Roman : « GRANDE TERRE, TOUR A » de Kadour Naïmi – partie V, chap.14

La Tribune Diplomatique Internationale publie ce roman

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       depuis  le 21 décembre

 

 

 

 

14. Noire étincelle

Une fin d’après-midi, après une journée chaude, le soleil est parti éclairer l’autre face de la planète.

Dans la crèche, Zahra discute avec une jeune mère dont la petite fille fréquente la crèche. C’est la gamine du policier de la circulation. Tandis que celle-ci dessine, avec des craies de diverses couleurs, une fleur au bas du mur, sa mère, toute contente, confie à Zahra :

– Ah ! Comme elle a bien changée, ma petite Houaria !… Elle était timide, renfermée sur elle-même, peureuse de tout, le visage crispé en permanence. Moi et son papa, nous n’avons jamais compris pourquoi. C’est notre premier enfant, nous l’aimons beaucoup, nous l’adorons !… Mais ce caractère de Houaria nous préoccupait tellement, sans savoir quoi faire. Nous avons, alors, pensé que, peut-être, elle s’est sentie abandonnée par nous, parce que tous les deux on travaille, et qu’on la laisse chez une nourrice, une personne  très âgée. Et puis, ayant découvert ta crèche, nous y avons mis Houaria. Petit à petit, son comportement a changé, il s’est amélioré. Alors, nous avons compris. Houaria était toute seule, à la maison, avec une femme. Elle manquait de relations avec des petits comme elle, de communication, de jeux, de rires. Et elle les a trouvés ici.

La femme s’adresse à sa fille :

– Allez ! Dis bonsoir à Zahra, et allons à la maison.

– Ah, non ! proteste la petite, je veux finir mon dessin.

La mère, un peu embarrassée, regarde Zahra. Cette dernière la tranquillise :

– Si tu n’es pas trop pressée, laisse-la terminer son dessin, question de quelques minutes. Elle est si contente de ce qu’elle fait.

Les deux femmes se mettent à regarder l’activité de Houaria. Un instant après, celle-ci brandit fièrement son chef-d’œuvre :

– Alors, elle est jolie, ma fleur ?

Zahra et la mère applaudissent chaleureusement. Houaria, toute contente, s’approche de Zahra. Les deux se donnent un baiser sur les deux joues. Puis :

– À demain ! dit Zahra.

– Je peux prendre ma fleur avec moi ? demande Houaria.

– Évidemment !

Quand la mère et la fille sont parties, Zahra commence à mettre de l’ordre dans la crèche. La sœur de Karim est sortie avec sa mère pour la quotidienne promenade dont a besoin cette dernière, afin de maintenir le bon état de son corps.

La porte de l’appartement s’ouvre, laissant apparaître Karim. À sa vue, Zahra tressaille de peur : le visage de son mari a la blancheur d’un cadavre, les yeux terreux.

Elle se précipite vers lui :

– Qu’y a-t-il ? Qu’est-il arrivé ?

Il la fixe du regard, sans parler. Zahra est envahie d’angoisse :

– S’il te plaît, parle ! Parle !

Rapidement, il lui prend les deux mains et les serre très fort. Puis, il murmure :

– Sois courageuse !… Très courageuse !… D’accord ?

– Oui ! Oui ! Je le serai ! Dis-moi vite !

– Ton papa.

– Qu’a-t-il fait ?

– Il est mort !

Zahra, totalement atterrée, parvient à demander :

– Mort ?!… Quand ? Comment ?

– Voilà environ deux heures. Je l’ai reconnu à la morgue de l’hôpital où on ramena le corps… Il traversait l’avenue, celle où se termine l’ensemble  des immeubles de notre quartier ; un camion l’a écrasé. Le chauffeur affirma que ton père s’est volontairement jeté sous les roues du camion, et des témoins sur place ont confirmé cette déclaration. L’un d’eux a même dit : « Quand nous avons couru pour le secourir, l’accidenté murmura : « Finalement, Dieu ne me tourmentera plus dans cette vie ! »

Zahra, écrasée par ce qu’elle vient d’entendre, se dirige vers un divan. Elle s’y affale, tête baissée, dos courbé, bras abandonnés.

Soudain, elle se relève vivement et fixe les yeux de son époux :

– Maman le sait-elle ou pas encore ? demande-t-elle.

– Pas encore, répond Karim. J’ai estimé t’en informer d’abord.

 

Quand les époux descendent à l’appartement du rez-de-chaussée, Zahra invite sa mère à s’asseoir. En voyant les expressions de visage de sa fille et de son gendre, la femme comprend : « Encore une mauvaise nouvelle ! » Stoïquement, elle dit :

– Non, je préfère rester debout. De quoi s’agit-il ?

L’hésitation de Zahra alarme fortement sa mère.

– Vite ! Vite ! supplie-t-elle, en commençant à trembler. Parle ! Parle !

En apprenant l’horrible tragédie, la veuve reste tout-à-fait pétrifiée, sans voix, les yeux hagards.

Karim revoit les rares rencontres avec Mouloud, le père de Zahra. Malgré le trop long et accablant chômage et le noir tunnel de l’alcoolisme, Mouloud conservait l’allure d’un bon ouvrier. Il portait toujours des vêtements de travail, un pantalon et une veste appelés « bleu de Shanghaï » : « Peut-être qu’à force de continuer à les porter, Dieu m’offrira un travail ! » avait-il dit, un jour, d’un ton partagé entre la plaisanterie et l’espoir. Cette phrase fut rapportée à Karim par un voisin, avec lequel il bavardait de temps à autre sur la place. Ce dernier ajouta :

– Pour moi, la mort de Miloud, ce n’est pas lui qui en est responsable, ni le chauffeur du camion !

– Qui, alors ? demanda Karim.

– Ceux qui, quelque soit l’endroit où ils se trouvent, dans le ciel ou sur terre, permettent que les Miloud soient réduits à des êtres inutiles, au point de les contraindre à mettre fin à leur damnation. Si Miloud avait pu trouver un travail convenable, si, encore mieux, il avait bénéficié d’une éducation qui lui aurait permis une occupation plus enrichissante, non pas seulement du point de vue financier mais surtout intellectuel et moral, aurait-il été l’auteur en même temps que la victime de l’enfer où il fut jeté et qui l’a tué ?

Quant à Zahra, elle pense à ce qui l’a toujours fortement impressionnée de la part de son père : le double aspect de son comportement. Doux comme un mouton, l’alcool le transformait en fauve féroce. La fille attribuait ce changement total à un fait. La douceur de son père n’était pas une résignation à son insupportable sort, mais uniquement un repli sous lequel bouillonnait une extrême révolte contre l’injustice dont il était victime. « Chez papa, se dit Zahra, derrière l’effroyable dégénérescence persistait un fond hors d’atteinte. Dans l’obscurité de son esprit, existait une étincelle. C’est elle qui l’a convaincu finalement de mettre fin à une existence indigne par la mort. Ce fut sa manière de se révolter, de retrouver sa dignité bafouée. »

Malheureusement, il dirigeait son indignation non pas contre les vrais coupables, mais contre les membres de sa famille. Un soir d’ivresse, il proféra ces terribles paroles à son épouse et à ses trois enfants : « Parfois, une idée surgit dans ma tête : vous égorger tous, puis trancher ensuite ma gorge, pour clore cette infernale existence de souffrance. » Puis, il alla s’affaler dans un coin obscur, et murmura, les yeux injectés de sang : « À   quoi sert-il de vivre quand les hommes nous maltraitent et Dieu reste sans réaction ?… Pourquoi attend-il que ces méchants meurent pour les punir ?… J’en suis arrivé à croire que Dieu est une invention de ces odieux méchants, pour nous faire supporter leurs cruautés. »

Bien que Zahra partagea l’opinion de son père, elle eut un frémissement d’angoisse à la pensée que Dieu n’existerait pas. « Que serait, alors, la signification de cette vie ? »

Zahra est interrompue dans ses pensées par sa mère. Elle murmure, d’une voix affligée et compatissante :

– C’est mieux pour lui : il a fini de souffrir.

Elle n’ajoute pas le désir surgi dans son esprit : « Dommage que je ne fus pas à sa place, sous le camion. » Cette idée la met très mal à l’aise. « Ah! Que je suis  affreusement égoïste !… J’ai oublié Zahra ! »

Elle baisse les yeux vers le sol, et demeure consternée. L’excès de souffrance empêche le soulagement par les larmes.

Karim contemple cette malheureuse veuve, symbole du martyr de tant de femmes. « Quand donc, s’interroge-t-il, viendra le jour où ces femmes sauront recouvrir leur dignité ? »

A suivre…


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