Roman : « GRANDE TERRE, TOUR A » de Kadour Naïmi – partie V, chap.13

La Tribune Diplomatique Internationale publie ce roman

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       depuis  le 21 décembre

 

 

 

 

13. Paradis et paradis

 

« Paradis des enfants » : tel est le nom donné à la crèche. Il est accroché successivement au-dessus de la porte d’entrée de la tour, sur la porte de l’appartement de Karim, et sur le mur principal du salon. L’expression est écrite en lettres vertes sur fond jaune. « La première couleur se réfère à l’herbe printanière, et la seconde, à la lumière solaire », expliqua l’auteur du graphisme, un ami de Karim.

Le terme « paradis » fut proposé par Karim. À première vue, ce mot est simplement beau. Cependant, en le suggérant, Karim avait un autre motif. Il ne le révéla pas à sa sœur et à sa mère, par crainte de choquer leur croyance religieuse. Par contre, il donna une explication à Zahra.

– J’espère, déclara-t-il, que le mot « paradis » puisse porter les enfants à considérer cette idée : que le paradis n’est pas à attendre dans un hypothétique et indémontrable au-delà, mais doit être recherché et trouvé durant la vie sur cette terre.

Zahra fut très satisfaite du commentaire de son époux.

– Plus je te connais, confia-telle, plus je t’aime !

– Moi, aussi ! répondit Karim.

La jeune épouse ajouta :

– J’ai l’impression de vivre dans une merveilleuse fable des Mille et Une nuits !

– Moi, aussi ! répéta l’époux. Le monde est tellement mauvais que n’importe quoi de beau et de bon semble invraisemblable.

 

Après environ une semaine de travail commun de Zahra, Karim, sa mère et sa sœur, l’appartement est transformé en un très agréable lieu d’accueil pour une quinzaine de petits enfants. Afin de leur offrir le maximum d’espace, les chambres respectives de la mère, de la sœur et de Karim ont été réduites au minimum indispensable. Le reste est doté de convenables petites tables de lecture, de plusieurs jeux. Les murs sont agrémentés de jolis dessins multicolores, joyeux et didactiques. Au centre de chaque mur trône des mots en majuscules et en gras ; comme pour le nom de la crèche, les lettres sont de couleur verte sur fond jaune. On lit respectivement : APPRENDRE EN S’AMUSANT, JOIE, ÉGALITÉ, LIBERTÉ, SOLIDARITÉ. Ces mots sont écrits en plusieurs langues : dziriya, tamazight[1], arabe classique, français, anglais, espagnol, italien, allemand, portugais, chinois, russe, swahili, quechua, espéranto. L’idée de cette multiplicité linguistique fut suggérée par Si Lhafidh. « Que les enfants, avait-il expliqué, apprennent à vivre dans leur pays tout en ayant comme horizon la planète entière ; qu’ils pratiquent et aiment, donc, en premier lieu leurs langues maternelles afin d’aimer de manière enrichissante d’autres idiomes ».

L’ami de Karim, passionné et capable en peinture, dessina bénévolement tous ces mots de manière originale et très agréable. Chacun représente une fleur, où chaque pétale contient le terme dans une langue. Au centre de la fleur, un cœur rouge porte les mots en dziriya et en tamazight, écrits en couleur blanche. L’artiste justifia ainsi son choix : « C’est d’abord la langue de notre mère et de notre père qui se présentent à nos oreilles, à notre cœur et à notre esprit d’enfant ! »

Le long des quatre murs est dessinée une ronde d’enfants de toutes les couleurs de peau, se tenant par la main, en dansant, les visages souriants.

Si Lhafidh, venu constater le résultat, est très content. Il se tourne vers les auteurs de  ce beau miracle :

– Maintenant, il faut trouver les heureux bénéficiaires de ce paradis !… Pour cela, il me semble que la meilleure solution est de faire du porte-à-porte, autrement dit du bouche à oreille, avec patience, clarté et bonhomie. Pour cette action, chacun de nous est important : Zahra, Karim, la maman et, si elle le désire, Zahia. Et puis, aussi, moi, et nos amis : Akli le boulanger, Rachid le coiffeur, l’imam, Si Hamid le jardinier.

 

Environ un mois après, la crèche accueille une dizaine d’enfants. Deux parmi eux furent acceptés gratuitement, les parents étant obligés de s’absenter quotidiennement de leur demeure pour aller chercher du travail. Pour les huit autres gamins, les parents paient une modeste cotisation proportionnée à leur faible revenu mensuel. Parmi les enfants se trouvent également un Chinois, enfant du frère de Warda-Li Huà, la masseuse de la mère de Karim. Bien entendu, le petit asiatique est une divertissante attraction pour les autres enfants. Ces derniers en admirent les beaux et brillants yeux en amande, et sont très agréablement surpris de l’entendre parler oranais.

 

Cependant, le succès de l’entreprise produit rapidement des… mécontents.

D’une part, Omar et ses amis intégristes religieux voient d’un très mauvais œil ce « nid de mécréants athées communistes ». Omar, le marchand de fruits, déclare : « J’ai ma femme pour garder mes enfants. Et la femme, son poste est à la maison !… C’est parce que Satan lui a mis dans la tête qu’il faut aller travailler, comme l’homme, que les enfants n’ont plus de foyer, de famille, et tombent dans le vol, la drogue et le banditisme ! Les crèches, c’est la destruction de la famille !… Et cette crèche-là a même osé se proclamer un « paradis » !… Koufr ! Harâm ![2]… Cela prouve bien qu’ils sont des mécréants, tous ces gens-là !… Il faut purifier ! Purifier ! Purifier notre pays et notre peuple de cette engeance satanique ! »

D’autre part, Zahra est convoquée au bureau de son ex-chef policier. Cette fois-ci, Karim l’accompagne, en sa qualité de mari.

Quand Zahra entre entre dans le local de la police, elle réprime une violente envie de vomir. « Allons ! s’encourage-t-elle. La lutte ne fait que continuer ! Mais, à présent, je ne suis plus seule. »

Une fois le couple mis en présence de la « bête », comme les deux jeunes époux appellent le policier, celui-ci les invite à s’asseoir face à lui, assis à son bureau. Puis l’homme s’adresse à Karim :

– Zahra, seule, a été convoquée. Puisque tu es venu avec elle, c’est bien. Car le mari est responsable du comportement de son épouse.

– Ce n’est pas, objecte Karim avec flegme, ce motif qui explique ma présence ; c’est uniquement le fait que des époux doivent partager ensemble tout ce qui les concerne.

Le policier lance d’un ton bizarre :

– Ah ! Je comprends ! Alors, félicitations pour votre mariage !

– Merci ! répond Karim.

– Et toi, demande le fonctionnaire en s’adressant à Zahra, tu ne remercies pas ?

– Merci ! dit-elle, d’une voix un peu nouée.

– Bien !

Puis, toisant les deux, il poursuit :

– Alors ? Qu’est-ce que c’est que cette crèche ?… C’est une fabrique de futurs contestataires ?

– C’est simplement, répond Zahia, avec calme, un lieu de service à des enfants, en espérant leur permettre de faire honneur à leur peuple.

– Ha ! Ha ! Quels jolis mots !

Il indique Karim, l’air moqueur :

– C’est lui qui t’a appris à parler ainsi ?

Sans se décontenancer, Zahia réplique de manière pondérée :

– Sur les frontons de nos édifices communaux, il est inscrit : « Par le peuple et pour le peuple ». Est-ce là des mots uniquement jolis ?

Le policier la dévisage, décontenancé, en cherchant à dissimuler sa réaction. Il s’adresse à Karim, du même ton narquois :

– Compliments, cher Karim ! Je constate que tu as bien endoctriné ton épouse !

Karim, gardant le sang froid, ne répond pas, évitant de tomber dans la provocation. Il regarde Zahra, l’invitant ainsi à se défendre elle-même. Celle-ci déclare au policier, avec calme et assurance :

– Si la police craint quoi que ce soit à propos de nos activités dans la crèche, je l’invite à venir la visiter. Toutefois, si je suis maintenant ici, je suppose que c’est parce qu’un agent informateur a déjà fait son rapport sur la crèche. Cependant, il a inutilement alarmé, probablement pour justifier son salaire.

Zahia se consulte très rapidement avec elle-même : « Faut-il le lui dire ou pas ?… Bah ! La vérité est ce qu’il y a de mieux, et sûrement il le sait déjà. » Alors, Zahia dit :

– L’une des petites filles que nous avons accueillie dans la crèche, son père est un agent de la circulation, un policier.

Le policier commente, d’une voix méprisante :

– Oh ! Celui-là !… Les tuyaux d’échappement des voitures lui ont enfumé le cerveau.

Zahia sait le motif de ce jugement. L’agent de la circulation qui a mis sa petite fille dans la crèche s’était confié à Zahia, à propos de son choix. Il déclara être membre de la section syndicale de la police, et voulait que celle-ci soit réellement au service du peuple. Par conséquent, il confia sa gamine précisément à la crèche de Zahia, par estime de l’esprit émancipateur qui préside à sa gestion.

Aussi, Zahia dit à son ex-chef :

– Comme on le constate, la crèche est également au service de membres de la police.

Une chose que Zahra n’avoue pas est celle-ci. Moussa, le policier préposé au bureau de cet ex-chef, était venu une fois à la crèche. Il dit à Zahra, avec une touchante sincérité : « J’ai entendu parler de ta crèche par des parents qui habitent dans ton quartier. Je te félicite pour ton initiative. J’avoue même que je l’admire. Aussi, permets-moi de te dire en toute amitié : je ne suis qu’un simple agent, cependant, si un jour tu as besoin de mon aide, je serais heureux de t’être utile. Voici mon numéro de téléphone. »

Zahra relève les yeux vers son ex-chef. Instinctivement (ou, peut-être, de manière préméditée), ce dernier met l’index et le pouce de la main droite sur le bout de son nez, le frotte lentement, en ayant l’air de réfléchir, puis se caresse la moustache. Enfin, il conclut, s’adressant à Zahra, d’un ton de menace :

– Je te donne ce conseil : veille à ce que la crèche ne cause pas de problèmes.

– Mon unique intention est qu’elle en résout.

Elle se tait, puis ajoute :

– À moins de considérer qu’éduquer à la liberté, à l’égalité et à la solidarité soit un problème, ce que je ne crois pas.

– En tout cas, ajoute le policier, sache, au cas où tu l’ignores, que les islamistes n’apprécient pas le nom donné à la crèche. Ils le considèrent une provocation. Pour eux, il n’y a qu’un seul paradis, et il est dans l’au-delà.

– Je crois, objecte Zahia, qu’un authentique musulman est heureux de savoir qu’outre au paradis promis après la mort, il est possible d’en construire un, humain, sur terre. Et puis, la crèche a le soutien très important d’un voisin, un ex-imam que tous respectent, à l’exception, bien entendu, de ceux qui confondent leur méchanceté de caractère avec les préceptes de l’Islam.

Ces propos semblent avoir impressionné le policier. En outre, il se rappelle une directive de son chef hiérarchique : « Évitons de créer des remous en ce moment. Il y en a déjà trop ! »

 

En quittant le commissariat, le jeune couple marche sur le trottoir d’une rue, d’un pas  lent.

– À quoi penses-tu ? s’enquiert Zahra.

– À ce policier. Il est d’une vulgarité, d’une bassesse, d’une vilenie telles que le mépriser serait comme tirer sur une ambulance. Quelle déchéance dans l’espèce humaine, en sentiment et en intelligence !… Chez cet individu, l’évolution humaine s’est bloquée au stade primitif de la brute… Même son visage est repoussant, avec ses yeux de renard, et sa bouche dont les lèvres font penser au museau d’une vipère…  Oh ! Bien entendu, des policiers respectables existent, mais celui qu’on vient de quitter est un petit chef ; partout et toujours, il n’y a rien de pire que des petits chefs : ils sont petits en tout ! Dans leur obséquiosité devant leurs supérieurs, comme dans leur mépris face à leurs subordonnés. Chez ces petits chefs, j’ignore si c’est la fonction qui fait l’être, ou, au contraire, l’être qui fait la fonction.

Zahra commente :

– Chacun s’enivre à sa manière. Mon ex-chef, lui, s’enivre de l’alcool du pouvoir qu’il détient.

– Effectivement, concorde Karim.

Le couple marchent quelques pas encore, puis Karim intervient :

– J’aime toujours, en présence de l’abjection, penser à l’admiration. Aussi, en parlant de ton ex-chef, je me suis rappelé quelqu’un d’autre.

– Qui ?

– Si Lakhdar, notre voisin.

– L’ex-moudjahid, mort suicidé ?

– Oui.

– Pourquoi ?

– Maintenant, répond Karim, je le comprends mieux. Désormais vieux, solitaire et sans force physique, que pouvait-il faire ?… Son dernier acte fut son ultime combat contre l’injustice. Il est très dur, très cruel d’avoir lutté en compagnie des meilleurs hommes et femmes tombés au combat, pour constater que le peuple s’est trouvé, à la fin, livré à des canailles aussi méprisables que celles qui furent combattues auparavant. Et même plus méprisables : car il n’agit plus d’étrangers, mais d’autochtones… Et voilà qu’il faut recommencer !… Cette fois-ci, non pas Algériens contre colonisateurs étrangers, mais Algériens honnêtes contre Algériens ignobles, obsédés par l’enrichissement au détriment des autres et de la patrie.

Zahra regarde son mari d’un air désolé. Karim éprouve le besoin de lui donner un motif d’espérer.

– Il reste, dit-il, aux personnes comme toi et moi, si nous refusons d’être réduits en esclaves ou de nous résigner à l’humiliant exil, de ne pas craindre les risques qui nous menacent : l’emprisonnement, la torture, la mort. Là est le chantage, la force de nos adversaires : nous faire peur. Car il en faut du courage pour ne pas craindre la prison, la torture et la mort. Je me rappelle une expression lue dans un des livres que m’avait prêté Si Lhafidh : « Pour vivre dignement, il faut ne pas avoir peur de mourir. C’est la peur de la mort qui rend esclave ». Aussi, mieux vaut une brève existence digne qu’une longue durée d’humiliation.

Cette dernière observation cause à Zahra un malaise : « Peut-être que notre bonheur à nous deux, Karim et moi, ne durera pas longtemps… Mais Karim a raison, oui, il a raison. »

A suivre …


[1]     Successivement les deux langues maternelles algériennes : arabophone et amazighophone.

[2]     « Blasphème ! Interdit ! »


 

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