Roman : « GRANDE TERRE, TOUR A » de Kadour Naïmi – partie III, chap. 4-5

La Tribune Diplomatique Internationale publie ce roman

       quotidiennement en chapitres

       depuis  le 21 décembre

 

 

 

 

 

4. Les yeux du cœur

 

Voici, maintenant, dans l’existence de Karim, l’apparition de cette autre jeune fille : Zahra. « Quelle coïncidence, se dit-il, entre les deux noms, tant  pour le contenu que pour la forme : Zahia, ma sœur ; Zahra, ma voisine ! »

Concernant cette dernière, Karim reçoit des informations, par un ami, habitant l’immeuble.

Outre le père chômeur et alcoolique, Zahra a un frère, Abdelkader. Âgé de vingt-et-un ans, lui aussi est chômeur. Plus grave : il se drogue et, pour acheter les doses nécessaires, il en est devenu également un vendeur. Cette activité l’a obligé à traiter avec des personnes perfides, acerbes, venimeuses, haineuses, toutes blessées férocement par l’existence et réagissant de manière cruelle. D’où, chez Abdelkader, un visage montrant la même expression, quelque soit la situation : fermé comme le portail d’une prison pour condamnés à mort, hostile comme une sentinelle attendant l’attaque imminente, acrimonieux comme un scorpion attendant la victime sur laquelle enfoncer son dard. Jamais, Abdelkader ne croise le regard avec les autres, il est toujours fuyant. C’est la seule personne à la vue de laquelle Karim n’éprouve pas son coutumier besoin de parler. « Comment sourire en face d’un loup affamé et féroce ? » Cependant, Karim n’a jamais senti la moindre hostilité contre celui qu’il considère « un naufragé du système social. Qui aurait le droit de battre un chien en sachant que d’autres lui ont inoculé le poison de la rage ? »

 

Ainsi Karim en est venu à se demander : « Comment puis-je aider Zahra et sa famille ? »… Il se pose la question plusieurs jours, plusieurs nuits, même au travail. Au point d’être, une fois, victime d’un cauchemar. Sur la place au pied de la Tour, il rencontre Zahra ; mais elle se trouve enveloppée dans une nuit toute sombre, le corps droit et immobile de statue, le regard rivé sur lui, d’un air en apparence hostile. « Zahra ! » appelle Karim… « Zahra ! » répète-t-il… Elle demeure impassible, continuant à le fixer durement. Soudain, elle disparaît dans l’obscurité. Karim en reste désemparé, écrasé d’impuissance. Il veut hurler encore « Zahra !… Zahra ! »… Rien ne sort de sa bouche : gosier bloqué.

En se réveillant, Karim interprète immédiatement son cauchemar :  « Peut-être m’en veut-elle de ne pas l’aider à se libérer de sa pénible situation matérielle. »

Il estime devoir parler avec Zahra d’une aide éventuelle à lui offrir. « Comment ?… »

Une solution finit par se présenter à lui. « Je ferai semblant de chercher un bon hôtel pour un ami et son épouse, venus d’une autre ville. Pour eux, je demanderai conseil à Zahra à propos de son hôtel… C’est un peu honteux comme procédé, mais il ne fait de mal à personne. Je ne vois pas une autre solution pour parler avec Zahra sans lui créer de problème. »

Le soir, après le dîner, Karim informe sa mère :

– Je dois trouver un hôtel pour un couple d’amis. Je pense que notre voisine Zahra pourrait me donner un bon conseil.

– Oui, tu as raison. C’est une bonne idée. Je vais voir si elle est à la maison.

La mère sort. Quelques minutes après, elle revient, accompagnée de Zahra.

À sa vue, Karim est saisi d’un fort et troublant émoi. Totalement enchanté, il admire, très discrètement, la nouvelle venue, de manière détaillée, pour compléter ce qu’il en a vu lors des précédentes rencontres. Le corps de la jeune fille est mince et élancé, enveloppé dans une jolie robe vert sombre, longue, simple mais jolie, et une ceinture rouge (la couleur impressionne Karim) mettant en relief la taille. La voisine, bien que de modeste famille, a une démarche élégante, la tête bien droite. La longue chevelure, noire et soyeuse, descend jusqu’au bas de la colonne vertébrale. Encore une fois, Karim admire le visage de Zahra : l’un ovale charmant, les deux grands yeux étincelants, surmontés de sourcils en arc et bien taillés. Et, encore, ces lèvres charnues, bien dessinées : « Des pétales entrouvertes, pense Karim, appelant le baiser de l’amant fortuné ».

Zahra, debout et tête baissée, sent nettement les yeux de Karim sur son corps ; elle en éprouve une délicieuse onde de chaleur.

La mère de Karim invite Zahra à s’asseoir. Les deux femmes se mettent sur un divan. Karim leur fait face sur un autre.

S’efforçant de maîtriser son agitation intérieure, il regarde Zahra d’un air apparemment détaché, et commence :

– Ma mère t’a dit de quoi il s’agit, n’est-ce pas ?

– Oui, confirme Zahra d’une voix suave.

Cette qualité vocale est une merveilleuse symphonie dans les oreilles de Karim.

– Peux-tu, demande-t-il, conseiller à mes amis l’hôtel où tu travailles ?

Le visage de Zahra s’empourpre d’un coup.

« Tiens ! Elle s’est émue ! » note Karim avec plaisir. Cependant, il se trompe sur le motif de cette réaction de Zahra. La rougeur de ses joues fut provoquée par une peur : que les amis de Karim, et lui par conséquent, découvrent la vérité concernant l’hôtel où elle est censée travailler.

Zahra se ressaisit et  répond :

– L’hôtel où je travaille n’a pas un service toujours performant. Souvent, des clients se plaignent. Aussi, je ne le conseille pas.

– Connais-tu un autre hôtel, convenable ?

– Oui. Il vient d’être restructuré. J’ai entendu dire qu’il est très approprié.

Elle ne ment pas. Un soir, la « bête », son chef policier, l’avait envoyée en mission dans cet endroit pour recueillir les propos d’un couple d’Algériens. Pour les espionner, elle fut travestie, avec l’accord de la direction, en femme de chambre.

– Ah, c’est bien ! dit Karim, satisfait.

Silence. Il réfléchit très rapidement : « Que lui dire, maintenant ? »

Quelques secondes passent, et il intervient :

– À propos, tes conditions de travail sont bonnes ? Et ton salaire suffisant ?

– Je n’ai pas trouvé mieux, répond-elle d’un ton résigné.

– Tu aimerais bien trouver mieux, n’est-ce pas ?

– Oh, oui !

« Il s’intéresse à moi ! » Cette pensée la traverse avec un vif plaisir, toutefois mêlé d’une crainte : « Il ne faut absolument pas qu’il découvre mon réel métier ! »

 

De retour chez elle, elle met nerveusement son pyjama, rejoint son lit, éteint la lumière. Les yeux grands ouverts dans l’obscurité, elle s’efforce de comprendre la nouvelle situation : « Qu’est-ce que cela signifie ?… Je n’ai jamais vu quelqu’un aider un autre à trouver un meilleur travail, et cela sans contrepartie. Quelle est celle de mon voisin ?… Obtenir de moi son plaisir ?… Bien qu’il fasse très attention à sa manière de me regarder, je connais assez les hommes. Je crois bien que je lui plais. Et ce qui me préoccupe le plus c’est que, – oui, je dois l’admettre – : il m’a enflammé le cœur ! »

Au même moment, Karim, lui aussi dans son lit et la lumière éteinte, tente de comprendre : « C’est avec les yeux de mon cœur que je la regarde. Décidément, elle me plaît… Beaucoup !… Comment le lui dire ? Et, surtout, quelle sera sa réaction ? »

 

5. La hogra [1]

 

La veille, l’équipe de football de la ville a remporté un important match. À Grande-Terre, dans le quartier de la Tour A, la victoire fut célébrée « comme il faut », c’est-à-dire en laissant la place entre les immeubles jonchée de débris de toutes sortes.

Et c’est au « Prométhée » des immondices de se charger, comme toujours, du nettoyage : Saïd. Cette fois-ci, les déchets sont si nombreux qu’il est aidé par Karim, Si Lhafidh, le jeune boulanger Akli et Rachid le coiffeur. Omar, le marchand de fruits, adossé à sa charrette, les observe avec sa désormais habituelle hostilité.

De l’intérieur de son appartement, Zahra regarde, elle aussi, l’action collective, à travers le trou du rideau de la fenêtre donnant sur la place.

– Qu’est-ce que tu fais là, toujours à regarder vers l’extérieur ? lui lance sa mère, contrariée.

Vers elle, Zahra, surprise, se retourne et la regarde avec embarras. Vite, elle se ressaisit :

– Je m’ennuie, se justifie-t-elle, alors, je regarde la place.

Elle ajoute :

– Ah ! Je dois aller au travail !

– Maintenant ?! interroge la mère, étonnée.

– Oui ! J’avais oublié qu’aujourd’hui, je devais faire un travail particulier.

– Lequel ?

– Je n’ai pas le temps de te l’expliquer. Quand je reviendrai…

Sans finir la phrase, elle s’empresse de mettre son voile noir, lui couvrant également le visage, à l’exception des yeux, puis elle sort rapidement.

Évitant la place, elle s’engage à droite, vers une rue discrète, derrière l’immeuble. Elle la parcourt rapidement.

Parvenue à un coin désert, elle s’immobilise, prend son portable et téléphone. À voix basse, elle raconte à son chef policier l’action en cours sur la place.

Une fois la communication terminée, le chef policier demeure très préoccupé, ne sachant quelle réaction s’impose à lui.

 

Quelques minutes après, une voiture de police arrive et s’arrête près des

nettoyeurs. Deux agents en uniforme sortent du véhicule, et rejoignent le groupe.

– Qu’est-ce que c’est que cet attroupement ? lance le premier, de manière plutôt sévère et menaçante.

Les préposés au nettoyage interrompent leur travail, à l’exception de Saïd ; il le poursuit, toujours méticuleux.

Si Lhafidh considère les deux agents de police. Il en déduit une constatation : celui qui a parlé est ouvertement autoritaire et antipathique, tandis que le second semble un peu gêné du rôle qu’il joue. Alors, Si Lhafidh s’adresse avec calme au policier qui est intervenu :

– Ce n’est pas un attroupement. Simplement, comme vous le voyez, nous nettoyons la place.

– C’est son rôle à lui, rétorque le policier en indiquant Saïd.

– Il n’y arrivera pas tout seul, ou, alors, il lui faudra toute la journée et même plus. Aussi, nous lui donnons un coup de main.

– Vous ne pouvez pas ! affirme le représentant de l’ « ordre public ».

Après un bref instant d’étonnement, Si Lhafidh reprend, toujours (apparemment) calme :

– Et pourquoi ?

– Parce que c’est son travail à lui, et à personne d’autre.

– Est-il interdit de l’aider ?

Le policier s’énerve :

– J’ai dit que c’est son travail, est-ce clair ?

Conservant son sang-froid, Si Lhafidh répète :

– J’ai demandé si l’aider est interdit ?

– Je suis chargé d’exécuter un ordre ! coupe sec l’agent.

– Un ordre ?! demande Si Lhafidh, tout-à-fait surpris.

– Oui !

– De qui ?

Bien que nettement moins âgé que Si Lhafidh, l’agent se comporte d’une manière arrogante, à la limite du convenable :

– Cela ne te regarde pas ! affirme-t-il.

– Un ordre me concernant me regarde toujours.

– Eh bien ! intervient Karim très énervé, moi, je continue à aider au nettoyage.

Et il se met aussitôt au travail.

Pris au dépourvu, les deux policiers échangent un regard pour savoir quoi faire. Si Lhafidh, Akli et Rachid les observent. L’agent qui a parlé jusqu’à présent réfléchit, puis déclare :

– D’accord, un seul peut l’aider. Les trois autres, retournez chez vous.

Les interpellés ne bougent pas. Ils détournent leurs yeux des policiers, et se consultent des yeux, pour prendre une décision.

– Allons boire quelque chose au bar ! propose Si Lhafidh au coiffeur et au boulanger.

Et ils s’éloignent lentement.

Une fois les policiers partis, Si Lhafidh et ses deux amis reviennent. En riant, ils reprennent leur collaboration avec Saïd et Karim. Des passants leur jettent des regards, les uns surpris et contrariés, d’autres plutôt satisfaits. Quant au marchand de fruits, il s’assoit sur le bord du trottoir, près de sa charrette, et observe la scène, en hochant la tête avec un rictus irrité.

 

Le soir, Karim est au « Paradis ». Il  demande à Si Lhafidh :

– Pourquoi as-tu décidé de ne pas continuer le nettoyage, quand les policiers étaient présents ?

Ce dernier prévoyait la question, aussi répond-t-il immédiatement :

– Quand le vent est trop fort, le roseau se plie pour ne pas se briser. Il sait que, l’inconvénient passé, il reprendra sa forme. Ou, pour employer un exemple plus adéquat : nous avons tenté d’ouvrir une porte ; elle s’est un peu entrouverte, mais quelqu’un nous a empêchés de l’ouvrir complètement. Cela montre que nous devons trouver la solution pour l’élimination de la malédiction qui pèse sur le peuple : la hogra.

A suivre …


[1]     Terme populaire employé pour désigner toute forme d’arbitraire humiliant de la part de puissants, notamment les représentants de l’autorité étatique.


 

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