akli, le jeune boulanger, debout sur le seuil de sa boutique.

– Quand donc, finiras-tu par comprendre qu’ici nous sommes arabes et musulmans ?!… Retourne donc dans ton bled kabyle !

Quoique touché par les propos hostiles, l’offensé regarde Omar avec dignité, puis rentre dans sa boulangerie.

Le marchand, en colère, revient à sa charrette.

– Dieu finira par brûler ce lieu de mécréants ! affirme-t-il en indiquant la boulangerie.

Un vieil homme objecte, d’une voix douce :

– Sans boulangerie, où trouverons-nous du pain ?

– Dieu pourvoira ! affirme le marchand.

– Cependant, Dieu n’aime pas l’injustice.

(« Et il n’est pas boulanger », aurait voulu préciser Karim, mais il se retient, pour ne pas provoquer la colère du marchand).

– Injustice ?!… s’exclame Omar. Quelle injustice ?… Est-ce que tu as vu ce boulanger aller à la mosquée pour faire la prière ?

– Tout endroit est bon pour la prière, et si quelqu’un ne l’accomplit pas, c’est une affaire entre lui et Dieu.

 

Karim connaît ce vieil homme. On l’appelle par la profession qu’il exerçait ; il était imam[1] avant de prendre sa retraite. Tout le monde l’apprécie dans le quartier, pour sa sagesse et sa modestie. C’est pourquoi on continue à l’appeler « imam ». Il représente cette conception de l’Islam qui s’inspire du philosophe et théologien arabo-musulman Ibn Rochd[2], ayant vécu en Andalousie dans les années mille cent.

Plusieurs fois, en fin d’après-midi, Karim s’était joint à d’autres hommes, la plupart adultes, autour du vieil imam. Vêtu selon la tradition algérienne, de sa coutumière et belle djellaba blanche, et du turban de même couleur, couvrant la tête, il s’assoit presque chaque jour sous un arbre, l’unique, à quelques mètres du seuil du magasin d’alimentation, géré par l’un de ses enfants. Là, il jouit du beau temps, regarde paisiblement la vie autour de lui, et, parfois, psalmodie à voix basse, pour lui-même, des sourates du Coran.

De temps à autre, quelques voisins, adultes, s’assoient près de lui pour écouter ses propos. Généreusement doté par la nature, son corps est bien portant, son visage un peu rondelet présente des joues agréablement écarlates. Il parle toujours avec une sérénité touchante, une modestie impressionnante, une affection sincère, donnant la sensation de s’adresser à des frères bien aimés. Tout le contraire des prêcheurs intégristes, hurlant, menaçant, méprisant, soliloquant, les yeux gonflés de haine, la bouche baveuse, l’index pointé accusateur.

C’est par ce gentil et doux vieil imam que Karim et d’autres voisins ont appris qui était Ibn Rochd et sa conception de la foi, notamment musulmane. Dans tous les domaines, ce dernier privilégiait la raison et la justice. Il est allé jusqu’à défendre l’égalité des sexes, pour ne pas cantonner les femmes uniquement au rôle de mères au foyer. Il souhaitait qu’elles puissent travailler à l’instar des hommes. Et cela était dit dans les années mille cent !

Par le bon imam, Karim apprit, également, ce que Ibn Rouchd avait subi, à la fin de sa vie, de la part des intégristes réactionnaires de l’époque. Le calife d’alors, Abou Youssouf Yaqub Al Mansour, fit interdire la philosophie, les études et les livres, ainsi que la vente du vin et les métiers de … chanteur et de musicien !

« Comme les talibans en Afghanistan, et comme les salafistes d’obédience saoudite voudraient faire en Algérie ! » remarqua l’un des auditeurs de l’imam.

Un autre ajouta : « J’ai vu un film sur Ibn Rouchd, et j’ai appris que le cinéaste, un Égyptien, Youcef Chahine, fut menacé de mort par des intégristes, pour avoir réalisé cette œuvre. »

L’imam ne répliqua pas. En sage avisé, il se limita à constater que le « message était passé ». Il poursuivit son exposé, de son caractéristique ton calme et affectueux :

– Les membres du clergé s’auto-proclamant « ceux qui craignent Dieu », et s’auto-nommant les « ouléma »[3], exercèrent leur influence sur le calife contre Ibn Rouchd. Résultat : il fut présenté publiquement dans la mosquée de Cordoue, et humilié, puis contraint de quitter sa ville natale. Ensuite, ses livres furent brûlés et lui-même accusé d’hérésie. Même un poète, Ibn Joubaïr, écrivit des épigrammes pour discréditer le philosophe théologien, en déclarant : « Tu as été traître à la religion ». Conséquence de cet ostracisme obscurantiste : c’est à partir de cette époque et suite à ces actes d’intolérance que le monde arabo-musulman cessa toute relation avec le progrès scientifique, et que l’empire almohade déclina. Ibn Rochd mourut à Marrakech, sans pouvoir retourner dans sa ville natale. Avec lui s’éteignit dans l’Islam ce qu’il avait manifesté de positif dans la culture.

Karim est soulagé d’avoir un voisin, le vieil imam retraité, d’une telle probité et sagesse. Elles éclairent les ténèbres que traverse le pays, incarnées dans le quartier par le marchand Omar.

 

Revenant à la discussion près de la charrette de fruits, Karim voit Omar répliquer avec  rudesse au vieil imam :

– Il est temps que nous retournons au vrai Islam ! Trop de gens se croient bons musulmans, alors qu’ils ne sont que des impies !

– Allah sait mieux que nous qui sont les vrais croyants. Pour ma part, je me contente de me rappeler ceci : la première qualité d’un vrai musulman est la bonté, qu’Allah est « Rahmâne Rahîme »[4].

– Pas avec les faux musulmans, ni avec les non musulmans ! rétorque sèchement le marchand. Car Allah est, aussi, « chadîd al’ĕigâb ! »[5]

– Que Dieu, dans sa Miséricorde, nous éclaire tous ! conclut le vieil imam.

Ne tenant pas compte de cette généreuse réponse, Omar tranche :

– « Lakoum dînoukoum wa liyâ dîni ! »[6]

Le vieil imam hésite un bref instant, mais son généreux caractère le pousse à expliquer avec douceur au marchand, sans tenir compte de l’expression farouche et hostile de son visage :

– Mon cher enfant, la sainte sentence que tu viens de prononcer signifiait la tolérance et le respect.

– Pour moi, objecte Omar froidement, elle signifie autre chose : que nous sommes les vrais musulmans, et les autres, pas.

Le vieillard, sans se décomposer, veut répliquer par l’invitation qu’il emploie en ce genre d’occasion : « Que Dieu te mette sur la bonne voie ! ». Il y renonce, sachant que cette invocation ne ferait qu’envenimer les choses. Alors, il contemple un bref instant le marchand de fruit, avec compassion, puis le salue :

A salâm alaykoum ![7]

Omar, trop énervé, n’y répond pas. Le vieillard s’éloigne paisiblement.

Karim, bien que révolté par le comportement du marchand, achète les fruits dont il a besoin. Pendant que Omar s’occupe à les peser, Karim sent l’envie de l’interroger : « Concernant la vente de tes produits, demandes-tu à tes clients s’ils sont de bons musulmans, selon ta conception ? »

Karim préfère s’abstenir. Il connaît la réponse. L’argent n’a pas d’odeur, partout et toujours il est « le saint ds saints » !

Karim contemple ce marchand au comportement antipathique. Visiblement, étant d’une famille certainement démunie, il n’a pas fréquenté l’école. C’est donc un homme sans ressources, ni matérielles ni intellectuelles. Il a trouvé ce travail pour survivre : une charrette et des fruits. Il est ici à toutes les saisons, sous le froid glacial comme sous le soleil brûlant. Pas facile comme vie. Il lui faut s’accrocher à quelque chose, un espoir, un idéal pour tempérer l’âpreté et l’humiliation de son existence. Il n’a pas trouvé autre chose qu’une conception étriquée, empoisonnée par le ressentiment et la haine ; cependant, cette vision lui donne l’impression de vivre de manière digne. « Il me fait pitié ! soupire Karim. Doublement victime : de l’injustice sociale et de l’aliénation idéologique… Ah ! Comme je voudrais bien trouver le moyen de discuter avec lui !… Derrière la méfiance et l’agressivité, son regard est humble ; derrière son comportement hargneux, il  y a de la souffrance… Il n’est intégriste que parce que d’autres n’ont pas su lui proposer mieux. »

Karim se classe parmi ces « autres », et s’en fait un reproche.

Quand les fruits sont mis dans le couffin :

– Merci ! dit-il.

– Merci à toi, répond le marchand avec courtoisie.

Karim s’éloigne et entre dans la boulangerie.

Akli, le jeune kabyle, est seul derrière le comptoir. Depuis toujours, Karim achète le pain chez ce boulanger. Plus d’une fois, ils ont échangé des propos amicaux, notamment au sujet de la Kabylie. Karim y avait séjourné, invité par des amis travaillant avec lui à l’hôpital, originaires de la région.

– Qu’est-ce qu’il y a avec le marchand ? demande Karim.

– Oh !… répond Akli, en haussant légèrement les épaules. Voilà quelques temps, il m’a demandé de lui vendre le magasin. Je lui ai expliqué que je ne pouvais pas renoncer à mon seul moyen de vivre. Il est revenu plusieurs autres fois avec la même demande. Et moi, je lui ai rappelé l’impossibilité de le satisfaire. Il ne se résout pas à ça. Il m’a, alors, menacé de faire brûler le magasin. Depuis, avec mon jeune frère, nous veillons  la nuit, à tour de rôle, pour éviter ce malheur.

Ces paroles affligent Karim.

– Je commence à avoir peur, avoue Akli, non pas de ce marchand, mais de ses amis. De temps à autre,  l’un d’eux passe devant la boulangerie, en me lançant des coups d’œil très hostiles. Ils font également circuler la voix que je suis un athée, arguant du fait que je ne vais pas à la mosquée. Ainsi, ils voudraient m’obliger à vendre ce magasin, et retourner dans mon bled.

– Non, Akli !… Ici, c’est, aussi, ton bled, et partout sur cette planète, c’est ton bled. Tous les habitants du quartier estiment ta présence et ton travail ; chaque jour, ils viennent chez toi acheter leur pain. Ils t’aiment bien, ils aiment aussi bien ta gentillesse que le bon pain que tu fabriques avec ton frère.

– Mais il y a…

D’un geste de la main il indique la porte de la boulangerie pour faire allusion au marchand Omar :

– … cette menace !

– Je ne crois pas, affirme Karim, à sa mise en pratique.

– Pourquoi ?

– Cet homme, explique Karim, appartient à la race des chiens qui aboient sans mordre. D’ailleurs, s’il arrive quoi que ce soit, on connaîtra immédiatement le coupable. Si quelqu’un est vraiment décidé à commettre un forfait, il ne le crie pas publiquement. Il faut résister, cher Akli. Nous, aussi, nous résistons à tellement de menaces et d’intimidations. Surtout ne pas se résigner, ne pas se proclamer vaincus avant de l’être réellement. Et même, alors, il faut continuer à combattre, sinon à quoi bon vivre ?

Très amicalement, Karim tend la main grande ouverte à Akli ; ce dernier la saisit. Ils restent longtemps les palmes serrées l’une à l’autre. Akli, très ému, retient ses larmes.

 

10. Solution impossible

 

La nuit, durant sa permanence à l’infirmerie de l’hôpital, Karim finit la lecture du troisième livre prêté par Si Lhafidh, sur l’autogestion algérienne.

Un passage l’impressionne très fort, le portant à une longue réflexion : « Tout a été complètement discrédité quand pas occulté. Comme toujours, et partout, les vainqueurs cachent leurs défauts, leurs bassesses et leurs crimes, pour calomnier les vaincus en les stigmatisant des tares les plus infamantes. »

« Si je n’avais pas connu Si Lhafidh, se dit Karim, aurais-je pu lire ses livres et savoir la vérité ?… J’ai entendu parler et j’ai lu dans les journaux à propos de tellement de choses. Mais sur la vraie révolution russe, la vraie révolution espagnole, la vraie autogestion algérienne, jamais ! »

Une collègue entre dans l’infirmerie. Voyant Karim et le livre entre ses mains, elle s’étonne :

– Tu ne dors pas ?!

– Je m’instruis, répond-il d’un ton amusé.

L’infirmière secoue la tête en signe de doute :

– Hum !… Dis plutôt que tu lis un roman d’amour !

– En effet !

– Tu vois, je le savais ! Raconte-moi, alors, l’histoire.

Il réfléchit brièvement, puis :

– C’est l’histoire d’un homme qui aime une femme.

– Où ?

– Sur la planète Terre.

– Et alors ?

– La femme s’appelle Humanité.

– Humanité ?!

– Oui, c’est son nom. Quelqu’un prétend l’aimer, mais son amour consiste à la dominer pour l’exploiter. Alors, elle, n’étant pas masochiste, cherche à s’en libérer. Cependant, le méchant, soit disant amoureux, l’accuse, elle, de méchanceté, et la punit cruellement, par l’intermédiaire de complices qu’il paie. Cependant, Humanité ne se résigne pas. Elle résiste et se bat comme elle peut pour se libérer.

– Comment cela finit ?

– Je te le dirai quand je terminerai le livre.

Karim est surpris par un soupir qui lui vient.

– Pourquoi ce soupir ? demande la collègue.

– À ton avis, lui demande-t-il, quel est le mal et la douleur les plus grands, physiques ou psychiques ?

Interloquée par la question, la femme se reprend :

– Que veux-tu dire par là ?

– Qu’est-ce qui fait plus mal et qu’il faut d’abord combattre : les maladies causées par la nature biologique de l’être humain, ou les injustices sociales dont il est victime de la part d’autres êtres humains.

Aya, ya mma ![8] Quelle demande !… Si ce livre te porte à cette question, il vaut mieux l’abandonner et dormir. Allez ! Moi, j’ai fini mon service. Bonne nuit !

Elle sort.

La demande formulée par Karim lui trotte encore dans l’esprit. « Oui ! Qu’est-ce qui est le plus utile à l’humanité : guérir le corps ou la société de ce qui les rend malades ? »

Il se lève, pose son livre et va à la fenêtre. Il l’ouvre. Il respire à pleins poumons l’air frais, pour se détendre. Ses yeux se promènent sur le firmament, noir, profond, mystérieux, et remarquent quelques étoiles, les unes plus scintillantes que les autres, l’une d’elle avec une lumière blanche particulièrement intense.

Le cerveau de Karim se réactive : « L’esprit ne souffre-t-il pas davantage que le corps ?… L’humiliation n’est-elle pas plus douloureuse qu’un mal physique ?… Ce dernier provient d’une nature déficiente, tandis que la première est causée par un être humain. N’est-ce pas plus insupportable ? »

 

Le lendemain matin, Karim est en compagnie de Si Lhafidh, sur la terrasse du Bar des Amis, assis à la même table, surmontée des mêmes deux verres de thé à la menthe. Karim fait part à son vieil ami du problème concernant le mal biologique et le mal social, en finissant par conclure :

– Pour moi, le mal social est plus grave et plus insupportable que le mal physique.

– Ta sensibilité n’est pas, hélas !, celle de tous les autres, rétorque Si Lhafidh.

– Explique-moi davantage.

– La sensibilité résulte des expériences pratiques et des connaissances intellectuelles personnelles acquises. À ce propos, on constate ceci : dans leur majorité, les personnes préfèrent la plus vile des humiliations, si elle leur épargne une souffrance physique ou une privation matérielle. Autrement, l’humanité ne serait pas au stade d’asservissement où elle se trouve.

– Quelle serait, alors, la solution ?

Si Lhafidh hausse les sourcils d’un air interrogatif :

– L’humanité la cherche depuis toujours. Et la meilleure trouvée n’a malheureusement pas connu le succès escompté.

– L’autogestion ?

– Exactement.

 

11. Importance de la poche

 

Dorénavant, durant sa permanence de nuit, Karim, au lieu de dormir, se plonge dans la lecture. Il a tellement hâte de combler son ignorance.

Sa collègue infirmière entre dans la chambre.

– Encore à lire ?!… s’étonne-t-elle.

– Eh, oui ! confirme-t-il.

– Ah ! Ya hbîbi ![9] Ah ! Ya hbîbi !

« Hum ! » pense Karim en lui-même, tandis que sa collègue fixe sur lui ses yeux étincelants de promesse.

Depuis sa venue à l’hôpital, voilà quelques mois, elle a entrepris une cour assidue pour conquérir Karim. Elle lui avait raconté son histoire récente.

Durant cinq années de mariage avec un lieutenant de l’armée, elle fut pratiquement non pas une épouse, mais une esclave. Le bébé venu au monde, une fille, au lieu d’améliorer la situation l’aggrava. Le mari fréquentait ouvertement d’autres femmes, avec lesquelles il couchait dans des hôtels. L’épouse le savait, sans pouvoir rien objecter ; cependant, elle éprouvait du dégoût lors de ses rapports charnels avec son mari. Ce dernier finit par s’en rendre compte. Furieux d’humiliation, il la battait avec sa ceinture militaire jusqu’au sang. Par honte, la malheureuse n’avouait rien à ses propres parents. Puis arriva le moment où le mari, « pour ne pas te tuer », lui déclara-t-il, en divorça, en lui abandonnant leur fille.

C’est alors qu’elle profita de sa formation d’infirmière pour trouver un emploi à l’hôpital, par l’intermédiaire d’un parent bien « introduit » dans l’administration, recourant à ce qui est devenu le moyen imposé : la  « chkara »[10].

Durant son travail, elle connut Karim et fut impressionnée par son comportement très courtois. Un jour, elle lui déclara, avec un suave sourire :

– On ne dirait pas que tu es un homme, toi !

– Pourquoi ! demanda Karim.

– Je n’ai jamais rencontré un homme aussi prévenant, gentil et délicat envers une femme.

Elle ajouta, le regard brillant :

– Heureuse sera la femme que tu épouseras !

Ainsi, la collègue commença l’entreprise de séduction de Karim. Toutefois, jusqu’à présent, cette action s’est exprimé de manière plutôt traditionnelle, autrement dit par des regards de braise, d’autant plus excitants qu’ils sont retenus par la conventionnelle pudeur. Et, vu que la nature a embelli cette créature féminine d’un corps très désirable, et d’une paire de magnifiques yeux capables de darder un feu ensorcelant, l’infirmière recourt subtilement à ces redoutables moyens pour conquérir l’objet de ses désirs.

Karim en est parfaitement conscient. Mais, il n’a pas oublié ce qui  supprima en lui toute velléité sentimentale envers sa courtisane : ce fut quand elle prononça la fatidique sentence « La valeur d’un homme est dans sa poche ! » Karim ne trouva rien de plus horrible, de plus méprisable, de plus indigne que cette phrase. Elle le choqua au point de rester ancrée dans sa tête comme une dégoûtante saleté. Oui ! Il trouve jolie et charmante sa collègue, toutefois la considération proférée par elle envers l’argent, avec certitude, avait complètement refroidi, plus exactement glacé le cœur de Karim.

Il s’est rendu bien compte que l’ensorceleuse manquait de cervelle ; et il n’avait aucune illusion d’un quelconque sentiment amoureux de sa part. « Ce qu’elle aime, c’est l’argent ! estime Karim. L’argent ! L’argent et rien d’autre que l’argent !… Pour elle, il est l’unique mesure de toute chose. Seul lui fait battre le cœur de cette malheureuse jeune femme. Car elle est malheureuse, en jugeant la vie, la sienne et celle des autres, en se basant sur ce vile critère. »

Plusieurs fois, Karim, stimulé par son caractère, le portant à vouloir aider autrui, a pensé entreprendre une discussion avec Fatiha. C’est le nom de l’infirmière, dont la conception du monde est la suivante : l’argent est Dieu, et la beauté féminine est l’Ange-marchandise idéal à acheter.

Un jour, Karim demanda :

– Écoute, Fatiha !… Es-tu certaine que la valeur de l’homme est uniquement dans sa poche ?

– Et où veux-tu qu’elle soit ? répliqua vivement l’écervelée.

Toutefois, ce qu’elle ajouta ne manquait pas de pertinence :

– N’est-ce pas, déclara-t-elle, l’argent qui mène le monde ?… Les gens de tous les pays, quelque soit leur religion, n’adorent-ils, d’abord et avant tout, l’argent ? Et tous les gens de la planète ne rêvent-ils pas de devenir riches ?… Et que promettent le Coran, et certainement les deux autres livres sacrés, aux pauvres de ce monde ?… D’être riches dans l’au-delà !… Comme tu vois,  l’argent décide de tout, commande tout, toujours et partout !

Karim ne put s’empêcher de formuler une autre demande ; elle lui brûlait les lèvres :

– Et l’amour, dans tout ça ?

La charmante Fatiha le toisa, comme si la foudre l’eut frappée… Elle resta un instant la bouche entrouverte, sans rien dire, montrant une jolie rangée de dents toutes blanches.

Puis, elle eut une sorte de fou-rire, et se trémoussa de tous ses membres.

« Ah ! Ce magnifique corps ! jugea Karim avec dépit. Quel gâchis ! »

Il baissa les yeux vers le sol, pour ne pas montrer son dépit. Il pensa : « Évidemment, elle avait épousé le lieutenant non par amour, mais parce qu’il était dans l’armée ! Donc, pour l’argent ! Auquel il faut ajouter le prestige de faire partie de cette institution. »

– Ce que j’ai dit ne te plaît pas ? hasarda Fatiha d’un délicieux ton taquin.

Karim reprit une expression de visage apparemment insouciante, releva la tête et regarda sa collègue :

– À ton avis ? interrogea-t-il à son tour.

– Toi, continua Fatiha, tu as quand même un salaire, tu es jeune, tu es intelligent. Et tu es ambitieux, puisque tu t’actives au syndicat.

Au mot « ambitieux », Karim, scandalisé, voulut protester, mais la belle poursuivit :

– Tu finiras par obtenir une belle promotion, et, ainsi, gagner l’argent que tu veux. Comme les autres ! Et tu rendras certainement heureuse la femme que tu épouseras.

– Sans cela, crois-tu qu’elle ne serait pas heureuse ?

Fatiha fut surprise par l’objection… Quelques secondes après, elle esquiva son embarras par une pirouette : un charmant et malin petit éclat de rire, accompagné par un délicieux mouvement du corps, semblable à une danse.

« Ah ! Fatiha ! Fatiha ! soupira Karim au fond de lui-même… Trouverai-je, un jour, la femme que je souhaite rencontrer ? »

A suivre …


[1]     Prêtre musulman, chargé d’expliciter le Coran et de diriger la prière collective.

[2]     En Europe, appelé Averroès.

[3]     Textuellement : « savants ». Dans ce cas, il s’agit de posséder cette qualité dans le domaine théologique. Cependant, historiquement, en arabe, après l’apparition de l’Islam, le terme « oulama » implique la connaissance de toutes les sciences existantes. En effet,  le mot arabe « ěîlm » désigne la science d’une manière générale. Aussi, les savants en religion étaient supposés maîtriser également les domaines des sciences proprement dites, à savoir celles exactes.

[4]     « Clément [et] Miséricordieux ».

[5]     « Terrible dans le châtiment ».

[6]    « Vous avez votre religion, et j’ai la mienne », sourate du Coran.

[7]     « Que la paix soit sur vous ! »

[8]    « Ô, ma mère ! »

[9]    Cette expression a, selon les circonstances, l’une de ces deux significations : soit « Ô ! Mon ami », soit « Ô ! Mon amour ! » (ou « Ô ! Mon chéri ! »).

[10]   Littéralement « le sac », pour désigner l’argent corrupteur.


 

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