Roman : « GRANDE TERRE, TOUR A » de Kadour Naïmi – partie V, chap. 3-4

La Tribune Diplomatique Internationale publie ce roman

       quotidiennement en chapitres

       depuis  le 21 décembre

 

 

 

 

3. Ouverture de porte

 

À seize heures de l’après-midi, Karim va au « Paradis ». Son ami l’accueille avec l’habituelle chaleur, et le fait entrer.

– Du thé à la menthe ? propose Si Lhafidh.

– Oui, merci !… Il faudra qu’un jour je te fasse cadeau de deux sacs : l’un  de thé et l’autre de menthe !

– Ah ! Ah !… rit le vieillard. Pas la peine. Pour le thé, il ne coûte pas cher. Un voisin, Hmida, me le porte du Sahara où il travaille dans le pétrole. Quand à la menthe, je la prends gratuitement de mon jardin.

Il indique le petit balcon ensoleillé.

– Regarde !

Il se dirige vers son « jardin », suivi par Karim. Là se trouve aménagé un coin assez large, constitué de terre. Une partie est occupée par de la menthe. À coté, une poule, un coq et quelques poussins picorent, en se dandinant. Le vieil homme les indique :

– C’est mon magasin d’œufs. Et cette autre…

Il montre une jolie chèvre, au poil blond, au délicat museau, aux grands yeux noirs brillants.

– … c’est ma laiterie… Le modeste montant de ma retraite m’a donné de belles idées, comme tu vois, et même le luxe, puisque je m’alimente de produits biologiques !

Karim secoue la tête, en signe d’assentiment admiratif.

– J’essaierai, dit-il, de convaincre ma mère de t’imiter. Comme tu le sais, nous aussi, on ne roule pas sur l’or, mais on dispose d’un balcon, même plus grand que le tien.

– Allez ! Assieds-toi, invite Si Lhafidh. Le thé est dans le thermos. Il suffit d’ajouter la menthe fraîche dans les verres.

Pendant que le vieillard va dans la cuisine, Karim s’assoit et attend. Il en profite pour observer encore une fois le salon. Il aime sa belle simplicité, les étagères de livres. Sous l’effet de la belle lumière extérieure venant des larges fenêtres, la couleur blanche des murs crée une atmosphère douce et sereine. « Il a bien su se construire son « Paradis » ! se dit Karim… J’aimerai bien en avoir un semblable. J’espère que Zahra aimera. »

L’heureux bénéficiaire de ce lieu, modeste bien que très agréable, revient. Il pose la théière, deux verres et de la menthe sur la table. Puis, il s’assoit.

– Pour bien parler, déclare-t-il, il est utile d’irriguer nos méninges. Le thé à la menthe est une bonne médecine.

D’un geste lent et harmonieux, il remplit le verre de Karim, puis le sien. Ensuite, il lève son verre, Karim en fait de même ; les deux amis les entrechoquent doucement, et boivent quelques gorgées. Ils reposent les verres.

– Tu sais, Karim, que tu as de la chance ? lance Si Lhafidh avec une pointe d’humour.

– Ah ! réagit l’interpellé du même ton. Il faut bien que, de temps en temps, la chance atténue la rudesse de la vie. De quoi s’agit-il, cette fois ?

– Eh bien, pour parler encore de portes, l’une vient de s’ouvrir. Figure-toi qu’hier soir, je pensais à toi et au travail pour Zahra. Et, comme cela m’arrive parfois, quand je cherche une solution, j’ai promené mon regard sur mes livres, puis j’ai regardé la liste de ceux que j’ai conservés sur des disques durs, séparés de l’ordinateur. Et c’est justement parmi ces derniers que j’ai fini par lire un titre. Francisco Ferrer, tu connais ?

– Non.

– C’est le fondateur d’une école, la plus libre, la plus intelligente, la plus solidaire, bref la meilleure que je connaisse… Eh bien, quand j’ai lu le titre de son livre principal, « L’école moderne », une idée m’est venue. La voici : que dis-tu d’aider Zahra à créer une crèche pour enfants, dans l’esprit de l’école de Francisco Ferrer ?

Après un bref instant de surprise, Karim demande :

– Comment ?

– Je crois que tu as noté, comme moi, que notre quartier est rempli de petits enfants, les uns traînant dans la rue de manière dangereuse pour eux, d’autres se plaignant de rester à la maison seuls, parce que le père et la mère travaillent.

– Oui.

– Eh bien, comme disent les économistes, nous avons là une demande qui nécessite une offre : et c’est une crèche.

Karim réfléchit quelques secondes. Puis :

– Où la mettre, je veux dire le local ?

– J’y ai pensé, répond Si Lhafidh. Il faut appliquer deux principes, caractéristiques de la guerre populaire : compter sur ses propres forces, et transformer sa faiblesse en force.

– Comment ?

– La faiblesse de Zahra, explique le vieillard, est de manquer d’argent pour louer une lieu à utiliser comme crèche. Zahra ne peut pas, non plus, recourir à l’appartement de ses parents. Il reste le mien. Durant la journée, je peux mettre à disposition mon salon, et me cantonner, pour écrire, dans mon petit « jardin ».

Extrêmement touché, Karim réplique :

– Je te remercie infiniment pour cette proposition, mais je crois qu’il vaut mieux utiliser notre appartement, je veux dire celle de ma mère. D’une part, il est plus grand ; d’autre part, maman et ma sœur Zahia pourraient aider Zahra dans son travail.

– À toi, concède Si Lhafidh, de bien examiner ces deux solutions, puis de décider, bien entendu en consultant ta mère, ta sœur et Zahra.

 

4. Joie

 

En retournant chez lui, Karim trouve sa mère et sa sœur occupées à savourer du café au lait, avec un gâteau confectionné par la mère. L’atmosphère est détendue. Zahia, en particulier, n’a pas son ordinaire visage tendu et inquiet.

Karim s’assoit près d’elles et engage la discussion, avec un sourire pour les rassurer.

– Maman ! Ma sœur Zahia !… J’ai une proposition à vous faire. Êtes-vous prêtes à l’entendre ?

Elles le dévisagent avec une gentille curiosité.

– Parle ! l’invite la mère.

Après leur avoir exposé l’idée de la crèche, il conclut :

– Cela nous portera de la joie, à vous deux donnera l’occasion de remplir les moments libres de votre journée, et si l’activité le permet, vous aurez, comme cerise sur le gâteau,  un peu d’argent pour améliorer la vie.

« Aïe !… s’alarme Karim. J’espère que l’expression « moments libres » ne choquera pas Zahia ; elle les consacre entièrement à la prière ou à la lecture du Coran. »

La mère rit, puis déclare :

– Oh ! Pour la cerise, il me suffit que ton épouse fasse un bon travail, qui lui permet de gagner un peu d’argent.

– Je suis d’accord avec maman, déclare Zahia d’un ton sincère.

La mère ajoute, toute amusée :

-Alors, à mon âge, tu veux me faire jouer le rôle de maman ?

– Eh oui ! Tu as toujours été une adorable maman. Je sais que tu aimes tellement les enfants. Et toi, Zahia ?

Karim et sa mère tournent le regard vers elle.

– Moi, aussi, j’aime les enfants, dit-elle d’un ton sincère. J’aurais bien désiré en avoir, mais Dieu ne l’a pas écrit.

La réponse soulage, bien qu’elle soulève une inquiétude chez le frère : « Zahia est mentalement malade. Oui, tant qu’elle prend ses médicaments, son comportement est très doux, très collaboratif. Mais si, un jour, elle cesse de les prendre ? »

En effet, plusieurs fois, Zahia a cessé de se soigner, dans l’espoir de maintenir un comportement normal sans les pilules prescrites. Son intention était louable : « Je ne veux pas devenir dépendante, déclarait-t-elle ; j’essaie donc de voir si je peux me passer de médicaments. » Hélas ! À chaque tentative, après un ou deux mois environ, elle manifestait une agressivité très violente, sans motif apparent et crédible. On comprenait, alors, la cause : l’abstention de médicaments. Très pénible moment. « Je ne suis pas malade ! hurlait-elle, les yeux injectés de sang. C’est vous tous qui êtes malades, et le psychiatre le premier !… J’ai compris qui il est ! Ma voix me le dit : c’est Chaïtane[1] ! Et vous tous, vous êtes des kouffârs[2] ! Voilà pourquoi vous m’accusez d’être malade ! »

Dans cette situation, il ne restait malheureusement plus que le recours à la force : saisir l’infortunée et l’emmener à l’hôpital psychiatrique. Mais là, elle se trouvait jetée avec les pires malades mentaux, dans une salle commune, où les femmes criaient, bavaient, hurlaient, menaçaient, vomissaient, déjectaient, s’agressaient, jour et nuit.

Ne supportant plus ce cauchemar, Zahia nous suppliait, le visage inondé de larmes, de la faire sortir, et promettait de prendre régulièrement ses médicaments. Elle retournait au logis, jusqu’à une autre crise.

Cependant, depuis une année environ, Zahia se comporte de manière paisible et affectueuse, signe qu’elle respecte la prescription médicale. Karim connaît le caractère réel de sa sœur, avant de devenir la proie de la funeste maladie :  Zahia fut toujours une jeune fille d’une sérénité et d’une bonté remarquables. Aussi, le frère estime, animé par son optimisme : « Il est possible que la présence et les soins donnés à de petits enfants aideront Zahia à mieux se comporter, notamment à se délivrer de la dangereuse obsession perpétuelle : les excessives prières et lectures coraniques. »

Karim veut s’en assurer.

– Tu es donc d’accord, demande-t-il avec délicatesse à sa sœur, de réaliser ce projet ici, chez nous, dans notre appartement ?

– Oui ! répond-elle, d’un ton convaincu et ému. Quand cela débutera et comment ?

– Eh bien, le plus tôt possible. Car Zahra a perdu son travail ; il lui faut donc un autre pour nourrir ce qui lui reste de sa pauvre famille : son père, sa mère et elle-même.

– Alors, intervient la mère de Karim contente, vous avez décidé de vous marier ?

– Oui, maman, le plus tôt possible.

– Ah ! J’en suis très heureuse ! Finalement, tu auras une épouse ; moi, j’aurais des petits-enfants, et ta sœur, des petites nièces et des petits neveux. Les enfants sont la joie de la maison !… Jusque-là, j’avais tellement peur de te voir quitter le pays, toi aussi, comme ton autre sœur et tant d’autres.

Karim tourne le regard vers Zahia. Elle le contemple avec une discrète satisfaction, qui redonne à son visage un peu de sa charmante beauté passée.

– Merci d’accepter ! lui dit-il.

– Merci à toi, répond Zahia, de nous apporter de la joie dans la famille.

– Merci à toi aussi, maman ! ajoute Karim.

– Moi, aussi, je dois te remercier, réplique cette dernière. Tu vas me faire rajeunir ! Et vois cela !

Elle lui indique le gâteau posé sur la table :

– Dieu a bien organisé les choses : sans connaître ta bonne nouvelle, il m’a inspiré à préparer cette tarte. Elle fêtera le projet.

– As-tu déjà parlé du projet de crèche à Zahra ? s’inquiète la mère en s’adressant à son fils.

– Pas encore. Je voulais d’abord entendre votre avis.

– Elle a l’air d’être une brave fille, intervient Zahia, d’une voix douce. Et intelligente. En plus, Dieu l’a honorée d’une appréciable beauté. Quand je la rencontre dans le couloir ou dans un magasin, elle me salue toujours avec une très belle politesse. J’espère qu’elle sera d’accord pour le projet. Prions Dieu pour le voir réalisé !

A suivre …


[1]     Satan.

[2]     Mécréants.


 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *