Roman : « GRANDE TERRE, TOUR A » de Kadour Naïmi – partie IV, chap. 1-2

La Tribune Diplomatique Internationale publie ce roman

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PARTIE IV

  1. Le miroir


Immondices !… Immondices !… Immondices !… Partout ! Partout des immondices ! Surtout en plastique : sacs de couleur bleu et bouteilles d’eau de couleur blanche !… Et d’autres déchets, de tous les genres !… Et la puanteur !… Puanteur !… Puanteur !… Partout !… Un cauchemar les yeux ouverts, écarquillés, ébahis, effrayés, scandalisés !… Et les usurpateurs de l’État se pavanent en costume-cravate ! Et osent se présenter devant les caméras de télévision !… Et se croire civilisés !…
« Ah ! Ah ! Ah ! Ah !… ricane affreusement une voix caverneuse… Vous avez voulu l’indépendance ?!… Eh bien, nous verrons ce que vous en ferez !… Vous vous égorgerez les uns les autres !… Les villes deviendront des douars, sales et nauséabonds !… Ah ! Ah!Ah!Ah !… L’indépendance !… Vous verrez ! Vous verrez ce que ce sera : la décadence !… » Et le ricanement éclate encore plus fort, plus méprisant…
Soudain, un vent puissant soulève les immondices. Il les fait tourbillonner, jusqu’à remplir tout l’espace visuel, jusqu’à cacher le bleu du ciel. Et la puanteur remplace l’oxygène de l’atmosphère.
Et voilà que des trous multiples des trottoirs et de l’asphalte dégradé des rues et des caniveaux surgissent des hordes de rats !… Gros ! Si gros ! Les lèvres entrouvertes pour mordre ! Le corps poilu et les poils dressés comme des clous pointus !… Et voici des escadrilles de chauve-souris hideuses, immenses, obscurcissant ce qui reste de la lumière du jour ! Et elles tournent et tournent et tournent en un cercle infernal. Elles, aussi, leurs lèvres sont retroussées, afin que les dents pointues mordent !
Au milieu des tas d’immondices puants, des rats aux poils noirs et des chauve-souris aux ailes également noires, un cri rauque, aussi désespéré que révolté ébranle l’air empoisonné, mortifère : « De l’air ! De la lumière !… De l’air ! De la lumière ! »
À cet appel bouleversé et bouleversant répondent en écho sinistre des éclats de rire, tandis que des cravates de couleur bleu dansent à hauteur d’hommes, secouées par les arrogants rires. Apparaissent les serviles mots prononcés de la manière la plus servile : « Fakhamatouhou !… Hadarât !… Fakhamatouhou !:.. Hadarât ! » répétés à plusieurs reprises, en écho, par de multiples voix, masculines, féminines…
Brusquement, les déchets enveloppent l’homme qui demandait de l’air et de la lumière, au point de remplir tout son champ de vision… Il se débat de ses bras et de ses jambes pour se débarrasser de ces immondes immondices… En vain !… Têtu, l’homme recourt à tout ce qu’il possède d’énergie pour éloigner au moins de ses yeux des déchets… Sans y parvenir.
Les rats se lèvent sur leurs pattes et éclatent de rire en sautillant ! Imités par les chauve-souris, accrochées aux poteaux électriques ! Et les cravates émettent les ricanements les plus tonitruants. Alors, la terrible voix caverneuse et orgueilleuse reprend : « Tu voulais l’indépendance ?!… Et la voilà ! Ta décadence !… Bar-bère ! Ber-bare ! »
Le visage inondé de sueur, la bouche ouverte manquant d’air, haletante, la poitrine violemment secouée, les bras et les jambes totalement agités, Si Lhafidh se réveille brusquement dans son lit.
Quelques minutes après, en se reprenant, il tente de comprendre le sens de son cauchemar. Il finit par y réussir. La veille, au matin, il était allé dans une localité toute proche d’Oran : Chtaïbo. Ce qu’il vit là fut pour lui le miroir même de la situation où l’Algérie était tombée, et cela depuis l’indépendance, en suivant une pente toujours descendante. La plus riche ou la plus sadique des imaginations ne peut pas produire ce que Si Lhafidh vit dans cette petite agglomération : saletés et puanteur que même l’Enfer est incapable de contenir. Alors, en contemplant les trottoirs, les rues et les ruelles, Si Lhafich eut le cœur si serré, mais si serré qu’il aurait voulu éclater hurler de révolte. C’est alors que lui revint en mémoire un incident très particulier. Au lycée, il manifestait avec ses jeunes camarades en criant « Tahiyâ Al Jazayîr ! ». Sur le chemin, dans un couloir du lycée, l’enseignant « pied-noir » d’histoire et géographie, en regardant ses jeunes élèves revendiquer l’indépendance du pays, leur cria avec mépris : « On verra ce que vos chefs feront du pays !… Ils s’arrangeront pour que vous vous égorgerez les uns les autres, et transformeront l’Algérie en une immense poubelle, afin de jouir, eux, de tous les avantages ! »…
« Oui, admet Si Lhafidh avec la plus amère des tristesses, les usurpateurs voleurs nous ont laissés envahir et engloutir par nos saletés matérielles, afin qu’elles soient le miroir de nos saletés spirituelles… Ainsi, les gens du peuple passent leur temps à s’auto-dénigrer les uns les autres, au lieu de dénoncer leurs oppresseurs et voleurs devenus très rapidement des milliardaires… Or, quel peuple qui s’auto-méprise, qui a honte de lui-même serait capable de se révolter contre ses bourreaux?… Même des soit disant intellectuels patriotes en sont arrivés à déclarer vouloir « changer de peuple » ou s’être « trompé de société » ! C’est dire le complexe d’infériorité qui justifie l’asservissement du peuple… Quant au « One, two, three, viva l’Algérie ! », tellement ridicule et prouvant une stupide mentalité néo-colonisée, il ajoute la saleté linguistique aux autres saletés du pays. Pas foutu de parler sa propre langue, avec l’imbécile prétexte de « s’ouvrir » aux langues du monde ! Alors qu’on est incapable de s’ouvrir à sa propre langue maternelle !… Pourtant, en Algérie, la nature est si belle dans sa riche variété, mais tellement enlaidie et réduite à une immense zoubia , physique et morale, par ceux qui ne méritent pas ce paradis terrestre. »
Curieusement, – mais est-ce vraiment curieux ? – quant Si Lhafidh est la proie de ce genre de très désolantes constatations, lui causant un très atroce malaise, il ne peut s’empêcher de chercher tous les motifs pour estimer, respecter et aimer le peuple dont il fait partie, comme il l’a toujours fait au sein de tous les peuples où il a vécu. Alors, il pense ainsi : « Un chien méprisé parce que maltraité, et maltraité parce que méprisé, celui qui ajouterait à ces infâmes méfaits son propre dédain, qu’est-il sinon un idiot qui n’a rien compris aux funestes et criminels mécanismes de l’humiliation doublée d’oppression ? Existe-t-il pire faute que celle de mépriser un peuple, sous prétexte qu’il est dominé, surtout quand cette faute a comme auteurs la caste de privilégiés qui prétendent détenir le savoir universel sur tout ?… Les jeunes et économiquement modestes Abane Ramdane, Larbi Ben Mhidi et leurs semblables ont montré la valeur de leur peuple. Hélas ! Vinrent les aventuriers presque incultes mais assoiffés de pouvoir qui, par la force des armes, de la terreur et de l’obscurantisme religieux ont voulu faire retomber ce peuple à l’état de nouveau colonisé, cette fois-ci par des charlatans autochtones qui se proclament légitimés par le combat mené par Abane Ramdane, Larbi Ben Mhidi et leurs compagnons. Il est vrai que comparer ces deux personnalités aux individus qui ont été les détenteurs du pouvoir d’État en Algérie, et ce depuis l’indépendance jusqu’aujourd’hui, – à l’unique exception d’un seul, Mohamed Boudiaf, lequel connut la fin qui fut la sienne -, c’est tout comprendre des saletés qui ont rendu le pays si laid, dans tous les domaines, sans aucune exception. »
Si Lhafidh veut mettre fin à ces pensées qu’il juge non constructives. « Désormais, se dit-il, assez critiquer, il faut proposer ! »
Il se lève et rejoint la douche. Là, il livre son corps nu, vieilli mais encore solide, à l’eau pour se laver non seulement la peau mais l’esprit des saletés qui l’ont troublé.

2. Enfants de la patrie

Tôt un matin, Karim entre à la boulangerie, en tenant un sac en main afin d’acheter du pain. Il est très surpris de trouver Akli derrière le comptoir, seul, totalement désespéré et les yeux baignés de larmes.
– Qu’y a-t-il donc ? lui demande Karim. Qu’est-il arrivé ?
Le boulanger, trop abattu, ne parvient pas à parler.
Karim insiste avec délicatesse :
– Akli ! S’il te plaît, dis-le moi !… Tu sais que je suis ton frère ! Allez, parle !
– Justement, parvient à balbutier le boulanger, il s’agit de mon frère cadet, Mohand.
– Que lui est-il arrivé ?
_ Il vient de me quitter.
– Quitter ?!… Pourquoi ?
– Je l’avais envoyé pour acheter une bouteille de gaz ; quelques minutes après, il est revenu tout rouge de colère et d’indignation. Sans rien me dire, il alla ouvrir la caisse, d’où il prit de l’argent.
Akli raconte le dialogue qui s’ensuivit.
– Je m’en vais ! déclara sèchement Mohand. Je retourne chez mes parents en Kabylie !
Totalement surpris, Akli demanda :
– Pourquoi ? Que s’est-il passé ?
Mohand ne répondit pas. Akli s’approcha tout près de lui, et insista avec gentillesse :
– Pourquoi ? Pourquoi ? Qu’est-il arrivé ?
– Ce qui devait arriver un jour ou l’autre, affirma Mohand avec rage.
– Quoi ?
Mohand demeura muet, bouillonnant encore de colère.
– Quoi ? le supplia le frère aîné, toujours avec prévenance… Mohand, mon frère ! Je te prie de te calmer un peu et de me dire ce qui t’est arrivé.
– Tu ne le devines pas ? objecta le frère cadet, encore rageur. Tu ne devines pas ?
– Non.
– Où sommes-nous ici ? relança Mohand.
– Comment ça « où sommes-nous ici » ?… Je ne comprends pas.
Mohand fut secoué par une violente expiration. Akli patienta. Quand l’autre parvint à maîtriser suffisamment son indignation, il raconta.
Dans la rue, déserte à ce moment là, Mohand fut abordé par un jeune intégriste islamiste, reconnaissable à son accoutrement. Ce dernier l’apostropha ainsi :
– Alors, Kabyle, quand retourneras-tu dans tes montagnes, parmi tes chèvres, dans ton pays ?
Mohand fut tellement choqué et indigné par cette insulte qu’il s’immobilisa, sans savoir quoi répliquer.
– Tu m’as entendu ? Tu as compris, Kabyle ?
Envahi de fureur, Mohand se précipita sur le provocateur. Une lutte féroce s’engagea, très violente, impitoyable, à coups de poing, à coups de pied. Les deux lutteurs étaient à peu près du même âge, de la même force physique.
Quelques hommes apparurent dans la rue, et intervinrent, en parvenant à séparer les deux combattants.
À la fin du récit de Mohand, son frère déclara :
– Tu as eu affaire uniquement avec un idiot, un provocateur ! Tu sais bien que les intégristes islamistes, notamment les plus jeunes, sont manipulés, ne savent pas ce qu’ils disent. Et que certains d’entre eux veulent nous chasser d’ici pour s’emparer de notre boulangerie.
– Je m’en fous de tout ça ! répliqua Mohand. Je veux retourner en Kabylie. Oui, c’est vrai, là est mon pays ! Et il faut en chasser tous les Arabes !
Akli conclut à Karim :
– Je n’ai pas réussi à le faire raisonner. Il partit.
– Quand ? veut savoir Karim.
– Voici une heure environ.
– Pour voyager comment : train, car ou taxi clandestin ?
– D’habitude, Mohand et moi prenons toujours le train, quand nous allons en Kabylie. C’est plus commode.
– Vite ! dit Karim. Allons-y !

Quelques minutes après, la voiture de Karim court dans la trafic.
Elle arrive à l’entrée de la gare, où elle stationne près du trottoir. Karim et Akli en sortent et courent vers le hall. Là, ils cherchent du regard Mohand, parmi les voyageurs.
Ne le trouvant pas, ils vont dans la salle d’attente : il n’y est pas.
– Peut-être, conseille Akli, il faut demander aux guichetiers s’ils lui ont vendu un billet .
Karim considère les deux longues files de voyageurs, devant deux guichets ouverts.
– Hum !… dit-il. J’espère qu’ils nous permettront de demander à l’employé, sans croire que nous voulons les précéder pour acheter des billets.
Karim s’approche de la première file :
– Pardonnez-moi ! Pardonnez-moi, s’il vous plaît, je désire uniquement demander une information au guichetier, savoir si le frère de mon ami (il indique Akli) est venu acheter un billet. Il a fui de la maison, et nous voulons le retrouver.
Après un bref instant de méfiance et de réflexion, les voyageurs consentent. Karim s’approche du guichetier, et lui pose la question, en décrivant le physique de Mohand.
– Je ne me souviens pas d’avoir vu un tel jeune homme.
Karim répète l’opération avec la deuxième file de voyageurs, puis avec le second guichetier. Résultat négatif. Cependant, l’employé de la gare suggère :
– Allez demander au bureau de police de faire un appel.
Et il indique un lieu situé dans le hall.
Quelques minutes après, l’appel est effectué… On attend… Personne ne se présente.
Abattus et tristes, Karim et Akli ne savent plus quoi faire. Ce dernier finit par murmurer :
– Peut-être que Mohand a soupçonné que je pouvais venir à la gare pour l’empêcher de partir, et, alors, il a préféré prendre un autre moyen de transport.
– Possible, dit Karim.
En sortant du hall de la gare, Karim s’apprête à ouvrir la porte de sa voiture quand, levant par hasard les yeux vers l’extrémité du mur de face de la gare, il s’écrie, avec joie :
– Mohand ! Il est là !
Akli regarde dans la direction indiquée, et voit son frère assis sur le trottoir, le dos courbé, le regard vers le bas.
Akli et Karim courent jusqu’à le rejoindre. En les voyant arriver, Mohand se lève d’un bond et les regarde, très surpris.
Une fois les trois réunis, Karim intervient, d’une voix très affectueuse :
– Mohand !…
L’interpellé le dévisage, troublé, méfiant. Karim n’en tient pas compte, et poursuit du même ton :
– Akli m’a dit ce qui s’est passé… Permets-tu que nous en parlons encore ?
Mohand considère Karim avec une expression résolue.
– Cela ne servira à rien, répond-il. Ma décision est déjà prise.
Akli préfère ne pas intervenir, sachant qu’auparavant il n’avait pas réussi à dissuader son frère de partir.
– Asseyons-nous, propose Karim.
Mohand demeure ferme, tout droit, tendu.
– As-tu déjà pris ton billet ? demanda Karim.
– Oui.
– Quand partira le train ?
– Dans quelques instants. J’attends son arrivée.
Karim et Akli s’échangent un bref regard. Karim reprend, en s’adressant à Mohand, toujours avec gentillesse :
– Alors, asseyons-nous ici, et parlons un peu, tu veux bien, Mohand ?
Ce dernier, l’air encore déterminé, dévisage Karim puis Akli, et finit par s’asseoir au bord du trottoir. Les deux autres font de même.
Karim considère un moment Mohand, pour savoir comment agir avec lui. L’examiné est un tout jeune adolescent au corps vigoureux, au beau visage, au regard franc, embelli par une jolie teinte verdâtre des prunelles. « Il a l’air intelligent, estime Karim. Et sensible. Dans ses yeux, je ne vois pas de haine, uniquement de la douleur, celle qui se manifeste quand la dignité est atteinte. »
Alors, Karim reprend :
– Puis-je mieux savoir le motif de ta décision, Mohand ?
– Ici, déclare ce dernier avec conviction, nous ne sommes pas chez nous.
– Comment ça « pas chez nous » ? demande Karim, étonné.
– La Kabylie est notre pays, ici, c’est le pays des Arabes… Excuse-moi de te le dire, mais c’est ainsi.
Karim reste étonné par cette affirmation, cependant il est touché par la délicatesse de la seconde phrase de Mohand. Karim réfléchit rapidement, et réplique :
– Allons, Mohand !… L’Algérie toute entière est ton pays, elle est celui de tous les Algériens, sans distinction aucune ! Nos grands-parents se sont battus pour elle, tous, sans exception… Je te dirai même plus : la planète entière est ton pays, notre pays à tous. Seuls les ignorants manipulés et les salopards pathologiques s’arrogent la propriété exclusive d’un morceau de terre, au détriment des autres.
– Je le croyais !… rétorque Mohand. Mais trop de choses sont venus montrer le contraire. Les massacres de jeunes Kabyles par la gendarmerie, en 2001, et tout le reste, m’a ouvert les yeux. Désormais, la seule solution est l’indépendance de la Kabylie. Chacun chez soi !… Et mon chez moi, c’est la Kabylie !
– Cependant, objecte Karim, avant cela, en octobre 1988, des jeunes furent également tués par des militaires, et ils étaient algérois. En Kabylie comme à Alger, la répression n’a pas assassiné des Kabyles, parce que kabyles, et des Algérois, parce que Arabes, mais des citoyens algériens qui dénonçaient la dictature, et voulaient la justice sociale, dans tout le pays.
Karim attend une réponse de Mohand ; celui-ci ne réagit pas.
Karim reprend, d’une voix toujours prévenante :
– Tu ne crois pas qu’en partant, tu tombes dans le piège des intégristes islamistes ? Que tu renonces toi-même à une partie de ta patrie, qui est l’Algérie toute entière ?
Mohand garde le silence. Karim poursuit :
– Dis-moi : y a-t-il plus de différence entre ce que certains appellent un Arabe et un Kabyle, ou entre un pauvre dont le travail est exploité et un riche qui en profite, que ces deux là soient ce qu’on appelle des Arabes ou des Kabyles ?
Mohand le fixe droit dans les yeux, sans répliquer. Karim continue :
– Si la pauvreté de mes conditions, ici, à Oran, m’oblige à aller ouvrir une boulangerie en Kabylie, laquelle serait bien appréciée par les habitants, serais-tu d’accord que j’abandonne ma boulangerie parce qu’un jeune Kabyle m’a insulté, en déclarant : « Eh, l’Arabe ! Retourne dans ton bled ! Ici, c’est pas ton pays » ?
Mohand, soudain troublé, baisse les yeux, sans répliquer. Karim poursuit :
– Tu sais pourquoi tu as été ainsi provoqué, non ?
Mohand reste immobile ; Karim précise :
– Parce que, dans notre quartier, certains veulent s’emparer de votre boulangerie, à toi et à Akli ; rien d’autre. Voilà la cause de cette histoire de Kabyles et d’Arabes. Une sordide histoire de sous, provoquée par des obsédés d’argent !… Faut-il tomber dans leur jeu ?
Mohand ne réplique rien, mais il semble secoué par l’argument. Karim évoque, alors, un autre thème :
– Tu sais que ton frère Akli est amoureux d’une fille de notre quartier, et qu’elle n’est pas kabyle. T’opposerais-tu à ce mariage parce que Akli est kabyle et la fille qui l’aime ne l’est pas ?
Mohand garde la tête vers le sol. Karim lui laisse le temps de méditer. Un instant après, il revient à la charge :
– Crois-tu que tes parents seraient contents de savoir que tu as abandonné ton frère Akli à Oran, uniquement parce qu’un jeune écervelé t’a interpellé comme il l’a fait ?
Mohand demeure rigide, sans réaction, cependant sa main droite s’agite nerveusement, se fermant et s’ouvrant tour à tour. Akli et Karim le notent et s’échangent un discret regard d’entente. Ils restent silencieux, attendant, espérant voir Mohand touché par les raisonnements de Karim, ainsi que par l’attitude très triste de Akli.
Brusquement, un sifflement de locomotive ébranle l’air. D’un bond, Mohand se lève. Akli et Karim l’imitent.
Mohand, silencieux, totalement fermé sur lui-même, le regard droit devant lui, se dirige résolument vers l’entrée de la gare.
Karim et Akli demeurent immobiles, en fixant Mohand qui s’éloigne.
Soudain, Akli s’écrie, la voix altérée de douleur :
– Mohand !
L’interpellé continue à s’éloigner, indifférent à l’appel désespéré.
– Mohand ! répète le frère aîné, d’un ton poignant… Mohand, mon frère !
Soudain, Mohand s’immobilise. Akli et Karim attendent, extrêmement tendus. Un autre long sifflet de la locomotive retentit.
Mohand se retourne d’un coup vers son frère et le regarde. Le visage de Akli est d’une infinie désolation, d’une pâleur effroyable, méconnaissable tant ses traits sont affreusement tirés ; des larmes perlent dans ses prunelles.
Brusquement, Mohand se précipite éperdument vers son frère aîné, et l’enlace de toute sa force, en le serrant contre lui, puis éclate en sanglots.
Quelques minutes après, la voiture de Karim s’arrête près du rideau fermé de la boulangerie. En sortant du véhicule, Karim, Akli et Mohand trouvent une longue file d’attente, composée d’hommes et de femmes ; ils accueillent avec soulagement et plaisir les nouveaux arrivés. Une des femmes lance joyeusement à Akli et Mohand :
– Nous avons lu l’annonce sur le rideau, nous informant de votre absence, cependant nous étions inquiets pour vous !
– Et pour notre pain ! lance d’un ton plaisantin un vieil homme, en se caressant le ventre proéminent.

A suivre …


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